Depuis une vingtaine d’années, les institutions de formation médicale nord-américaines, notamment les écoles de médecine, mettent un accent particulier sur la question du « professionnalisme » et les façons de former les futurs médecins comme « professionnels ».1 La notion de professionnalisme renvoie à celle de profession, un terme qui, dans les pays anglo-saxons, n’a pas tout à fait la même signification qu’en français. En anglais, une profession se distingue d’un métier (occupation), c’est-à-dire que tous les métiers ne sont pas des professions. Les professions se caractérisent par un niveau de savoir et de formation, des compétences propres, une large autonomie d’organisation et d’exercice et un certain monopole sur le marché. Les architectes, les ingénieurs, les avocats sont ainsi des exemples de « professionnels », mais c’est souvent la médecine qui est considérée comme l’exemple typique d’une profession. On attend en principe des professionnels qu’ils adoptent certaines normes de conduite, respectant les principes de leur profession.
La Faculté de médecine de l’Université McGill à Montréal a été parmi les premières à mettre en place un dispositif spécifiquement dédié aux enjeux du professionnalisme.2 L’originalité de la démarche à McGill a été d’envisager le professionnalisme comme l’un des deux aspects du physicianship, que l’on pourrait maladroitement traduire par « médecineté ». La « médecineté » que les étudiants doivent acquérir est pensée à McGill comme fondée sur deux aspects, le soin (healer role) et le professionnalisme (professional role). Le physicianship implique ainsi que la formation médicale soit envisagée comme une transformation identitaire dans le sens du développement d’une identité professionnelle. De façon générale, les expériences pédagogiques de transmission du professionnalisme, mais aussi la mise en évidence des difficultés auxquelles les étudiants et jeunes médecins sont confrontés dans leur trajectoire (qui peuvent, dans les cas graves, aboutir à des problèmes tels que burn-out, dépendances ou suicide), ont contribué à un intérêt croissant pour la question de la formation de l’identité professionnelle (professional identity formation) chez les jeunes médecins, redéfinie parfois comme un objectif d’enseignement.
Le programme, qui existe depuis 2005, inclut un nombre limité d’enseignements ex cathedra et s’appuie surtout sur un travail en groupes appelés physician apprenticeship groups (PA groups). Tous les étudiants sont répartis en groupes de six, encadrés par deux étudiants aînés et un médecin reconnu pour ses qualités cliniques et son engagement auprès des étudiants. Ces animateurs reçoivent le titre d’Osler Fellow,3 en référence à Sir William Osler, médecin de très grand renom en Amérique du Nord pour ses qualités de clinicien et de pédagogue, qui a été formé et a enseigné à McGill, puis à Johns Hopkins et à Oxford.
Les PA groups ont pour objectifs : 1) de soutenir les étudiants dans leur transition de laïc à médecin ; 2) de les aider à devenir réflexifs et centrés sur le patient ; 3) de leur offrir un environnement sûr où ils sont encouragés à discuter de leurs expériences comme étudiants. Chaque groupe se réunit régulièrement au cours des quatre ans d’études. Dans ce cadre, les étudiants rencontrent des patients à domicile, suivent leur Osler Fellow dans ses activités cliniques, travaillent avec des patients simulés et effectuent certains travaux réflexifs. L’essentiel consiste cependant en des discussions en groupe, entre 4 et 8 fois par année. Les discussions portent en priorité sur les expériences des étudiants pendant leurs études, notamment leur confrontation progressive au monde clinique, ou sur des thèmes définis, comme par exemple la perspective du patient, la place des médecines complémentaires ou les aspects transculturels.4 Les Osler Fellows bénéficient eux-mêmes d’un accompagnement qui fonctionne comme lieu d’échange de leurs expériences et de soutien et leur fournit divers outils d’animation de groupe (exercices narratifs, jeux de rôle, discussion d’extraits vidéo, etc.) (tableau 1).5
On ne retrouve pas, à l’heure actuelle, dans le curriculum de la Faculté de biologie et médecine de Lausanne, de programme similaire à ce que nous avons décrit à McGill. C’est au niveau de la formation postgraduée et du CHUV qu’est née la volonté de mettre en place un dispositif pour accompagner les médecins-assistants dans leur formation médicale. La période de formation postgraduée d’un jeune médecin a déjà été décrite comme «la forge qui fabrique et tempère le futur médecin »,6 soulignant son importance dans le processus de transformation identitaire. Comme déjà évoqué, elle est aussi considérée comme une période difficile, associée au burn-out, voire à des suicides. On peut penser, plus généralement, que les importantes évolutions du monde hospitalier, notamment vers l’hyperspécialisation et des séjours toujours plus courts dans une même unité clinique, remettent en question le fonctionnement traditionnel de l’hôpital comme environnement formateur en médecine.
Au cours d’un séjour académique à l’Université McGill, le Dr Michael Saraga, du Service de psychiatrie de liaison du CHUV, a eu l’opportunité de se familiariser avec le physicianship program, dont les objectifs répondent pour une bonne part à ces enjeux. Il a ainsi proposé à la direction du CHUV de l’adapter au niveau postgradué. Ainsi est né le projet du groupe « Osler », nommé en hommage à l’expérience canadienne et à son célèbre inspirateur, qui s’est déroulé, dans sa première phase pilote, dans le Service de médecine interne du CHUV (SMI). L’objectif était de soutenir les assistants dans la construction de leur identité professionnelle et de valoriser la transmission du « métier clinique ». Le dispositif groupal est particulièrement indiqué pour travailler sur des enjeux d’identité et de culture professionnelles et sur les rapports entre l’individu et le collectif.
