On la connaît, cette injonction, on l’intériorise, on l’adopte comme programme. Impossible de faire autrement. Mais on ne la pense et ne l’interroge pas assez. Que signifie « s’adapter » ? Où s’enracine l’exigence ressentie de sans cesse « avancer », d’éviter toute stagnation, de suivre, autrement dit, chaque accélération du mouvement de la modernité ? Et puis, s’adapter, oui, mais à quoi ? A l’innovation technologique, la libéralisation, la déréglementation et la croissance économique ? Quelle place reste-t-il à la retenue, au refus, à la manière différente de concevoir le monde ?
L’exigence d’adaptation permanente, en tout cas, domine l’ensemble des processus des sociétés modernes. Enseignement, vie professionnelle, existence quotidienne : partout, il faut changer les visions, mettre à jour les logiciels mentaux, viser l’efficience, apprendre le langage des machines avant même celui des humains, puisque là, et là seulement, selon la doxa du moment, se trouve le futur.
Sur cette omniprésence contemporaine du « il faut s’adapter », Barbara Stiegler vient de sortir un superbe livre.1 Sa recherche s’intéresse aux couches idéologiques du mouvement. Elle creuse l’histoire, pratique une archéologie politique, montrant comment, à l’origine de l’injonction, se trouve le néolibéralisme apparu autour des idées de Walter Lippmann dans la première moitié du 20e siècle. Elle démonte le mécanisme d’une manipulation des esprits qui a restreint le choix politique et individuel à une seule alternative : soit être progressiste, donc tourné vers l’avenir, soit être passéiste et vivre à l’intérieur d’un monde réactionnaire. Cette alternative a lentement pris l’allure d’un piège dans lequel s’est engagée notre époque. Tous les partis classiques, y compris de gauche, s’y sont fait prendre. Les promesses d’avenir (même les plus déraisonnables, dangereuses, manifestement fausses) ont emporté les idées et idéaux. A contester l’inéluctabilité de leur récit, trop grand est apparu le risque d’apparaître comme « nostalgique », « enfermé dans le camp du retard ».
Plus profondément encore, comme cause de cette frénésie, se trouve la conception biologisante de l’humanité, qui a fasciné les 19e et 20e siècle : celle du darwinisme social. A la suite de l’ensemble du vivant, les humains doivent se soumettre à une domination exercée par les plus aptes. Jamais cette falsification de la réalité sociale des inégalités n’a complètement disparu.
Bien sûr que, depuis toujours, l’humain vit avec et de l’innovation. Mais la quête du mieux peut se configurer de mille manières, suivre des filons et des rythmes très différents. Derrière toute évolution technologique se trouvent des choix. Qui les décident ? Au nom de quelle autorité et avec quels buts ? Une chose à laquelle il ne faut à tout prix pas s’adapter, c’est le non-questionnement à propos de cet arrière-fond.
De même, il s’agit de questionner ce qu’il y a d’utopique dans la mobilisation actuelle. Autant qu’un processus technologique, c’est un système de prothèse métaphysique, une tentative de « réponse à la périssabilité de la vie » (Sloterdijk), une manière de venir à bout de notre « fatigue de l’homme » (Nietzsche). On est cependant en droit de dire à cette course idéalisée : doucement ! La tranquillité, le détachement, la sagesse permettent parfois de discerner le chemin, à défaut d’un but …
Cette obsession cinétique, vers quoi nous mène-t-elle ? Pour les technophiles optimistes (lesquels, souvent, dealent en contrebande des idées ultracapitalistes et élitistes), vers le transhumanisme. Ou vers une forme de domination technocratique. Selon Yuval Noah Harari,2 par exemple, le futur se résume à deux scénarios. Dans le premier, la technologie va augmenter l’intelligence et les propriétés physiques des humains. Ils deviendront, autrement dit, de banals « produits » manufacturés (sauf une élite qui décidera de leur design). Dans le second scénario, c’est l’intelligence artificielle qui dominera, via une sorte de « hacking de l’humanité par les machines ». Au moyen d’une étrange métaphore, Harari annonce que les algorithmes se montreront capables de « nous comprendre mieux que nous-mêmes ». Ces deux scénarios décrivent un évolutionnisme fataliste, où les humains s’abandonnent à un destin tragique. S’y adapter signifie anesthésier sa conscience.
Barbara Stiegler ne croit pas à l’autonomie des machines. Pour elle, le véritable enjeu du futur est celui qui a causé le débat entre Walter Lippmann et John Dewey, et qu’elle place au cœur de son livre. Deux modèles. D’un côté Lippmann : une société gouvernée par les experts, qui écartent toute pensée s’opposant à l’évolution telle qu’ils la définissent (modèle déjà en train de s’imposer en Chine). De l’autre, Dewey : une démocratie participative, où il revient aux citoyens d’expérimenter, de se constituer en intelligence collective face aux processus évolutifs. Le seul modèle réellement ouvert. Rares sont les avancées en son sens.
Mais surtout, à ces scénarios manque un grand pan de réalité. Car le principal risque (et défi) pour l’avenir, c’est celui de l’environnement et du climat. Nous sommes au bord de l’abîme et c’est l’acceptation de s’adapter à cette situation qui, de plus en plus, fait figure de grande folie contemporaine. S’adapter exige avant tout de changer la manière dont est conçu le changement. D’inventer donc, autour de la durabilité, un imaginaire social (dirait Castoriadis) où le futur commun supplante la hantise du mouvement.
La médecine est le domaine par excellence des progrès continus et des promesses intenables. Comment se situer dans cette dynamique instable ? Que favoriser, comment participer à son orientation, de quelle manière conserver et promouvoir les valeurs de la personne et protéger la vulnérabilité des malades ? Car justement : cette vulnérabilité est sans cesse menacée par l’accélération des procédures, par l’engouement pour la dynamique de l’efficience. La médecine doit s’adapter aux progrès technologiques, et même croire en eux, c’est évident. Mais sans perdre de vue que son éthique est d’un autre ordre, relève de la fragilité, de l’incontrôlable, du non-lieu où seul le sens est en mouvement.
L’injonction : « vous devez vous adapter » devrait toujours être interrogée. Promouvoir l’éducation thérapeutique, par exemple, est une avancée de la médecine. Mais seulement si le but n’est pas d’apprendre aux malades à entrer dans le moule de ce que le système du progrès estime être le mieux pour eux. L’éducation doit toujours être subordonnée à l’empowerment : donner à chacun le pouvoir d’exister par soi-même, donc de critiquer et d’orienter toute prétention à lui offrir une amélioration.
Il y a urgence, conclut Stiegler, à construire « une nouvelle conception philosophique et politique du sens de la vie et de l’évolution ». Qu’il y ait évolution, et qu’il faille l’accepter comme un chemin de l’histoire, c’est une évidence. Mais cela n’enlève rien à la nécessité de sauver les humains du biologisme darwinien – même revêtu des vêtements clinquants du néolibéralisme. Il s’agit de vraiment philosopher. Autrement dit, de construire les conditions d’une politique et de la possibilité d’un destin démocratique. S’adapter ? Oui, mais les humains ne se sont jamais contentés d’une simple adaptation. Depuis toujours, vivre, c’est s’imposer au milieu.