C’est dans l’avion qui m’emmenait au Québec pour un temps sabbatique, le 3 septembre 2002, que je rédigeai, sous ce titre, un article racontant l’histoire d’Adèle.1 Au moment où j’allais lui annoncer mon départ, Adèle, 94 ans, m’avait devancé en me racontant un rêve terrible, dans lequel je l’abandonnais. Elle avait ajouté qu’elle ne survivrait pas à un tel abandon.
La catamnèse n’a jamais été publiée : au retour, je dis à Adèle : « Vous voyez, vous n’êtes pas morte ! » Sa réponse me laissa pantois : »Non, mais j’ai téléphoné régulièrement à votre cabinet en dehors des heures, pour entendre votre voix sur le répondeur ! » Dépendance, codépendance…
Adèle n’a heureusement pas vécu jusqu’à 111 ans, auquel cas elle aurait dû recevoir cette lettre, envoyée le 3 janvier dernier à mes patients, intitulée Jubilation, dont je vous livre cet extrait :
« Comme vous le savez peut-être, la langue espagnole utilise le mot magnifique de jubilaciòn pour désigner ce que nous appelons tristement la retraite (qui signifiait, à l’origine, le fait de se retirer du champ de bataille lorsqu’on sentait la défaite arriver).
En mettant un terme à mon activité professionnelle, le 30 juin prochain, je ne vais donc pas faire un mouvement de recul, mais un pas en avant vers la jubilation. Non pas un Ouf ! de soulagement, mais une vraie joie : joie d’être arrivé jusque-là et d’avoir pu vivre un parcours professionnel si passionnant, fait de milliers d’heures de rencontre en tête-à-tête, de partage et d’émotions intenses.
Joie aussi d’entrer dans une phase de vie où le verbe être aura plus de place que le verbe faire, même si le premier a beaucoup compté pour moi durant ma vie de médecin. Savourer encore mieux la vie de couple, de famille, les rencontres entre amis, la musique, lire, écrire, découvrir davantage la richesse de la nature, dans tout ce qu’elle nous offre et nous apprend, voyager plus librement, consacrer du temps à des causes qui me sont chères, autant de raisons d’entrer en jubilation.
Cette joie est aussi faite d’une grande reconnaissance à votre égard. Je vous redis ici un immense merci pour tant de fidélité, de loyauté, de patience, de générosité et surtout de confiance, cadeau si précieux. Votre confiance m’a permis de devenir, petit à petit, le médecin de famille que vous avez fait de moi. Je vous dois beaucoup et ne l’oublierai jamais.
Bien sûr, cette étape s’accompagne aussi d’un gros pincement au cœur. Vous allez me manquer. Je sais que pour bon nombre d’entre vous, ce pincement est partagé. Mais je le sais aussi, la reconnaissance pour tout ce qui a pu se vivre, comme dans tout deuil, est un baume qui adoucit la tristesse de la séparation.
Je ne peux pas non plus déposer mes outils d’artisan-médecin sans avoir une pensée très émue pour toutes celles et tous ceux que j’ai accompagnés jusqu’au bord du grand passage sur l’Autre Rive. Je les imagine avec moi pour fêter cette entrée en jubilation. »
Les six mois qui ont suivi ont été riches en émotions : chaque consultation était un adieu, après bientôt 40 ans de connivence. Instant infini du dernier regard face-à-face, intense et profond, larmes, embrassades. J’ai senti, par moment, la poignée de terre jetée sur mon cercueil et perçu, jusque dans mes tripes, le sens du proverbe qui fait le titre de cette carte blanche.
Le 15 juin dernier, jour de l’épique Bol d’or, à 17 heures, dans les jardins de notre Maison de la Santé, j’offrais un verre à mes patients, rite de passage qui m’était probablement nécessaire. Mais le ciel a exprimé sa colère face à ma décision scandaleuse d’abandonner mes patients : un orage d’une rare violence s’est abattu sur nous, juste à cet instant, semant un vent de panique. La chaleur humaine, très palpable ce jour-là, a heureusement eu raison de cette colère du ciel et la fête s’est merveilleusement terminée, au sec, avec les rescapés.
Partir, c’est prendre conscience de notre finitude, bien sûr, mais c’est aussi savourer l’incroyable richesse des relations tissées pendant tant d’années. Quel privilège d’avoir exercé un tel métier !
Comme l’écrivait un être cher, qui venait d’échapper de justesse à la mort : « Je crois qu’au moment de partir vraiment, la seule chose que nous emporterons avec nous sera un gros pull autour du cœur, fait des liens que nous aurons tricotés ».