L’expérience pilote s’est déroulée sur 10 mois, entre août 2016 et mai 2017. Le groupe a été animé par le Dr Saraga, le Pr Sartori et la Dre Giroud, cheffe de clinique, tous deux du SMI. Il devait en principe inclure dix médecins-assistants. Le projet a été présenté aux assistants du SMI et dix volontaires se sont annoncés (tableau 2). Dix rencontres, d’une durée d’une heure et demie, se sont déroulées durant la pause de midi (sandwiches à disposition), permettant ainsi aux participants de se libérer plus facilement de leur activité professionnelle. L’objectif étant de créer une sorte de « bulle » au sein d’une journée de travail, l’extinction du bip de fonction était de rigueur. Avec l’accord des participants, les séances ont été enregistrées et transcrites, pour conserver une trace du travail effectué. Le taux de participation aux séances s’est élevé à environ 80 %, avec des absences souvent dues à l’impossibilité de se libérer du poste de travail ou au travail de nuit. Il est arrivé plusieurs fois que des participants viennent pendant leurs jours de récupération.
Les rencontres prenaient la forme d’une discussion lors de laquelle chacun prenait la parole librement. Souvent, le groupe se mettait spontanément au travail à partir du matériel des séances précédentes ou d’événements survenus entre-temps, mais il est aussi arrivé aux animateurs de proposer certains thèmes (par exemple : les erreurs médicales, les relations avec les collègues d’autres professions, les patients difficiles, la conciliation entre vie privée et vie professionnelle). Les participants ont eu ainsi la possibilité de confronter leurs expériences des débuts dans la profession. Beaucoup de difficultés ont ainsi été évoquées : une désillusion par rapport aux attentes, notamment quant au contact avec les patients et leur famille ; la difficulté de trouver sa place dans un monde très hiérarchisé et compétitif, où les collègues peuvent souvent sembler hostiles ; un manque de soutien de la hiérarchie, l’impression d’être le rouage anonyme d’une machine, un sentiment de solitude ; l’impression d’être parfois un « médecin-imposteur », de manquer de légitimité ; les difficultés à partager certaines expériences du travail avec leurs proches le soir en rentrant à la maison, renforçant encore le vécu de solitude. Mais les participants ont aussi souligné les effets bénéfiques du travail en groupe, qui a rompu le sentiment d’isolement et permis de retrouver quelque chose de l’intérêt initial pour le métier clinique (voir annexe 1 pour les extraits).
Le travail a été évalué en groupe et lors d’entretiens individuels avec une personne extérieure au groupe qui a garanti l’anonymat aux participants. L’expérience a été décrite comme très positive par presque tous les participants, une « bouffée d’oxygène » souvent dite indispensable. La présence de supérieurs hiérarchiques du SMI (médecin cadre et chef de clinique), une différence nette d’avec les PA group (les Osler Fellows n’avaient pas de rapports d’autorité avec les étudiants), n’a pas été perçue comme un facteur inhibant, mais plutôt comme un apport et une légitimation de ce travail en groupe. L’expérience de collègues aînés a permis de dissiper certaines idées reçues sur un « fossé générationnel » et donné une perspective à plus long terme aux participants.
La principale critique ne concernait pas tant le groupe que les difficultés parfois rencontrées pour se libérer et assister aux rencontres, ceci malgré un soutien de la Direction avec des lettres d’information aux différents Chefs de Service impliqués leur demandant de faciliter la participation de leurs assistants aux séances.
Cette expérience pilote peut donc être considérée comme un succès. A cette petite échelle, la mise en place d’un groupe de ce type est possible dans le cadre du SMI et offre aux assistants un espace de réflexivité qui leur permet de se réapproprier leur trajectoire de médecin en formation. Le présent article témoigne d’ailleurs de l’investissement des participants, puisqu’il est issu d’un travail collectif mené après la fin du groupe ; de plus, ce même groupe réfléchit activement à une possible publication de l’analyse des transcriptions de l’ensemble des séances de discussion.
Au vu de ce bilan positif, un nouveau groupe a débuté cet été dans le SMI, toujours animé par le Pr Sartori et le Dr Saraga.
L’expérience met en évidence l’utilité et la nécessité d’un espace de parole, permettant aux médecins assistants de confronter leurs expériences et de prendre un recul réflexif sur leur trajectoire de jeune médecin. Le groupe offre aussi un soutien dans une période difficile et permet probablement de limiter les risques de burn-out souvent évoqués.
La mise en place de tels groupes à plus grande échelle pose d’assez grandes difficultés logistiques. Pour l’heure, l’expérience se poursuit encore modestement, avec un seul groupe. On peut cependant penser que ce dispositif aurait un intérêt dans d’autres services que le SMI. Un intérêt pour les médecins-assistants, bien sûr, mais aussi pour leurs collègues et leurs patients, dans la mesure où le travail effectué permet aux médecins-assistants d’assumer leurs tâches avec plus de sérénité.
les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêt en relation avec cet article.
▪ Les médecins en formation peuvent bénéficier d’espace de travail en groupe pour élaborer leurs expériences et les enjeux liés à la construction de leur identité professionnelle
▪ De tels espaces de dialogue et de réflexion sont réalisables, au prix d’un investissement fort de la part des institutions concernées
▪ L’intérêt, tant pour les médecins-assistants que pour leurs patients, est manifeste