La pandémie de coronavirus oblige les soignants en santé mentale à réinventer leur manière de travailler et à penser de nouveaux cadres thérapeutiques, les patients réagissant de manière singulière à cette situation extraordinaire. Sur un plan populationnel, les interventions envisagées (e.g. hotlines, soutien aux professionnels et aux équipes) doivent trouver un équilibre entre une « psychiatrisation » des vécus d’ordre existentiel et une banalisation des effets psychologiques d’une pandémie. Sur les plans institutionnel et politique, la psychiatrie peut conseiller les décideurs quant aux impacts psychologiques et à la communication.
Il y a six mois, je pense que j’aurais presque été content de cette pandémie. Je n’avais qu’une envie, c’était de rester chez moi et ne voir personne. Là, je vois que je vais mieux parce que cette situation me pèse. Finalement je ne suis peut-être pas si différent des autres…
Comme toujours, les personnes que nous soignons sont nos meilleurs guides lorsque, face à une nouvelle donne, il nous faut repenser notre pratique. Ces mots d’un de nos patients, chez qui la situation actuelle fait renaître un sentiment d’appartenance perdu suite aux difficultés psychiques, l’illustrent bien. Ils nous rappellent la pluralité de l’expérience humaine dans la période exceptionnelle que nous vivons. En exposant ici quelques généralités sur la place de la psychiatrie dans la crise sanitaire actuelle, nous proposons au lecteur de garder à l’esprit ce regard singulier, parfois inattendu, que chaque sujet porte sur les événements et qui doit fonder nos actions cliniques.
La pandémie de coronavirus confronte les soignants en santé mentale à de multiples défis. Sur le plan de leur pratique quotidienne, 1) elle les oblige à réinventer leur manière de travailler et à penser de nouveaux cadres thérapeutiques. Sur un plan populationnel, 2) les responsables des dispositifs psychiatriques, psychothérapeutiques et de soutien ont à trouver un juste équilibre entre une « psychiatrisation » des vécus d’ordre existentiel avec une surenchère dans les réponses données et une banalisation des effets psychologiques d’une pandémie. Enfin, sur les plans institutionnel et politique, 3) la psychiatrie doit pouvoir conseiller les décideurs quant aux impacts psychologiques et aux offres de soutien à mettre à disposition des soignants, sans être, là non plus, dans l’excès.
D’un point de vue de la pratique clinique, on a assisté - en début de pandémie et en réaction aux recommandations de l’autorité sanitaire - à un phénomène de retrait, tant du côté de la psychiatrie institutionnelle que privée. Beaucoup de suivis ont été suspendus et l’activité s’est réduite aux urgences dans bon nombre de cabinets et de lieux de soins. Au-delà des impératifs de santé publique, ce mouvement a pu aussi être en lien avec l’hypothèse qui circule largement, selon laquelle les patients psychiatriques composeraient plus facilement avec certaines situations de crise (guerre ou épidémie justement), idée qui ne s’est pas complétement vérifiée. En effet, sur le terrain, il a été constaté que si certains patients décrivaient se sentir moins seuls puisqu’insérés dans une expérience collective de crise et de solitude, d’autres étaient durement affectés par ce qui se passait, voyant parfois leurs fantaisies morbides (e.g. risque de mourir, peur d’une pénurie alimentaire) rencontrer de trop près la réalité et se péjorant sur le plan psychique, ce qui rejoint les quelques publications déjà existantes.1,2 En parallèle, les structures bas-seuil, type foyers d’accueil ou établissements pour migrants devaient faire face à des problèmes de santé mentale plus importants que d’habitude. Un mouvement inverse s’est alors installé, se traduisant par une reprise des activités via téléconsultation du côté privé et public, mais aussi par la mise sur pied de dispositifs spécialisés de psychiatrie mobile permettant, en respectant les précautions d’hygiène nécessaires, un accès direct aux patients les plus vulnérables. À notre sens, il est tout à fait crucial que les suivis habituels aient pu ainsi reprendre, pour les patients, mais aussi pour ne pas surcharger les structures hospitalières, qui elles ont dû ouvrir des espaces spécifiquement dédiés à l’accueil des patients touchés par le virus.
L’exploration de nouveaux dispositifs, que cela soit par téléphone ou visioconsultation, est un enjeu complexe pour le clinicien. La rencontre ainsi transformée est inhabituelle, familière et étrange à la fois. Elle implique des contraintes et des limites mais se révèle aussi d’une grande richesse : Vous savez, de ça, je pense que je n’aurais pas pu vous en parler dans votre bureau, nous disait une patiente. Via Skype ou d’autres logiciels, les patients sont amenés à nous montrer leur intérieur, ils nous parlent « de chez eux », la réciproque étant vraie pour les thérapeutes en télétravail. Les frontières entre l’espace de la séance et l’espace privé sont poreuses, les vécus d’intrusion ne sont jamais loin, la caméra n’est pas disposée au hasard (sur un fond blanc neutre ou montrant les détails d’une pièce). Tout cela constitue en soi un matériel intéressant, qui gagne à être thématisé et permet, entre autres, une riche réflexion autour du « montrer-cacher ». Dans l’évolution clinique des patients, nous avons pu observer des mouvements d’affiliation par ailleurs réjouissants, tels que celui évoqué en ouverture de notre propos, mais aussi des péjorations associées à la perte de liens sociaux. Le temps « suspendu », vécu par certains, a fait écho au passé, par exemple à l’ennui et l’attente ressentis comme enfant négligé. On notera aussi de très nombreuses répercussions du confinement, comme par exemple la situation difficile de parents séparés de leur enfant qui vivait en foyer d’accueil, ces derniers ayant choisi de mettre fin aux visites dans les familles.
