Enfin un édito dérangeant, dans le Temps, à propos des transports.1 Sur le programme de développement du réseau ferroviaire par la Confédération, il observe : « Personne n’est en mesure d’anticiper les effets de la numérisation et de l’automatisation, un double phénomène qui n’épargnera pas le secteur des transports ». Autrement dit : le futur devient imprévisible, la mobilité sera bouleversée, les traditionnelles prévisions économiques s’obsolétisent. Un récent article de la Tribune de Genève se penche, lui, sur la route.2 Mais pour réciter le catéchisme du business as usual. S’appuyant sur les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie, il explique qu’en 2025, les transports routiers ne consommeront « que » 44,9 millions de barils de pétrole par jour, soit 3 millions de plus qu’aujourd’hui. Une « faible augmentation » permise par le développement de véhicules électriques. Que les lobbies se rassurent, cependant : la consommation globale de pétrole continuera, elle, sa belle croissance, annonce le journal. Si bien qu’il va falloir ajouter rapidement « l’équivalent d’une autre Russie à l’offre mondiale de brut ».
Parfois, donc, les journalistes commencent à pondérer les annonces de continuelle croissance par des inconnues technologiques. Mais rarement, très rarement, ils les confrontent aux prévisions concernant le climat. Comment les empoigner, d’ailleurs, ces prévisions ? Follement inquiétantes et terriblement sérieuses, elles dérangent, paralysent. De toutes celles dont nous disposons, ce sont pourtant les mieux documentées et scientifiquement établies. Et plus les calculs des chercheurs s’affinent, plus le futur qu’ils annoncent pointe vers du grave. On pourrait résumer ainsi le dernier rapport du GIEC : quoi que nous fassions, le climat se réchauffera d’au moins 4 degrés d’ici la fin du siècle. Des moments de basculement irréversibles vont survenir dans la progressive dégradation des écosystèmes, c’est une certitude, mais nous ignorons quand et comment. Ce sera extrêmement dur à vivre. Sans le moindre doute, tout devra changer dans notre manière de concevoir le confort et même l’existence. Mais, dans le cas où nous agissons rapidement et radicalement, il existe des chances de conserver l’essentiel de nos valeurs. En revanche, si nous ne faisons rien durant les vingt prochaines années, si nous nous laissons anesthésier par les prévisions que débitent les médias, politiciens et auxquels la plupart d’entre nous adhérent par passivité, angoisse ou absence de pensée alternative, eh bien, dans ce cas, ce sera la fin de l’aventure humaine. Ou la survie d’un très petit nombre dans quelques espaces encore viables pour nos fragiles organismes. Avec, très certainement, un terrible recul civilisationnel.
Mais lorsque nous parlons de notre futur, nous, les médecins, faisons-nous mieux que les médias ? Chez nous comme partout, l’intelligence artificielle (IA) joue le rôle de grande mythologie de l’avenir – elle commence à remplacer la génétique dans le discours sur les origines et les destinées – et c’est sur elle que portent la plupart des livres de futurologie médicale. Le discours martèle des slogans comme : le monde de l’IA et des données nous fait entrer dans une autre époque qui ne représente pas seulement un changement, mais un changement dans la manière de changer. Seulement voilà : tel qu’il est piloté par des entreprises géantes, ce monde consomme de colossales quantités d’énergie, gaspille des ressources non renouvelables et ne s’intéresse en rien à l’avenir des écosystèmes biologiques auxquels nous appartenons. Véhiculant la foi que la technologie sauvera l’humain de lui-même, il renforce au contraire ses travers actuels : compétition, inégalités, fuite dans la consommation.
En même temps, et au-delà de cet évangélisme technologique, la médecine s’inquiète. En Suisse comme ailleurs, s’organise un renouveau des approches et des fonctionnements. On commence à évoquer une « médecine durable ». Mais conçue avant tout comme une maîtrise des coûts. On ne compte plus les prises de position, les colloques, les articles sur les manières de contenir l’inflation vers le toujours plus. S’y évoquent de nouveaux modèles de soins et de financement. Sont proposées des manières de supprimer les prestations inutiles, de filtrer les interventions selon leurs rapports bénéfices-coûts. Apparaît aussi, c’est vrai, un regard sur le lointain. « Une médecine durable est une médecine qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » annonce, de manière un peu énigmatique, l’Académie des sciences médicales dans son rapport sur la médecine durable.3
Sur le changement climatique, cependant, rien, ou presque. Oubli ? Crainte des médecins de se trouver isolés à l’avant-garde ? Ou encore, peur que la population ne suive pas, elle que la pauvreté, la hausse des primes et du prix des carburants commencent à faire descendre dans les rues ? Mais le silence médical devient intenable. Les médecins ne peuvent se défausser de leur responsabilité de défendre le réel et de ne pas lâcher la science. D’autant que le changement climato-écologique est d’un niveau « evidence-based » bien supérieur à tout ce qui est disponible en médecine. Jamais aucun concept ou pronostic médical n’est parvenu à un tel degré de preuve.
Et puis, à quoi serviraient le progrès scientifique, la pensée complexe, l’éthique, le souci de la souffrance et de l’équité, si les médecins ne s’engageaient pas résolument pour le climat ? Comme le dit si bien l’astrophysicien Aurélien Barrau : « Les autres combats n’ont aucun sens si celui-là est perdu ».4
Immense est la difficulté ? Oui. Les intérêts à court terme de l’élite économique ne cessent de contrer les décisions visant le long terme. Tous les dispositifs sociétaux – l’économie, la politique, les médias et même les universités – clivent leurs savoirs, comme prisonniers d’une vision parfaitement irrationnelle. Mensonges et fake news mondialisés agitent devant la population des fictions de pacotille : le réel disparaît, et avec lui l’avenir.
Voici donc venu le temps du courage. Celui de changer les références de pensée. En médecine, on le sait, la maîtrise des coûts demande de réorganiser les trajets de soins. Mais il s’agit en même temps de transformer l’ensemble du système, de le faire fonctionner autrement que selon une logique industrielle. Cela n’enlève rien à l’intérêt d’intégrer des nouvelles technologies, mais change tout à l’objectif gestionnaire. Au centre, avec le patient, doit se trouver la question climato-écologique.
Impossible aussi, pour le système de santé, de continuer à considérer que l’unique certitude concernant le futur socio-démographique est le vieillissement de la population. De multiples souffrances humaines découleront des vagues de chaleur, inondations, sécheresses, maladies émergentes et migrations massives. Il faudra les prendre en charge, et donc inventer une organisation agile et résiliente pour faire face à la diminution simultanée de nombreuses ressources.
Si le système de santé doit faire son coming out climato-engagé avant les autres secteurs, c’est parce qu’il constitue déjà une forme de contre-culture. Il sait qu’il faut changer de paradigme, que celui qui domine, valorisant le chacun pour soi égoïste et compétitif, non seulement augmente les inégalités, mais ne permettra pas à l’humanité de survivre. La véritable durabilité exige une « rupture » culturelle.