« La folie est de toujours se comporter de la même manière et de s’attendre à un résultat différent » (Albert Einstein)
Où en sommes-nous ? Le Covid-19 vient de démontrer que l’attelage production-extraction-exploitation-consommation est un colosse aux pieds d’argile. Le modèle néolibéral, la croissance à tout crin, les profits à court terme et l’exploitation irréfléchie des ressources se révèlent suicidaires. NB : cette dérive, c’était au nom des « lois » de l’économie… alors que cette science humaine, trop humaine, contrairement à la physique, ne connaît aucune règle immuable. Il faut prendre un autre chemin (Muhammad Yunus, Prix Nobel, Le Monde, 6 mai 2020).
Les systèmes de santé ont été en partie pris au dépourvu. En Suisse toutefois, les dommages évitables ont été bien limités. Mais il serait irréaliste d’imaginer que la prochaine pandémie sera jugulée sans difficulté avec un peu plus de vigilance sanitaire et plus de soutien à l’OMS (qui reste si tributaire des compétences et moyens que les Etats membres veulent bien lui accorder !). On les souhaite, mais on ne saurait s’en remettre aux découvertes espérées des chercheurs, médicaments et vaccins.
Les inégalités, dimension majeure et/mais négligée. Une partie intégrante et effrayante du système, qui les admet, voire les justifie comme effet secondaire de la concurrence porteuse de bienfaits, de l’exaltation du plus fort. Elles vont en s’aggravant dans le monde entier : sociales, éducatives/culturelles, mais aussi physiques devant la maladie et l’accident. Aux États-Unis, l’espérance de vie des Afro-Américains est inférieure de 3,5 ans à celle des Blancs. Au Royaume-Uni, les Noirs courent quatre fois plus de risques de mourir du Covid-19. En matière de climat, penser à la double inégalité : les pays industrialisés en sont responsables pour la plus grande part, les pays en développement en souffrent le plus.
Vincent Barras, médecin, historien.1 Sur les experts en temps de Covid : « Le grand public est confronté à cette idée très troublante que la science, a priori, nage dans l’incertitude. Les scientifiques eux-mêmes sont parfois coupables d’en donner une fausse image lorsqu’ils estiment que les “vérités” qu’ils avancent ne peuvent pas être mises en doute (…). D’où l’importance des débats. »
Les rapports au corps : « Distance sociale et autres précautions nous rendent particulièrement conscients du fait de vivre dans un corps. Elles nous montrent aussi la valeur politique différentielle des corps (les “personnes à risque”, etc.) ». Différences selon les corps… inégalités encore.
Enseignements ? « J’espère qu’il y aura des changements positifs, qu’on se mette à consommer moins, à vivre selon d’autres valeurs. Mais les enjeux sont éminemment politiques, et l’espoir retombe. Un historien optimiste, c’est presque un oxymore. »
Quelques patrons lucides. André Hoffmann, vice-président de Roche : « Le doute n’est plus permis : la destruction de la nature rend l’humanité de plus en plus vulnérable aux flambées de maladies (…). Dire que la protection de l’environnement entraînerait un effondrement économique est contre-productif. Il faut investir dans les industries vertes, qui nous rapprochent d’une économie circulaire (…). Au lieu de continuer à trébucher d’une crise à l’autre, nous devons construire un monde plus résilient » (Le Temps, 8 juin 2020, p. 2).
« Il n’est pas question de rapiécer l’ancien système, qui est condamné par les défis écologiques et sanitaires. » Pas une phrase d’un activiste d’Extinction Rebellion mais de Klaus Schwab, patron du WEF. Dont l’édition 2021 voudra un « Great Reset » (La Grande Réinitialisation), vers un système plus juste et durable qui mettra aussi l’accent sur le racisme et de la discrimination – inégalités encore… (Le Temps, 4 juin 2020, p. 14).
La fréquence des fausses informations, durant la pandémie, a inquiété. Des officines comme celles qui ont manipulé une élection présidentielle états-unienne peuvent créer le chaos. Il y a un besoin aigu de contrôle de qualité. S’invite ici la question des « marchands de mensonges », les lobbys : agro-business, des énergies fossiles, des pesticides, etc. Depuis 50 ans, les chercheurs mettent au jour l’étendue des manipulations de l’industrie du tabac pour minimiser les données scientifiques et discréditer ceux qui œuvraient préventivement. Aujourd’hui, les mêmes méthodes sont utilisées pour camoufler les difficultés (catastrophiques) à venir. Tout cela aussi est promoteur d’inégalités.
Les dimensions politiques. « Les experts sont non seulement très sollicités en ce moment mais ils gagnent aussi en audience (malgré les controverses. Nous avons besoin des médecins et des scienti fiques parce qu’il n’existe aucune alternative » (Bruno Tertrais, Fondation pour la recherche stratégique, Le Temps, 15 avril 2020). J.-Y. Nau dit la nécessité d’« articuler au mieux le savoir scientifique et le pouvoir politique » (Revue Médicale Suisse, 1er avril 2020).
Pour une bonne surprise, cela a été une bonne surprise que de lire une forte prise de position des Président·e·s de Suisse, d’Allemagne et d’Autriche pour une politique climatique digne de ce nom (24 heures, Tribune de Genève et Tages-Anzeiger du 5 juin notamment). Ceci alors que, avec le déconfinement, on entend trop de personnes d’importance qui voudraient nous convaincre que, même s’il y a un souci climatique, il passe largement après des intérêts à court terme. Les chefs d’Etat insistent : on ne saurait opposer les défis lancés par le Covid-19 et ceux du dérèglement climatique. Les uns sont aigus depuis trois mois mais – cela ne peut être contesté – les effets dévastateurs du virus sont bien moins lourds que ceux à venir du bouleversement climatique – en termes de vies perdues ou gravement altérées. Vieux moi-même, je juge que ce que Simonetta Sommaruga et ses homologues veulent promouvoir est fondamental : « les personnes âgées doivent faire œuvre de solidarité avec les jeunes en leur laissant une planète où il vaut la peine de vivre ».
À ce stade, on a peu de garanties quant à l’étendue et au sérieux des actions que Confédération et cantons prendront en matière de climat (la loi sur le CO2 qui vient d’être votée est menacée par un référendum). Je crains beaucoup d’entendre ici l’échappatoire : «On ne peut pas être sage tout seul». Alors qu’un pays prospère comme le nôtre doit faire plus que la part proportionnelle à sa taille. Oui, nous sommes actifs, excellents, mais nous avons aussi su profiter de toutes les opportunités de «gagner». La Suisse devrait être tellement plus active en termes de solidarité internationale – de lutte contre les inégalités.
Conclure avec Christian Bobin : « Nous ne sommes pas ici pour triompher. L’existence peut offrir beaucoup mieux ». Très bonne idée – y réfléchir.