Le soleil a déjà commencé à briller, les oiseaux chantent. C’est un jour de printemps qui semble comme les autres. J’ouvre les yeux, je tends l’oreille ; peu de bruits de voitures, aucun avion ne traverse le ciel.
Ça y est, cela me revient. Non, ce n’est pas un printemps comme les autres.
Je vais partir au travail et sur mon vélo, quelques voitures me dépasseront seulement. Pour le reste du trajet, je serai presque seule sur la route.
J’arriverai au travail, je parquerai mon vélo et je ferai quelque chose que je n’ai jamais fait de toute ma vie professionnelle. Je sortirai de ma poche un masque que j’aurai pensé à mettre la veille dans mon sac. J’arriverai vers l’entrée, un sécuritas ne me laissera passer que si je présente mon badge.
Je me désinfecterai les mains bien plus qu’habituellement. À chaque fois, je sentirai les petites plaies se réveiller autour de mes ongles. Durant la journée, j’appellerai quelques patients à défaut de les voir.
Quel comble ! J’ai choisi de faire cette profession car j’aime voir les patients, les examiner, discuter avec eux. Aujourd’hui, cela sera par téléphone.
Monsieur Goudon me dira qu’il m’entend mal au téléphone, « vous savez Docteur, toujours ces oreilles bouchées ». Quand j’essaierai de lui demander comment va son moral, il me répondra : « oh non, je n’ai plus fait de cheval depuis bien longtemps ! »
Madame Saugiette ne voudra pas parler d’elle. Elle sera toute préoccupée pour moi : « Docteur, vous faites attention à vous hein ! Et dites, moi, tous les soirs à 21 heures, je pense à vous et je crie votre nom à mon balcon ».
Madame Badoul voudra une ordonnance pour de la vitamine C pour rester en forme. Et m’avouera qu’elle ne veut surtout pas venir me voir, elle a trop peur de sortir de chez elle.
Monsieur Hatash voudra s’assurer que ma famille va bien : « vos enfants, ils ont la santé ? » Et il me dira que si mes enfants vont bien, il s’en sent rassuré.
Et je sortirai du travail, heureuse de retirer ce masque suffoquant, et finalement, avoir l’impression pendant plusieurs longues minutes qu’il me manque quelque chose sur le visage. Ce masque semblait nous protéger. Sommes-nous de nouveau vincibles sans celui-ci ?
Tiens, quelle belle fin d’après-midi ! Et si j’allais… Non, n’y pense pas, je sais où je dois aller. À la maison.
Je regarderai mon téléphone : 57 messages non lus. Des vidéos, des gags, comme si l’on était un 1er avril !
Sur mon chemin du retour, je regarderai les champs de colza. Décidément, on a l’impression que c’est un printemps comme les autres. Mais je rentrerai avec plein de pensées. Parfois négatives en voyant les parcs remplis de gens regroupés et parfois positives en pensant que c’est une période particulière, comme si le temps aussi s’était arrêté.
Donc non, c’est un printemps différent. En étant avec mes enfants, j’aurai les pensées ailleurs et mon fils me demandera : « tu penses à quoi Maman ?».
Je lui répondrai : « Toujours à la même chose, à cette petite bête qui embête ».
Donc oui, c’est un printemps différent. Car à 21h00, dans mon village, alors que c’est habituellement tranquille, des tonnerres d’applaudissement retentiront, la trompette, le tambour, les cloches, etc. Et je repenserai à Mme Saugiette.
Et finalement, jour après jour, ces jours de ce printemps particulier deviennent routine.
La vie a beau l’air d’avoir ralenti, tout m’amène à y penser et repenser, y réfléchir et y repenser et lire, regarder des chiffres qui montent, des articles de drame, des publications sur le sujet. Une sorte de paradoxe: un calme de l’extérieur, mais des informations et un inconnu que nous amènent une agitation intérieure. En cette période, il n’y a pas un jour, ni une demi-journée, voire même une heure où on n’y pense pas.
Même dans cette carte blanche, mes pensées vont pour lui.
Quand pourra-t-on mettre pause ?