D’un point de vue populationnel, les cantons romands ont chacun déployé des dispositifs spécifiques, qui se sont largement appuyés sur l’expérience de professionnels engagés de longue date dans l’aide psychologique d’urgence (APU). Cette discipline, qui s’est développée dans les pays touchés par des événements à fort impact traumatique (attentats, catastrophe naturelle, accident de grande ampleur) a développé une expertise dans la réponse sur les plans individuels et de santé publique à ce type d’événement. La présente situation a cependant pour spécificité son caractère graduel et « anticipé » (voir « l’attente de la vague », largement relayée dans les médias et suscitant de fortes réactions émotionnelles), sa relative invisibilité en tous cas dans les premiers temps de l’épidémie, et sa temporalité longue, tous facteurs alimentant un vécu de non-maîtrise, de vulnérabilité et de danger durable. Concrètement, on a constaté dans les différentes régions une mobilisation d’une part d’intervenants en santé mentale, d’autre part d’ecclésiastiques formés à l’APU. Ces derniers ont en particulier une expertise dans l’accompagnement des deuils dans des circonstances difficiles, et peuvent intervenir dans ce domaine.
Les dispositifs mis en place s’articulent autour de différents types d’interventions, détaillées dans le tableau 1 et qui recoupent celles proposées dans la littérature.3,4 De manière générale, il s’est agi, comme pour l’aide psychologique d’urgence de garder à l’esprit un principe de proportionnalité et de privilégier l’appui sur les ressources propres des personnes et des institutions.
D’un point de vue institutionnel et politique finalement, les professionnels de la santé mentale doivent pouvoir conseiller et soutenir les autorités en évitant deux écueils. Celui d’une réactivité trop importante d’un côté, qui pourrait conduire à la mise en place de dispositifs non nécessaires et, ou, court-circuitant des structures existantes parfaitement opérationnelles, créant des besoins, des attentes et des déçus. Celui d’une forme d’attentisme d’autre part, qui conduirait ensuite à des injonctions urgentes guidées par des préoccupations politiques (répondre à une angoisse bien normale de la population) plus que par une nécessité clinique. Un enjeu important est par ailleurs d’encadrer, contenir et éviter de donner trop de crédit à toutes sortes d’initiatives de personnes aux compétences autoproclamées, sans contrôle reconnu. Ces mouvements peuvent témoigner d’un besoin urgent d’agir pour contenir des angoisses groupales ou individuelles, mais aussi de l’utilisation de cette période complexe pour gagner une part de marché ou, parfois, combler quelques failles narcissiques.
Nous conclurons en revenant au début, par un clin d’œil aussi à un récent éditorial de l’un d’entre nous sur Le désir d’être inutile.5 À 21h tous les soirs, lorsque sonnent les cloches et battent les mains de nos voisins, certains d’entre nous dont le quotidien aujourd’hui peut aussi être fait d’un certain désœuvrement, aimeraient, bien naturellement, pouvoir agir, faire quelque chose contre cette marée de souffrance humaine. En plus des actions décrites, nous avons aussi à « simplement » poursuivre notre travail quotidien, qui reste, plus que jamais, porteur de sens dans ces circonstances troublées.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
à Yves Froté, infirmier spécialiste clinique, MsCsi, Service de Psychiatrie de liaison du CHUV et Cellule Psychologique Vaudoise et au Dr Stéphane Saillant, Centre Neuchâtelois de Psychiatrie, pour leurs apports au manuscrit.
▪ Une réponse cohérente à la pandémie intègre des offres spécifiques pour les patients, la population et les professionnels
▪ La consultation à distance pèse fortement sur la relation thérapeutique mais peut être féconde
▪ Le dispositif doit s’appuyer sur les ressources existantes en les renforçant au besoin
▪ Les offres d’aide de personnes sans formation sérieuse reconnue sont à considérer avec une grande prudence
▪ Un équilibre est à trouver entre psychiatrisation de la souffrance humaine et banalisation des impacts psychologiques
La pandémie de coronavirus oblige les soignants en santé mentale à réinventer leur manière de travailler et à penser de nouveaux cadres thérapeutiques, les patients réagissant de manière singulière à cette situation extraordinaire. Sur un plan populationnel, les interventions envisagées (e.g. hotlines, soutien aux professionnels et aux équipes) doivent trouver un équilibre entre une « psychiatrisation » des vécus d’ordre existentiel et une banalisation des effets psychologiques d’une pandémie. Sur les plans institutionnel et politique, la psychiatrie peut conseiller les décideurs quant aux impacts psychologiques et à la communication.
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