Chaque jour les derniers chiffres sont attendus avec impatience ; dans leurs bureaux, les épidémiologues fixent les courbes extrapolées qui s’envolent de leurs écrans vers l’avenir. Il y a une année à peine, très peu de gens connaissaient la signification des mots comme incidence, valeur de reproduction, ratio de positivité du test ; la différence entre létalité et mortalité ou entre efficacité et effectivité du vaccin. Et qui donc s’intéressait au taux d’occupation des lits de soins intensifs, aux nombres de respirateurs, de masques ou de doses de vaccin. Pourtant, aujourd’hui, sur la base de ces chiffres des décisions politiques conséquentes sont prises pour endiguer la pandémie de Covid-19 qui a considérablement modifié nos vies.
Pendant qu’une grande majorité de la population et de la gouvernance démontre une foi intense dans les chiffres, ceux-ci sont scrutés avec méfiance par d’autres. Notre cerveau possède une capacité de fonctionnement des biais de confirmation. C’est-à-dire qu’il accepte facilement les chiffres qui abondent dans notre sens et a une tendance à rejeter les chiffres qui n’apportent pas d’eau à nos moulins. L’être humain a besoin d’explications univoques et a de la peine à accepter la complexité. Les discussions se radicalisent de plus en plus, deviennent agressives et dégénèrent en une sorte de guerre des croyances. En dernière extrémité une citation, attribuée à Winston Churchill, est utilisée « Je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées ». Ces chiffres émanent-ils d’une réalité vérifiée ? Les chiffres en provenance de Chine rencontrent peu de crédibilité, ceux publiés par l’Office fédéral de la santé publique ont dû être corrigés à plusieurs reprises et des données scientifiques déjà publiées ont été retirées. Ces incohérences et erreurs et les discours changeants ont malheureusement contribué au fait que la crédibilité et la confiance dans les chiffres et données et, par voie de conséquence, dans les décisionnaires ont considérablement baissé.
La prise de décision basée sur des données manquantes ou erronées est particulièrement dangereuse
Les chiffres et les statistiques sont essentiels à l’exercice de notre métier, mais ils ne sont qu’une partie d’un tout et doivent constamment être remis en question par le bon sens, leur utilité, leur provenance et leur fiabilité. La prise de décision basée sur des données manquantes ou erronées, pas en lien avec la réalité du terrain, est particulièrement dangereuse. Nous, les médecins cliniciens, le savons bien, nous sommes formés à douter des chiffres de laboratoire s’ils ne collent pas avec la situation du patient, et avons l’habitude de redoser la valeur. Nous ne changeons pas nos approches thérapeutiques suite à un seul cas ou une seule étude publiée. Nous vérifions précisément la qualité et qui a effectué et financé l’étude, cherchons les biais et attendons la confirmation des résultats par des études indépendantes ou des méta-analyses. Nous rapportons continuellement nos observations de la vie réelle et les discutons avec nos collègues. Nous connaissons les taux des effets indésirables des médicaments que nous prescrivons quand même. Les pronostics des maladies issus de travaux statistiques ne nous empêchent pas de traiter chaque patient individuellement en nous adaptant à sa situation personnelle. Souvent, il nous manque des données pour choisir le traitement, surtout pour les maladies immunologiques rares et complexes. En l’absence de telles données, nous sommes habitués à décider dans l’incertitude, sous la forme d’un « educated guess » ou d’un processus d’essai et d’erreur. Nous devons prendre certains risques connus et inconnus et de concert avec nos patients, car la médecine défensive ou l’aversion des risques font de nous des peureux et de mauvais médecins. Le contact avec nos patients ne doit pas être déshumanisé, dicté par les algorithmes. Les expériences et observations de chaque jour des porteurs de responsabilité médicale au lit du patient, en ambulatoire ou en cabinet, les autorisent à émettre des opinions et à être entendus par les décisionnaires des administrations au moins autant que les indicateurs des systèmes digitalisés.
La digitalisation s’accélère, elle dispose d’une haute priorité dans l’agenda politique. Les gestionnaires et politiciens réclament des subventions, des moyens et des postes. De ce fait, tout devient meilleur, plus efficient, plus transparent, il y a moins d’erreur, moins de corruption, moins de papier et à la fin moins d’humanité. Mais les grands projets E-voting, E-ID, E-health sont cliniquement morts ou en réanimation permanente, pour quelle raison ne convainquent-ils pas ? Où donc sont les études statistiques comparatives qui démontrent que la digitalisation rend nos processus réellement plus efficaces et performants ? Si la digitalisation nous est vendue comme un remède universel alors nous devrions réclamer une certification par Swissmedic (bonne chance pour l’homologation).
La tentation des adeptes de la documentation, du contrôle, de la traçabilité, des planifications algorithmiques est incommensurable, mais elle est troublée par le malaise grandissant des utilisateurs.
La saisie des données réclame un immense investissement en temps. D’une part, cet exercice risque de créer de gigantesques cimetières de données dispendieux et, d’autre part, le compréhensible énervement des utilisateurs devrait être pris en compte par les concepteurs. Le stress lié aux technologies de l’information est omniprésent chez les docteurs, associé aux symptômes de burnout1. La bureaucratie excessive et l’informatisation croissante de la pratique sont des réalités dans les hôpitaux suisses, notamment les jeunes médecins passent aujourd’hui plus de temps au bureau qu’au chevet du malade. Parfois, il est nécessaire d’enterrer un projet ou d’interrompre une réforme qui part d’une bonne idée ou intention car elle n’est tout simplement pas applicable.
Notamment les jeunes médecins passent aujourd’hui plus de temps au bureau qu’au chevet du malade
PS : en ce qui concerne la citation attribuée à Winston Churchill, il s’agit d’une citation apocryphe.2 Après enquête, le journal anglais The Times répondait : … « nous n’avons jamais entendu parler de cette citation. Pas même, tel que cela avait été tout d’abord admis, en lien avec une propagande nazie ayant eu pour but d’ébranler la crédibilité de Churchill ». Il s’agit en réalité d’une citation de l’évêque allemand Otto Dibelius.3 Il est parfois difficile de démêler le vrai du faux, que ce soit avec les chiffres, les statistiques ou … les citations.