Si l’on veut s’occuper – puisque manger dehors, voyager, se sentir vivre, sur-vivre (ou s’amuser) devant des spectacles est devenu impossible – le mieux est d’apprendre à surfer avec élégance sur l’incertain. Même si, c’est vrai, malades et sinistrés économiques n’ont pas cette distraction: ils surnagent tant bien que mal, s’accrochant, avec leurs existences fragilisées, aux bouées de la solidarité. Pour les politiciens, c’est encore autre chose. La plupart prennent un air sérieux, font semblant de se fixer des objectifs. La réalité, c’est qu’ils tentent simplement de garder le pays à flot, malgré un monde qui s’effiloche. Pour affronter les opinions changeantes et le kaléidoscope des croyances du public, ils organisent des conférences de presse, rites où le présent qui détermine le futur est mis en chiffres (nombre de cas, de morts, de doses de vaccins injectées, etc.). Mais les chiffres ne sont que la traduction désincarnée et rassurante de l’incertitude et du drame. Ces conférences, ce sont les spectacles vivants (bien que tristounets) qui restent alors que les autres sont interdits: les mots swinguent, le langage est ambigu, d’un côté des promesses, de l’autre « du sang et des larmes ».
Heureusement, nous assure-t-on, tout cela aura un dénouement, le spectacle quittera les conférences de presse pour revenir dans les salles. Scientifiques et politiciens annoncent, reprenant en cœur la même métaphore, qu’on commence à voir « la lumière au bout du tunnel ». Mais quelle lumière ? Celle qui résultera de la campagne de vaccination ? Certes, vacciner au plus vite la population, le faire de manière éthique, et en gardant, voire en créant un climat de confiance, est crucial. Mais de cette pandémie, aucun pays ne se sortira seul, ni économiquement ni sanitairement. Si le virus traîne dans des centaines de millions de corps dans le monde entier, des variants, potentiellement plus dangereux, vont se multiplier. Qu’elle le veuille ou non, l’humanité appartient à une communauté biologique.
En ce début 2021, difficile d’estimer à quel endroit du tunnel nous nous trouvons. Proches de la lumière, vraiment ? Et cette lumière, sera-t-elle celle du jour d’avant ? Ou la clarté qu’on devine n’est-elle qu’une illusion, le chemin étant à son début plutôt qu’à sa fin, et l’humanité engagée dans un tunnel d’un nouveau type ? Dans les profondeurs du futur, peut-être faudra-t-il se contenter de lumière artificielle.
D’autant qu’en ce début 2021 une autre pandémie, une forme infectieuse d’obscurité politique, menace tous les pays. Celle du faux, de la post-vérité qui devient prétotalitaire, de l’extrémisme haineux qui sort des réseaux sociaux pour entrer dans des corps de milliers d’individus. Celle des manifestants du Capitole de Washington, et de la dangereuse vacuité de leurs slogans complotistes et racistes. À travers eux, le grand-guignolesque du trumpisme s’est soudain dévoilé sous forme de déguisements, de peintures faciales, de peaux de bison et de coiffe à cornes. Ce n’étaient pas des révolutionnaires qui venaient demander plus de justice, mais des petits clones de leur idole, dont le ridicule et le bouffon donnaient à voir l’idéologie, portant des t-shirt « guns and god », brandissant des drapeaux confédérés (symboles esclavagistes) ou exhibant des tatouages QAnon. La soupe populaire de l’orgueil, du ressentiment et de la prétention, mélange de suprématisme blanc et d’affirmations néonazies disneylandisées.
