Les HUG ont initié leur dernier plan stratégique en consultant largement les collaborateurs et les patients. Neuf axes principaux ont été alors définis comme prioritaires pour l’avenir de l’institution, constituant les projets Vision 20/20. Le projet intitulé « Plus de temps pour les patients » vise à optimiser le temps de présence avec les patients et les proches, à augmenter l’implication du patient dans sa prise en charge et à améliorer la communication entre les soignants et les patients, ainsi que la collaboration interdisciplinaire en gardant le patient au cœur de la démarche. Ces objectifs nécessitent la redéfinition de l’organisation des tâches médico-soignantes avec une forte implication des acteurs de terrain, et la simplification des processus cliniques et administratifs.
Le milieu hospitalier est constitué d’un réseau interprofessionnel complexe, en constante évolution. De nombreux projets d’amélioration de la qualité des soins ont vu le jour aux HUG au fil des années. Menés par des acteurs souvent isolés, ils nécessitent d’importantes ressources et efforts individuels. Leur succès est toutefois très variable en terme de développement, d’implémentation, mais surtout en terme de pérennisation : chacun s’accorde à dire qu’il est difficile de réaliser des changements tangibles dans la durée.1
Plusieurs projets Vision 20/20 des HUG sont nés de ces constats, ainsi que des insatisfactions exprimées à la fois par les patients et les collaborateurs. L’objectif de cet article est d’illustrer un projet particulier – intitulé « Plus de Temps pour les Patients (PTP) » – qui a été conçu pour gérer le changement en mettant le patient au centre des priorités, et en impliquant toutes les professions gravitant autour de sa prise en charge.2
Un des principaux fondements de la démarche d’amélioration des processus organisationnels utilisant les outils du Lean management et du Design thinking3-6 est l’observation directe de ces processus par un groupe projet interdisciplinaire issu des acteurs de terrain : médecins, infirmier(e)s, aides soignant(e)s, physiothérapeute, secrétaires, et autres collaborateurs. En observant des collègues à l’œuvre dans le travail au cœur des unités de soins, l’équipe-projet a l’opportunité d’identifier des difficultés concrètes, et de dégager des axes et des priorités d’amélioration. Cette étape d’observation se nomme Gemba (en japonais) : « le lieu où se déroule l’action ». L’encadré 1 résume un exemple de situation vécue lors d’un des Gemba réalisés dans nos unités de soins.3
Encadré 1
Il est 9h00 du matin. Stéphane, infirmier, se prépare pour la visite médico-soignante. Depuis 7h00, il a pu voir tous ses patients, et espère prendre une pause avant d’entamer la visite. Claude sa collègue, l’interpelle dans le couloir. En retard dans la distribution des médicaments, elle lui demande d’aller reposer la voie veineuse de M. Schmid. Leur troisième collègue, Karine est malheureusement occupée dans une chambre d’isolement. « En 5 minutes, je dois pouvoir y arriver » répond Stéphane, « de toute façon les internes n’arrivent jamais à l’heure ».
Stéphane prépare rapidement son matériel dans la salle de soins. Ne trouvant pas de chariot disponible, il se rend dans le local de rangement. Dans le couloir, et est à nouveau interpellé par Sylvain, le brancardier qui annonce devoir transporter Mme R. pour un IRM. Il est pressé en raison de nombreux transports à réaliser.
Stéphane l’accompagne donc auprès de Mme R., qui est surprise et interrompue dans sa toilette. Elle n’attendait pas le transporteur ce matin. Elle est par ailleurs équipée d’une pompe à perfusion devant être débranchée le temps de l’examen. N’ayant pas le matériel à disposition avec lui, Stéphane doit retourner dans la salle de soins. De retour dans la chambre, Sylvain lui signale que la bouteille d’oxygène nécessaire au transport est presque vide. Stéphane ressort donc pour chercher une bouteille de remplacement.
