La situation pandémique d’aujourd’hui a d’innombrables conséquences. A commencer par celle de faire espérer en un monde meilleur. Avec, déjà, une formule rituelle : « demain ne sera jamais plus comme hier ». Elle est, en France, exprimée de mille et une manières sur les ondes et dans la fournaise des « réseaux sociaux ». Elle peut aussi s’incarner de diverses manières, prendre différents visages. Hier versus demain.
C’est dans ce cadre que l’on peut inscrire, à la mi-temps de ce mois de mai, un cas d’école, une affaire édifiante qui permet de mesurer sinon le chemin parcouru, du moins celui qui reste à accomplir. Résumons l’affaire. Marco Cavaleri, directeur de la stratégie de l’Agence européenne du médicament vient d’annoncer qu’un vaccin contre la Covid-19 pourrait être prêt d’ici un an – du moins dans un scénario que lui-même qualifie d’« optimiste ». Au même instant Paul Hudson, directeur général de Sanofi, géant pharmaceutique (pour partie) français annonçait (publiquement) que dans l’hypothèse où il parviendrait à élaborer un vaccin préventif contre la Covid-19, Sanofi servirait « en premier » les Etats-Unis.
Pourquoi une telle préférence ? Tout simplement, comme avant : parce que ce pays « partage le risque » des recherches – et ce dans le cadre d’un partenariat avec l’Autorité pour la recherche et le développement avancés dans le domaine biomédical (Barda). Le gouvernement américain « a le droit aux plus grosses précommandes », car les Etats-Unis « ont investi pour essayer de protéger leur population » explique, sans s’émouvoir, M Hudson dans un entretien à l’agence de presse Bloomberg. Viendraient ensuite l’Europe, la France et le reste du monde.
Aussitôt, cris d’orfraie politiques en France où l’affaire a ému jusque sous les ors du palais de l’Elysée. On entendit ainsi, d’emblée, la secrétaire d’Etat à l’économie : « Pour nous, ce serait inacceptable qu’il y ait un accès privilégié de tel ou tel pays sous un prétexte qui serait un prétexte pécuniaire » (sic). Devant l’ampleur de la polémique rapidement montante, le responsable français du géant pharmaceutique précisa que Sanofi ne distribuerait pas prioritairement aux Etats-Unis un éventuel vaccin contre le Covid-19 – du moins si l’Union européenne se montrait aussi compréhensive pour financer son développement : « Les Américains sont efficaces en cette période. Il faut que l’UE soit aussi efficace en nous aidant à mettre à disposition très vite ce vaccin. » Où l’on pressentait, sans en posséder toutes les clefs, que nous étions bien ici les spectateurs des surenchères habituelles dans le champ des affaires pharmaceutiques internationales et des économies de marché.
Mais rien n’y fit. Il fallait se servir de cette affaire, et du contexte pandémique, pour en découdre. « Cette décision est scandaleuse ! Le gouvernement doit agir avec la plus grande fermeté pour empêcher cette décision, réagit le Parti socialiste français. L’engagement des Français pour développer un champion dans la filière de la santé ne peut pas aboutir à le voir préférer d’autres marchés pour lancer ses vaccins. Parce que la santé est un bien commun à soustraire aux jeux du marché, aucune entreprise française ne doit pouvoir jouer contre notre propre souveraineté sanitaire sans s’exposer à une nationalisation. »
Nous sommes les spectateurs des surenchères habituelles dans le champ des affaires pharmaceutiques internationales
Plus à gauche, le parti de La France Insoumise dénonçait «un PDG surpayé, des licenciements nuisant à l’activité, des dividendes records, et maintenant une absence de patriotisme… » Selon lui, Sanofi « symbolise ce que le capitalisme fait de pire » et « un vaccin doit profiter à toutes et tous, sans négociation ».
A droite, Xavier Bertrand, ancien ministre français de la Santé devenu président de la Région Hauts-de-France, interpella directement le président de la République, jugeant « impensable qu’une entreprise qui a son siège en France et qui bénéficie de crédits d’impôts recherche délivre un vaccin aux États-Unis avant nous ». Nettement plus à droite Marine Le Pen (Rassemblement national) estima que « Sanofi n’est plus une entreprise française ». « Les États-Unis font du patriotisme économique et passent des clauses de priorité d’approvisionnement. La question est de savoir si on pleure sur le patriotisme des autres, ou si on en fait nous aussi un peu » ajoutait-elle.
La présidence de la République française ne pouvait plus rester muette. « Tout doit être fait pour que le vaccin soit accessible le plus rapidement possible et distribué de manière juste et équitable, c’est-à-dire disponible partout, pour tous, et au même moment», fit savoir le Palais de l’Élysée. « La présidence s’est émue de cette déclaration qui ne correspond pas, par ailleurs, à la réalité de la relation entre le groupe Sanofi et le gouvernement français dans la recherche pour le vaccin, ajouta-t-on dans l’entourage du président Macron. Les efforts déployés ces dernières semaines et ces derniers mois montrent qu’il est nécessaire que le vaccin soit un bien public et mondial, c’est-à-dire extrait des lois du marché.»
Extraire le futur vaccin anti-pandémique des lois du marché ? Est-ce déjà là là le parfum du monde de demain ? Le même jour on pouvait, dans les colonnes du Monde, lire une tribune1 signée par plus 130 « personnalités internationales » réclamant de garantir un accès universel et gratuit au prochain vaccin contre la Covid-19.
« Nous demandons aux ministres de la santé réunis à l’Assemblée mondiale de la santé de se rallier d’urgence à la cause d’un vaccin pour tous contre cette maladie, écrivaient les signataires. Les gouvernements et les partenaires internationaux doivent s’engager : lorsqu’un vaccin sûr et efficace sera développé, il devra être produit rapidement à grande échelle et mis gratuitement à la disposition de tous, dans tous les pays. Il en va de même pour tous les traitements, diagnostics et autres technologies contre le Covid-19. »
Ces signataires ne sont nullement déconnectés du réel. Ils reconnaissent que de nombreux pays et organisations internationales progressent vers cet objectif, notamment en coopérant multilatéralement en matière de recherche et de développement, de financement et d’accès. Selon eux, grâce aux efforts inlassables des secteurs publics et privés, et à des milliards de dollars de recherche financée par les pouvoirs publics, la découverte d’un vaccin potentiel contre la pandémie progresse à une vitesse sans précédent et plusieurs essais cliniques ont déjà commencé.
« Notre monde ne sera plus sûr que lorsque tout le monde pourra bénéficier de la science et avoir accès à un vaccin – ce qui est un défi politique, écrivent-ils encore. L’Assemblée mondiale de la santé doit parvenir à un accord mondial qui garantisse un accès universel rapide à des vaccins et à des traitements de qualité, les besoins étant prioritaires sur la capacité de payer. Il est temps que les ministres de la santé renouvellent les engagements pris lors de la création de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), où tous les Etats sont convenus d’assurer ’’le meilleur état de santé possible en tant que droit fondamental de tout être humain’’ ».
Et de nous mettre en garde. « Ce n’est pas le moment de favoriser les intérêts des entreprises et des gouvernements les plus riches au détriment de la nécessité universelle de sauver des vies, ou de laisser cette tâche importante et morale aux forces du marché, lit-on encore dans cette tribune. L’accès aux vaccins et aux traitements en tant que biens publics mondiaux est dans l’intérêt de toute l’humanité. Nous ne pouvons pas laisser des monopoles, une concurrence grossière et un nationalisme myope faire obstacle à cet accès à la santé. » Et de souligner que « ceux qui ne se souviennent pas du passé sont condamnés à le répéter ».