Qu’ainsi mis à nu, le trumpisme soit pathétiquement tragicomique ne dispense pas de désigner ses causes. Les multiples lâchetés, ces dernières années, du Parti républicain et de la classe politique américaine, d’abord. Plus largement, l’accumulation de flatteries et fausses promesses, dont aucun parti (dans aucun pays), n’est indemne. C’est certes avec un aplomb jamais vu en démocratie que le trumpisme a manipulé les émotions, les instincts et les dénis de réalité. Mais tout cela n’a été possible que parce qu’existe un profond malaise dans la population, ou plutôt une frustration, celle d’être gouvernée par des « élites » qui partout, avec cynisme ou condescendance, imposent leurs propres intérêts. Sans compter ce phénomène, d’une ampleur inédite: l’appauvrissement croissant des pauvres et des classes moyennes face à l’enrichissement ultrarapide des ultrariches.
Le populisme est le symptôme d’un vrai problème. Nous n’avons pas d’autre choix que de le prendre au sérieux. Sans être dupes, bien sûr. En sachant qu’il n’est en rien un projet démocratique. Avec son idolâtrie sans réserve du chef, il forme un système sectaire. Mais pour ceux qui y adhèrent, il représente la liberté, une promesse de renouveau, un idéal, avec sa propre cohérence. Enfermés dans des bulles de croyances magiques et d’attitudes identitaires, ils s’imaginent libres et omniscients. Le totalitarisme moderne ressemble en bien des points à celui du 20e siècle, avec sa folie autocentrée, ses machinations perverses et sa banalisation de la violence. Sauf que s’y ajoute un danger particulier à notre époque: le déni des lois contraignantes de la nature, au moment où certaines (pandémique, climatique, par exemple) s’installent au cœur de l’actualité.
Le futur est incertain mais il a en héritage de gigantesques problèmes environnementaux et une profonde révolution technologique. Ou encore la circulation accélérée et la désintermédiation des informations. Avec, en conséquence, la construction de nouvelles et étranges convictions. En 2021, la science comme pratique – et surtout comme savoir – dérange. Même dans les pays développés, sa contestation s’intensifie, les opinions priment sur les faits. Et puis, ici et là, surgissent – sortes de sous-produits populistes – des marchands de certitudes, des gourous ou des « illuminés » qui prétendent que l’incertain est certain, que le noir est blanc, ou vice-versa. Quantité ont émergé à l’occasion de la pandémie. Ils sont sûrs du présent et affirment leur clairvoyance vis-à-vis du futur. Partout, dans les médias, depuis février dernier. On les a entendus affirmer que la pandémie était finie. Ne rendant jamais de comptes, ils égrènent maintenant un chapelet de stupidités prophétiques à propos des vaccins.
Il est temps de prendre la mesure de tout cela. Nous devons repenser ce qu’est le débat public, ce que nous entendons par liberté d’expression, jusqu’où les Big Data et leurs réseaux sociaux doivent être laissés à leur pseudo-neutralité. Mais aux populismes et aux gourous qui gravitent autour, nous ne répondrons qu’en ouvrant des perspectives, en sortant la politique du sentiment d’impuissance.
Regardant l’avenir, il n’existe que de l’incertain, mais il peut s’y ajouter des désirs. Sur les projets, ils exercent une pression auto-réalisatrice et sur les dystopies, ils ont des propriétés auto-invalidantes. Parmi les scientifiques se trouvent des collapsologues. Ils ont raison. Mais où se trouve, chez eux, la part active du désir ? D’autres sont transhumanistes. Mais où s’exprime le désir de désirer non pas la fin, mais l’inconnu ? Il faut se réconcilier avec l’espoir. Tout n’est pas joué.
Le futur est en grande partie déterminé par les réalités actuelles – ce tunnel dans lequel nous nous trouvons et dont nous ne savons pas grand-chose – mais dépend aussi de ce que nous en attendons. Nous devons le penser, le souhaiter, c’est-à-dire apprendre non seulement à nous remettre à désirer, mais à désirer autrement, plus large, plus humain, plus spirituel, plus poétique.
Recevez une fois par semaine, le résumé des actualités Covid-19 par email.
Je m’inscrisRetrouvez les conférences du colloque du 2 Juillet 2020 organisé par Unisanté dans la rubrique Colloques/Unisantéil.
Accéder aux conférences