Après le départ de Mme R., Stéphane retourne dans la salle de soins, toujours à la recherche de son chariot. « Ouf l’interne n’a pas l’air d’être là ! ». Mais le téléphone sonne. C’est le laboratoire : un prélèvement est hémolysé, il faut repiquer un patient en urgence et refaire une demande informatisée de prise de sang. Stéphane s’identifie dans le système informatique, refait la demande, puis décide de déléguer la prise de sang à Karine, dont il ignore la localisation et la disponibilité. En partant à sa recherche, il tombe sur le médecin interne de l’unité qui le cherche depuis 10 minutes. L’interne est mécontent. Il aimerait « pour une fois », commencer sa visite à l’heure. Stéphane lui demande d’attendre quelques minutes, le temps de trouver Karine et de reposer la voie veineuse. Le médecin décide de commencer la visite sans lui.
Lorsque Stéphane le rejoint au chevet du patient suivant, M. D., il retrouve le médecin en pleine conversation téléphonique avec un consultant. Le patient et Stéphane l’attendent patiemment pendant une dizaine de minutes, avant que l’échange ne reprenne.
L’ancrage dans la réalité du quotidien est l’atout principal de l’approche Gemba. Nos équipes interdisciplinaires observent les processus et dessinent les déplacements à coup de longs spaghettis sur des plans de l’unité de soins, mettant en évidence les manques d’efficience (figure 1A). Nous comptabilisons les sonnettes ainsi que la fréquence et la nature des interruptions. Nous nous postons dans les bureaux infirmiers, afin de voir qui y entre et dans quel but. Mais surtout, nous mesurons le temps effectif de présence des professionnels auprès des patients,7 et observons la nature des échanges. Nous discutons avec les patients pour vérifier leur compréhension des informations reçues, pour identifier leurs perspectives et leurs besoins.
La finalité de ce travail est de privilégier des interventions ayant une réelle plus-value pour les patients et les collaborateurs, de fluidifier les interactions, d’améliorer la communication et la satisfaction, et de limiter les gaspillages en temps, énergie, documentation et matériel.
A la fin du Gemba, l’équipe interdisciplinaire des collaborateurs compile, analyse, et classe les observations (figure 1B). Nous arrivons ainsi à un diagnostic commun du fonctionnement de chaque unité, et dégageons avec eux les axes de travail et les priorités de mise en œuvre.4 A cette étape ne sont retenues que des améliorations pouvant être menées dans le périmètre de l’unité et dans le champ de compétences des différents participants, après consultation et validation par la hiérarchie.
Le tableau 1 résume ainsi les priorités identifiées par le Service de Médecine Interne Générale des HUG dans le cadre du projet « Plus de Temps pour les Patients ».
Une fois les axes de travail définis, l’équipe des collaborateurs crée un portefeuille de solutions qui peut prendre plusieurs formes : création de novo, adaptation de solutions ou d’outils préexistants au sein de l’institution ou importation d’une idée ou d’un processus ayant déjà fait ses preuves dans d’autres institutions à fonctionnement similaire.8,9
Dans le cadre du projet « Plus de Temps pour les Patients », nous avons utilisé les stratégies du Lean management hospitalier.3-6 Notamment avec l’aide d’experts de cette méthodologie,10 nous avons questionné nos habitudes de fonctionnement afin de :
Le caractère interdisciplinaire de l’équipe médico-soignante prend alors tout son sens, permettant à l’ensemble des professions gravitant autour du patient de travailler à des objectifs communs. Il s’agit aussi de faire évoluer les professionnels dans le tiers supérieur de leurs compétences. Des prototypes de solutions sont créés puis testés dans l’unité, et améliorés de façon itérative pour répondre au mieux aux besoins.3,4,8
Les exemples cités ci-dessous sont issus de l’expérience aux HUG, en l’occurrence dans le Service de Médecine Interne Générale. A noter que le projet « Plus de Temps pour les Patients » a également été réalisé dans le service de neurochirurgie et le service de réadaptation médicale, et est actuellement en déploiement dans les autres services hospitaliers.2
Sur le plan organisationnel, nous avons implémenté la technique du « Huddle ».11,12 Il s’agit d’un format de réunions courtes (5 à 7 minutes), bien maitrisé, où toute l’équipe interdisciplinaire de l’unité se retrouve devant un tableau qui structure les interactions (figure 2). Elles ont lieu deux fois par jour – à 9h15 et à 14h00 – afin de permettre le partage d’informations, l’ajustement des priorités et les réponses aux imprévus survenus dans l’unité. Le soignant animant le Huddle présente tous les collaborateurs, des médecins aux secrétaires et agents de propreté, permettant à chacun de mieux se connaître et de mieux fonctionner au quotidien. Les flux des entrées et sorties sont rappelés, et la charge de travail partagée dans des zones de soins ou médecins et infirmier(e)s fonctionnent en binôme.
