A partir de quel niveau de connaissance (de quel rapport bénéfice-risque), un dépistage généralisé doit-il s’imposer ? La question, difficile, est aujourd’hui soulevée en France avec la drépanocytose, cette maladie génétique monogénique la plus répandue dans le monde,1 affectant plus de cinq millions de personnes. Elle est particulièrement fréquente dans les populations d’origine antillaise, africaine et méditerranéenne mais elle est également présente en Inde et en Amérique du Sud, notamment au Brésil.
En France, on recense environ un cas sur 3000 naissances avec des variations importantes d’une région à l’autre (de 1 sur 16 000 à Lille ; 1 sur 550 à Saint-Denis en région parisienne). Les cas sont le plus souvent diagnostiqués au sein de la communauté africaine ou antillaise. En Afrique noire, la prévalence peut atteindre une naissance sur 30 et, aux Antilles, une sur 280. Une forte prévalence est aussi observée dans les zones étant (ou ayant été) impaludées, cette anomalie génétique offrant une protection contre le neuropaludisme.
On sait que la drépanocytose est la conséquence de la mutation du gène codant la bêta-globine, l’une des chaînes de l’hémoglobine. En raison de cette mutation (transmission autosomique récessive), l’hémoglobine (alors dite « hémoglobine S » pour sickle – « faucille » en anglais) a tendance à polymériser lorsque la concentration d’oxygène dans le sang est faible. Grâce à la présence d’hémoglobine fœtale, la maladie ne se manifeste pas avant l’âge de 3 mois. Les manifestations cliniques sont très variables d’une personne (et d’un moment) à l’autre. Outre les anémies et les infections bactériennes, des accidents ischémiques vaso-occlusifs (AVO) peuvent se manifester par des ischémies focales (et parfois des infarctus) hyperalgiques lorsqu’elles se situent dans les muscles et les os.
Lorsqu’il est possible, le diagnostic prénatal, après conseil génétique, peut être pratiqué sur prélèvement de villosités choriales ou de liquide amniotique, par analyse moléculaire. Idéalement la prise en charge doit intégrer, dès la naissance, la prévention des infections, de la douleur et des complications éventuelles. Sans oublier la dimension sociale et psycho-éducationnelle, au sein de centres multidisciplinaires dotés de soins intensifs (accès sans délai à la transfusion sanguine).
En pratique, le dépistage néonatal de la maladie constitue un élément essentiel de la politique de santé publique qui peut être conduite en faveur des enfants atteints de syndrome drépanocytaire majeur. Ce dépistage permet en effet d’informer les parents et de mettre en place, dès les premières semaines de vie, les mesures préventives vis-à-vis des complications aiguës. En France, le dépistage néonatal de cette maladie a été mis en place dès 1985 dans la population générale des départements et les territoires d’outre-mer. Puis, dix ans plus tard, il a été introduit en France métropolitaine, mais restreint « aux nouveau-nés à risque » et ce pour des raisons de rapport coût-efficacité.
Quel bilan tirer ? « En France métropolitaine, au cours de la période 2011-2016, entre 305 et 397 nouveau-nés (en moyenne 315) ont été dépistés chaque année, atteints d’un syndrome drépanocytaire majeur, résument un groupe de spécialistes dans les colonnes de la revue Médecine/Sciences.2 Pendant cette même période, en moyenne 7624 nouveau-nés (entre 7051 et 8172) ont été dépistés, également chaque année, comme étant porteurs du trait AS (hétérozygote pour la mutation S) et AC (hétérozygote pour la mutation C). Etant exposés au même risque génétique de donner naissance à un enfant atteint d’un syndrome drépanocytaire majeur, les porteurs des traits AS et AC sont regroupés dans une même catégorie. Dans la région Ile-de-France, au cours de l’année 2016, sur une population de 179 602 nouveau-nés, 132 115 enfants (soit 73,56 % de la population) ont été considérés à risque pour la drépanocytose – et ont été testés. 218 nouveau-nés ont été dépistés comme ayant un syndrome drépanocytaire majeur et 5572 comme étant porteurs du trait AS/AC. »
Le dépistage néonatal de la maladie constitue un élément essentiel de la politique de santé publique
Considérant d’une part, ce pourcentage proche de 75 %, et, d’autre part, le risque de laisser échapper au dépistage des enfants malades, ces spécialistes estiment aujourd’hui que la question se pose « de la pertinence du ciblage ». C’est la raison pour laquelle, en collaboration avec l’Association française pour le dépistage et la prévention des handicaps de l’enfant (AFPDPHE), sous l’égide de la Caisse nationale française d’assurance-maladie des travailleurs et des salariés (CNAMTS) et de la Direction générale française de la santé (DGS), une étude prospective a été réalisée sur l’ensemble de la population des nouveau-nés. L’objectif de cette étude était de vérifier si la méthode de ciblage en période néonatale permettait le dépistage de tous les enfants atteints de syndrome drépanocytaire majeur.
