Au travail, dans les médias, dans la rue, dans le train, aux repas de famille, partout l’organisme minuscule et sournois (OMS ?) s’invite dans les conversations. Après Harry et Meghan Markle, voilà une autre tête couronnée dont on aperçoit la photographie dans le moindre imprimé ; ou peut-être faudrait-il plutôt parler d’infographie, de dessin modélisé, d’évocation artistique. Le coronavirus a bien quelque chose d’un prince : sa réputation le précède, sa visite se prépare longtemps à l’avance, au sommet de l’État. À peine trouvait-on en Europe la moindre particule virale, tout juste commençait-on à chercher la petite bête (dans le nez de quelque infortuné malade) que, déjà, le pays bruissait de rumeurs à son propos. Mais la comparaison avec un dignitaire royal, douteuse il est vrai, s’arrête là. Le germe vagabond est apatride, ne connaît pas de frontière et fréquente toutes les classes sociales : il répondrait mieux au profil de l’anarchiste transnationaliste qu’à celui d’un quelconque souverain. Sans foi ni loi, hormis celles de la nature. Le monde entier baigne ainsi, pas nécessairement dans la maladie elle-même, mais dans l’idée du virus – dans la possibilité d’un microbe – comme une pellicule photographique trempe dans son bain révélateur. Des lignes de démarcation se font jour, des silhouettes apparaissent, des postures se devinent. S’il fallait en décrire les contours, quitte à les caricaturer un peu, à quoi ressembleraient-elles ?
Il y a d’abord les rationalistes, qui ont mis d’emblée la grippe en balance : « à l’heure actuelle, voilà les faits, voilà ce qui tue vraiment ». Ils calment le jeu, prennent du recul, rassurent d’une main tout en gardant l’autre prête à l’action. À l’opposé, on trouve les alarmistes qui posent la question qui tue (elle aussi, quoique différemment) : « à l’heure actuelle, oui, mais demain ? ». Ils déplorent l’absence de contrôle, appellent à la fermeture des frontières, à des mesures seules à même, selon eux, d’endiguer la propagation de la maladie. Ils se plaignent parfois de l’impréparation étrangère (ici, les nations retrouvent leur importance). Plus discrets sont les écureuils, qui anticipent, font des réserves, se préparent au confinement, dans une époque de toute façon depuis longtemps individualiste et collapso phile.
Deux maximes pleines de sagesse les guident : « on n’est jamais trop prudent » et « on n’est jamais mieux servi que par soi-même ». À l’extrême, des gens cèdent à la panique et dérobent, comme à Nice, les fournitures médicales dans les hôpitaux – pâle copie de Zorro, le justiciable masqué est arrivé. On croise aussi des moralistes qui dédaignent la coronamania pour mieux prendre à partie leur interlocuteur : « et le choléra au Yémen, qui en parlait ? ». Dans un registre un peu différent, il y a les spécialistes du boycott qui, déjà, ne veulent plus entendre parler de toute cette histoire. Fatigués du battage médiatique et de la viralité du virus, ils sont pour ainsi dire vaccinés d’avance. Ce sont peut-être les mêmes qui éteignent bruyamment leur télévision lors des mondiaux de football – maigre consolation, les grands événements sportifs sont annulés. À côté, on aperçoit d’infatigables sentinelles, qui scrutent avec inquiétude, jour après jour, le nombre de cas avérés, communiquant à tout-va le dernier score en date. On tombe aussi sur des cyniques qui, par provocation ou par inconscience, se réjouissent des mêmes chiffres au nom de la lutte contre une prétendue surpopulation ou quelque autre cause douteuse. Enfin, il serait à coup sûr possible de dénicher quelques complotistes, mais quel événement n’en génère pas, de nos jours ?
La liste pourrait s’allonger (on n’a mentionné ni les plaisantins auteurs de canulars ni les comportements racistes envers les personnes d’origine asiatique) et se renouvelle chaque jour. Toutes ces attitudes figurent à vrai dire moins des catégories fixes que des états d’âme dont chacun peut, à divers degrés, faire l’expérience au cours d’une seule et même journée vécue au milieu du vacarme coronaviral. Pourtant, on peine à croire qu’un simple microbe – dont on ne verra a priori jamais, même en l’attrapant, le bout d’une protubérance protéique – suffise à générer une telle diversité, une telle intensité de réactions. De quoi le coronavirus est-il donc le nom ? De l’emballement d’un univers de l’instantané, mondialisé, hyperconnecté, où même les maladies sont à présent « disruptives » ? D’un phénomène de groupe à grande échelle pour la qualification duquel il est nécessaire de puiser au vocabulaire de la psychiatrie (« psychose », entend-on à répétition) ? Du vertige de chacun et chacune face à l’éventualité de la maladie et de la mort, la sienne ou celle de proches ? D’une fatalité aussi ancienne que l’être humain, les épidémies, que les évolutions médicales ont permis de contrôler à peu près, au moins pour certains continents ? Difficile de trancher. Au-delà d’un agent infectieux qui a fait les preuves de sa potentielle dangerosité, le coronavirus est un grain de sable qui enraye une machine bien rodée. On a l’impression d’une pièce de théâtre où les acteurs jouent leur rôle, disent leur texte à la perfection. Mais, à la suite d’un changement impromptu de quelques détails dans le décor, certaines répliques se mettent soudain à sonner faux, ou prennent une signification nouvelle. Ainsi, les autorités (médicales ou gouvernementales) rassurent, mais comme il s’agit à la réflexion du seul discours que l’on peut attendre de leur part en de pareilles circonstances, celui-ci perd un peu de sa force. Tout un chacun se sent alors autorisé à écorner la ligne officielle, à se forger sa propre opinion. Les journalistes informent à merveille, mais le feu d’informations est si nourri, si constant qu’une conclusion rationnelle, en rien psychotique, pourrait être : « il y a donc des raisons d’avoir peur ». Les soignants, quant à eux, font leur métier. C’est un métier à risque, fait d’altruisme et de sacrifice, aussi leur attribue-t-on parfois le statut de « héros du quotidien » : ils le seront peut-être encore un peu plus que d’habitude. En cela, ils peuvent se faire, mutatis mutandis, les héritiers du Dr Li Wenliang, ou encore, dans un registre littéraire, de la figure du Dr Rieux dans le roman La Peste d’Albert Camus. Un personnage qui conclut son expérience de la calamité avec la volonté de témoigner « pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». Cette posture-ci, pour générale qu’elle soit, n’est pas sans intérêt.
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