En plus du tableau de Huddle, plusieurs autres outils visuels ont été déployés dans les unités, dont notamment le tableau patient (figure 3). Ce dernier figure en grand format au pied du lit de chaque patient et sert d’outil de communication, notamment quant aux noms des collaborateurs qui s’occupent de lui, des informations quant à son alimentation et sa mobilisation, mais aussi l’agenda des examens et interventions de la journée et la date de sortie anticipée. Dans l’exemple d’une observation Gemba décrite dans l’encadré 1, un tel tableau aurait permis à Mme R. de ne pas être surprise de voir venir un transporteur pour l’IRM en pleine toilette, et d’y être ainsi préparée.
L’attention s’est également portée sur la visite médico-soignante, considérée comme le moment privilégié d’interdisciplinarité en médecine interne. L’accent a été mis sur la protection du temps patient, une simplification de l’organisation, et le développement d’outils d’aide à la communication entre médecin, patient et soignant. Nous décrivons ci-dessous brièvement les ingrédients de cette visite, qui sont également illustrés dans une courte vidéo en libre accès online : https://youtu.be/v6k3QfSRcko.13
Dès la fin du Huddle de 9h15, la priorité est mise à la création d’une bulle protégeant les interactions avec le patient. Les médecins dévient leur téléphone portable à la secrétaire de l’unité, qui se déplace, le temps de la visite, dans le bureau des internes. Elle centralise les messages, et n’interrompra la visite qu’en cas d’urgence.
Le binôme infirmier-médecin engagé dans la visite est également protégé par un soignant clairement identifiable par tous, qui effectue toutes les tâches parallèles au temps de visite (répondre au téléphone de l’unité, accueil des intervenants extérieurs, entrées et transferts, etc.). Dans l’exemple d’une observation Gemba décrite dans l’encadré 1, l’ensemble de ces mesures auraient permis à l’infirmier et l’interne de débuter leur visite à l’heure, et de ne plus être interrompus par des tâches, sollicitations, ou téléphones non-urgents.
La visite est ensuite organisée conjointement, selon des critères de priorité déterminés, par exemple en commençant par les patients instables, puis les patients sortants. Les patients sont ensuite vus en trois temps : check-in, temps patient et check out :
A noter que la visite garde son objectif d’enseignement, mais de façon structurée, soit en impliquant le patient en chambre, soit dans la phase de check-out.
Après la visite, l’interne se rend auprès de la secrétaire, récupère ses messages et lui délègue les tâches administratives ou organisationnelles. Les équipes soignantes se retrouvent à leur point de coordination pour échanger sur la visite et organiser la suite de la journée.
Quotidiennement, la satisfaction du patient et son implication dans ses soins sont évalués par quatre questions posées par les aides-soignants, selon une iconographie intuitive (figure 5). Trois de ces questions nous viennent d’une échelle validée (outils CollaboRATE),14,15 permettant d’évaluer la décision médicale partagée,16,17 et un ajustement en temps réel aux besoins de chaque patient.18,19 D’autre part, les résultats globaux sont présentés lors du Huddle de 14h00 et l’équipe désigne la personne la plus compétente pour répondre à des problèmes rapportés. Un patient insatisfait est systématiquement revu par un membre de l’équipe.
