Si l’arrivée sur le marché des médicaments biologiques a marqué une étape majeure en rhumatologie dans la prise en charge des pathologies inflammatoires chroniques et immunes, les inhibiteurs des JAK (Janus kinases) ont marqué un nouveau tournant thérapeutique.1 Le tofacitinib, premier autorisé, en 2013 en Suisse, suivi il y a quelques mois du baricitinib, sont les représentants de la nouvelle classe dite tsDMARD (targeted synthethic disease modifying anti-rheumatic drugs). Les inhibiteurs des JAK sont également évalués pour différentes maladies dermatologiques. Lors de la World Conference of Dermatology de Milan, le Pr John O’Shea, qui a largement participé au développement du tofacitinib, est venu présenter en session plénière ces « small molécules » dont la deuxième génération est déjà dans le pipeline, avec comme promesses une meilleure sélectivité et un profil de tolérance amélioré.
Alors que les biologiques, qui sont des molécules de grosse taille, ciblent l’action des cytokines à l’extérieur des cellules, les inhibiteurs des JAK permettent de moduler l’action de ces protéines à l’intérieur des cellules. Les JAK forment une petite famille composée de 4 kinases (JAK1, JAK2, JAK2 et TYK2), maillons essentiels dans la transduction du signal cellulaire des récepteurs de type I et II aux cytokines. Ces récepteurs comptent 57 ligands et sont les cibles de plusieurs biologiques (ustékinumab, dupilumab, tocilizumab, …).2 Une fois activées, les JAK, comme toutes les kinases, phosphorylent une protéine en aval, ici STAT, un facteur de transduction. Inhiber l’action des JAK permet donc de bloquer le signal cellulaire des cytokines (figure 1).
Le tofacitinib, premier autorisé sur le marché pour une indication rhumatismale, inhibe l’activité des JAK en agissant comme un inhibiteur compétitif de l’ATP, qui est essentielle à l’activité de la kinase. Ce médicament, qui a nécessité une vingtaine d’années de développement, est le fruit d’une collaboration entre le NIH, auquel appartenait alors John O’Shea, et le laboratoire Pfizer. « La perception habituelle est qu’il est difficile pour les scientifiques du gouvernement de travailler avec l’industrie. Mais si les deux parties sont réellement engagées, on peut y arriver », commentait en 2017, dans le journal du NIH, le Pr O’Shea, aujourd’hui directeur scientifique du National Institute of Arthritis and Musculoskeletal and Skin Diseases (NIAMS).
Dans sa présentation, le Pr O’Shea a détaillé les cibles et les indications pour les lesquelles les inhibiteurs de JAK sont actuellement reconnus (tableau 1). Le ruxolitinib a été le premier inhibiteur des JAK mis sur le marché, mais n’est pas indiqué pour des pathologies rhumatismales. Le tofacitinib est la spécialité qui a les indications les plus larges, le baricitinib n’étant autorisé, pour le moment, qu’en cas de polyarthrite rhumatoïde (PR). Une troisième molécule, le peficitinib, est autorisée pour la prise en charge de la PR, mais uniquement au Japon. « Les indications sont assez restreintes pour l’instant, mais devraient rapidement s’élargir, note le Pr Jean Dudler, chef du service de rhumathologie de l’Hôpital Fribourgeois. Des essais sont en cours, et on espère avoir des résultats pertinents notamment pour la prise en charge des spondylarthrites, de la maladie de Horton et de connectivites comme le lupus, maladies pour lesquelles l’arsenal thérapeutique est moins étoffé que pour la PR »
Comme l’a relevé John O’Shea, un cinquième inhibiteur des JAK, l’oclacitinib, a été autorisé récemment sur le marché américain, en dermatologie, pour la prise en charge des dermatites allergiques… mais chez le chien ! Un signal cependant pour le spécialiste, que cette classe médicamenteuse ne devrait pas tarder à obtenir des autorisations en dermatologie. John O’Shea a d’ailleurs listé les nombreux essais en cours (plus de soixante pour 20 molécules différentes), certains en phase 3, pour diverses pathologies telles que le psoriasis, la dermatite atopique, le vitiligo, l’alopécie areata (pelade), le lupus, etc.
Les inhibiteurs des JAK ont incontestablement le vent en poupe, un engouement justifié par une efficacité mise en évidence tant dans les études qu’en vie réelle. « Ce que nous observons en clinique, et les données du registre suisse SCQM 3 (voir encadré), montrent que la persistance des inhibiteurs des JAK est très bonne. Par ailleurs, l’efficacité est similaire voire parfois supérieure à celle des biologiques, mais surtout il semble que les inhibiteurs des JAK parviennent à mieux réduire la fatigue et la douleur. Or environ 30 à 40 % des patients en rémission se plaignent de ces symptômes qui altèrent leur qualité de vie », précise Jean Dudler.