C’est ainsi que pour la période allant du 15 février au 31 mai 2017, tous les nouveau-nés de la région Ile-de-France ont été dépistés pour la drépanocytose – et ce selon les procédures en vigueur mises en place par l’AFPDPHE. En pratique, dans les 72 heures postpartum, infirmières et sages-femmes ont apposé une goutte de sang à la surface d’un papier buvard réservé à cet effet et une étude de l’hémoglobine par chromatographie liquide haute performance a été réalisée à des fins de dépistage de première intention. En cas de détection d’une hémoglobine anormale, une technique de seconde intention (l’isoélectrofocalisation) était pratiquée afin de préciser la nature de l’anomalie détectée.
Pendant cette période, 48 143 nouveau-nés ont été testés : 31 405 enfants correspondant à la population des nouveau-nés « ciblés » et 16 778 correspondant à la population des nouveau-nés « non ciblés ». Dans la population « ciblée », 61 enfants atteints d’un syndrome drépanocytaire majeur ont pu être dépistés avec les méthodes employées et 1588 nouveau-nés porteurs du trait AS/AC ont été identifiés. Dans la population « non ciblée », cinq malades atteints eux aussi d’un syndrome drépanocytaire majeur ont été dépistés ainsi que 155 nouveau-nés porteurs du trait AS/AC. Les cinq malades ont été adressés au centre de référence pour leur prise en charge.
« Le dépistage ciblé de la drépanocytose ainsi effectué dans la région parisienne durant la période de février à mai 2017 s’est révélé inadapté car cinq nouveau-nés de la population non ciblée ont été dépistés dans le cadre de cette étude et identifiés atteints d’un syndrome drépanocytaire majeur (soit 7,5 %), résument les auteurs. Plusieurs raisons peuvent expliquer ces défaillances du dépistage : d’une part, la mixité de la population francilienne, qui rend le ciblage complexe de par la difficulté d’identifier les sujets à risque et d’autre part, l’imprécision des réponses des couples potentiellement à risque, interrogés sur leurs origines géographiques. »
Ces mêmes auteurs ajoutent que la formation des professionnels de santé à l’identification des personnes concernées est également difficile. Il faut ici compter avec le manque de temps de ces personnels (temps nécessaire pour préciser l’origine géographique des parents) ainsi qu’avec leurs hésitations à poser ces questions.
« Ces problématiques, déjà rapportées au Royaume-Uni, peuvent ainsi expliquer que plus de 20 % des réponses des parents soient absentes ou erronées, ajoutent les auteurs. Du point de vue économique, en 2016, en Ile-de-France, le coût du dépistage des 132 115 nouveau-nés ciblés a été de 388 K€. S’il avait été effectué, le dépistage des 47 493 nouveau-nés non ciblés aurait coûté 140 K€ de plus. » Selon eux, ces résultats plaident désormais en faveur de la généralisation, en France, du dépistage néonatal de la drépanocytose, comme cela se pratique dans tous les pays qui l’ont mis en place (Etats-Unis, Royaume-Uni, Belgique, etc.). Et ce d’autant plus que viennent d’être annoncés3 les premiers succès de la thérapie génique contre cette maladie.