Les actions ou modifications entreprises doivent répondre à un objectif ou à un besoin défini. L’ensemble des solutions constitue un système de fonctionnement où les composantes sont interdépendantes. Le déploiement dans l’unité de toutes les solutions s’effectue donc simultanément, le même jour. Les professionnels sont formés au préalable, puis encadrés par les membres de l’équipe projet. Les standards établis sont les piliers de référence de la nouvelle organisation, et chacun est responsable de leur application.20,21
Après le go-live, la nouvelle organisation est réévaluée régulièrement, et un processus d’amélioration continue s’établit, intitulé Kaizen.3,8 Ce mot japonais est l’union des deux idéogrammes kai (changement) et zen (meilleur), illustrant un état d’esprit centré sur l’implication de tous les acteurs autour de mesures concrètes d’amélioration. Les collaborateurs participent à des réunions bimensuelles où ils sont invités à proposer des améliorations du système, à décider de la pertinence de créer un prototype ou de tester une idée. Si l’évaluation est concluante, les standards sont modifiés. Les professionnels sont responsabilisés, ils ont la capacité d’influencer leur quotidien par des actions concrètes. La notion d’équipe est renforcée.
La réorganisation des unités de soins des HUG s’inscrit dans le projet stratégique « Plus de temps pour les patients ».2 Grâce à une collaboration interdisciplinaire inédite jusqu’alors, le fonctionnement des unités s’est profondément transformé vers une plus grande cohésion des équipes. Le temps patient est considérablement augmenté (environ 25 à 50 % de plus chez les soignants) et surtout perçu par tous comme de meilleure qualité. Les équipes médico-soignantes rapportent une diminution des interruptions permettant une meilleure continuité des soins.
Ces changements sont également ressentis par les patients qui rapportent un haut taux de satisfaction et d’implication (96 % de scores élevés sur l’échelle CollaboRATE),14,15,18,19 accompagnés de nombreux témoignages et retours positifs sur les outils utilisés (par exemple, tableau patient, plan de prise en charge) ainsi que l’accueil et l’écoute dans les unités (Encadré 2).
Encadré 2
* Interview reproduite avec la permission du journal Pulsation – André Koller « Vous sentez-vous écouté ? » Pulsation, n° 6, Juillet-Septembre 2018 (https://pulsations.hug-ge.ch/article/vous-sentez-vous-ecoute).
« On est des invités !»
«Si je vois la différence ? Oh oui ! L’hôpital, il y a 50 ans, c’était autre chose… Certains docteurs étaient de grands seigneurs, d’une froideur extrême. Nous devions nous battre pour être entendus », se souvient Céline (nom d’emprunt) une Genevoise de 83 ans qui a connu l’univers hospitalier dans sa jeunesse en raison d’une malformation cardiaque.
« Je suis sidérée par le changement. On n’est plus des patients, mais des invités ! Je reçois des explications. Je suis écoutée. On m’associe aux décisions, j’ai refusé deux ou trois petites choses, comme des massages. A mon âge, vous savez… Par ailleurs, je trouve qu’il y a une remarquable cohérence dans la prise en charge, malgré le roulement des équipes. Et une belle entente entre les médecins et les infirmières. Les gens sourient. Ils ont l’air heureux de travailler ici.»
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
▪ Les projets d’amélioration de la qualité des soins sont non seulement difficiles à mettre en œuvre pour obtenir des résultats tangibles, mais aussi difficiles à pérenniser.
▪ Les outils du lean management et du design thinking offrent des pistes encourageantes d’amélioration, en impliquant d’emblée les équipes médico-soignantes et autres acteurs de terrain.
▪ A partir d’observation directe des processus de soins, les équipes médico-soignantes développent elles-mêmes, adaptent et testent un ensemble de mesures concrètes pour la réorganisation de leur travail, dans une approche centrée sur les besoins des patients.
▪ Cette approche est en déploiement aux hug dans le cadre du projet institutionnel « plus de temps pour les patients ».
▪ Les résultats initiaux montrent une meilleure collaboration interdisciplinaire, une diminution des interruptions, une meilleure continuité des soins, et une haute satisfaction et implication des patients dans leurs soins.
The University Hospitals of Geneva initiated their latest strategic plan by consulting widely with employees and patients. Nine main avenues were defined as priority projects for the institution. The project « More time for patients » aims at simplifying clinical and administrative processes using tools from Lean management and Design Thinking. Its objectives are to redefine the organization of the healthcare-related tasks in order to optimize the time spent with patients and relatives, increase patients’ involvement and shared decision making, and improve both the communication with patients, as well as the interdisciplinary collaboration, with patients always at the heart of care.