Selon les recommandations de la Société Européenne de Rhumatologie, revues cet été, les inhibiteurs des JAK doivent être instaurés au même titre qu’un biologique. « Mais on observe sur le terrain une prescription de plus en plus précoce de ces molécules, relève le Pr Dudler. Leur administration par voie orale est un atout incontestable pour beaucoup de patients. Et cela peut aussi rassurer les praticiens : en cas d’infection par exemple, il est possible d’arrêter immédiatement le traitement et de lever l’inhibition sur le système immunitaire en quelques jours. »
Les infections sont en effet l’effet indésirable le plus fréquent avec ces molécules. « Ce risque infectieux est connu et stable, estime Jean Dudler. La question s’est posée en particulier pour le zona, pour lequel le risque semble particulièrement marqué pour les populations japonaises et coréennes, ce qui n’est pas retrouvé aussi nettement dans les populations occidentales. Le médecin doit avoir ce risque à l’esprit et en informer le patient pour qu’il réagisse rapidement en cas de symptômes. En l’absence de vaccin recombinant contre le zona en Suisse, nous ne recommandons pas de vacciner les patients, mais s’il était disponible je pourrais l’envisager en prévention. »
Récemment, les agences sanitaires américaines et européennes ont également alerté sur un risque plus élevé de thrombose pulmonaire chez les patients avec au moins un facteur de risque cardiovasculaire et prenant 10 mg de tofacitinib deux fois par jour.4 Dans l’attente de la suite de l’analyse des données, le laboratoire fabriquant, Pfizer, en accord avec Swissmedic, a publié une note 5 pour les praticiens, rappelant les contre-indications de prescription de tofacitinib à cette dose. « Peu de patients reçoivent 10 mg deux fois par jour, mais il est important d’être au courant et vigilant, estime le Pr Dudler. Nous savons que le risque de thrombose est augmenté chez tous les patients avec un syndrome inflammatoire, il faut donc adapter la prescription en fonction des antécédents et des risques de chacun. »
Le Pr Dudler souligne que l’usage des inhibiteurs des JAK doit amener le prescripteur à revoir ses habitudes. « A l’inverse des biologiques, ces petites molécules pénètrent dans les cellules et sont métabolisées par le foie ou les reins. Et il existe aussi des risques d’interactions avec les autres médicaments. Nous devons aussi être vigilants sur ce point, même si la tolérance de ces molécules est globalement bonne. »
Tolérance et profil de sécurité des inhibiteurs des JAK pourraient être améliorés avec les prochaines molécules, actuellement en développement. La deuxième génération promet des molécules plus sélectives avec une action inhibitrice sur une seule kinase.6 L’upadacitinib, le filgotinib, l’itacitinib et le PF-04965842 sont déjà en cours d’évaluation dans des essais de phase 3. Mais les innovations concernent également les voies d’administration, comme l’a rappelé John O’Shea en conclusion de sa présentation. Des inhibiteurs des JAK sous forme topique et même inhalés (pour l’asthme) sont à l’étude.
Depuis la fin des années 1990, la Suisse dispose d’un registre national qui rassemble les données provenant de patients atteints de maladies rhumatismales inflammatoires (polyarthrite rhumatoïde, spondylarthrite axiale, arthrites psoriasique et non spécifique). Le registre SCQM * mis en place par la fondation Swiss Clinical Quality Management in Rheumatic Diseases, en étroite collaboration avec la Société Suisse de Rhumatologie, est une base de données qui, une fois anonymisées, sont mises à la disposition de la communauté scientifique et médicale pour des projets de recherches. « La plupart des registres qui existent dans le monde sont très orientés sur la sécurité et la pharmacovigilance. Le registre suisse s’intéresse à ces questions, mais comme son nom l’indique, il a été construit en priorité pour surveiller l’évolution des pathologies et leur prise en charge, afin de fournir une aide pour la gestion qualitative des traitements », précise le Pr Jean Dudler, chef du service de rhumatologie de l’Hôpital Fribourgeois et membre de la commission Polyarthrite Rhumatoïde du SCQM.
Outre les données issues des analyses biologiques et de l’imagerie, chaque patient fournit également des informations sur le ressenti de sa maladie. Une application pour smartphone lui permet même d’envoyer des données entre les visites médicales. La SCQM Foundation fournit aux patients et à leur rhumatologue des feedbacks individualisés sur l’évolution de la maladie et la réponse aux traitements, des éléments qui peuvent constituer une aide à la décision pour réorienter une thérapie. Le registre RePreg permet quant à lui de collecter des données sur les interactions entre la maladie, les traitements et la grossesse chez les femmes atteintes de maladies rhumatismales inflammatoires. Des données sont également enregistrées sur la santé de leurs enfants jusqu’à l’âge de quatre ans.