Population épuisée, contacts humains évanescents, souffrance diffuse, récession économique : le quotidien s’alourdit, ces jours. Aussi nécessaires soient-elles, les actions de santé publique divisent la société et cloisonnent les esprits. À chaque décision, les controverses croissent et prennent une tonalité plus violente. Heureusement, il y a les vaccins, ces vieilles trouvailles soudainement métamorphosées en substances magiques, prodigieuses, sortes de talismans anti-désarroi civilisationnel. Leur arrivée est une promesse qui nous aide à tenir le coup et tenir ensemble (même les complotistes en font le ciment de leur existence commune). Les vaccins, donc, pourraient mettre fin à la pandémie avant l’automne. Ou pas.
Car il va falloir aller vite. Nous entrons dans une course de vitesse. Non seulement pour soulager le système de santé et l’économie, mais aussi pour ne pas se trouver pris de court par les variants, dont l’émergence inquiète les scientifiques. Sans que l’on sache bien pourquoi, en quelques semaines plusieurs sont apparus un peu partout dans le monde – Grande-Bretagne, Afrique du Sud, Brésil, États-Unis – et portent désormais non plus sur une ou deux, mais sur des dizaines de mutations. Une contagiosité accrue fait leur succès. Elle entraîne de facto une hausse de l’immunité de groupe nécessaire au contrôle de la pandémie. Certains variants pourraient aussi se montrer capables de contourner l’immunité des patients déjà infectés, voire d’échapper aux vaccins actuels. Et les données concernant leur létalité (supérieure ou pas ?) restent incertaines – avec un penchant vers l’inquiétant.
Il y a plus grave. Selon des spécialistes de la modélisation, le virus du Covid et ses mutants ont encore une belle marge de « progression » (vers le pire). Si le hasard combiné à la pression évolutive les fait muter à quelques endroits précis, ils pourraient devenir encore plus transmissibles et mortels. Bref, une année après son arrivée sur la scène du monde, le Covid continue d’y faire le spectacle et de décider du scénario.
Question course de vitesse, nous en sommes à la lenteur des commencements (en Suisse particulièrement). Le virus se promène loin devant la riposte de l’humanité. Il faut dire que la logique nécessaire à la vaccination de masse représente un immense casse-tête. Après celui de Pfizer (et BioNtech), l’arrivée des vaccins de Moderna, puis certainement d’Astra-Zeneca, exige la mise au point de trois filières de distribution. Et pour le moment, la production de vaccins ne suit pas la demande. Nous sommes en situation de pénurie d’un bien ultra-recherché, ce qui, dans notre monde capitaliste, donne tout pouvoir aux vendeurs. Certes, pour des gens comme vous (probablement) et moi, les vaccins devraient être des produits non commerciaux, des biens publics de l’humanité, comme le demande l’OMS. Mais malgré le cauchemar actuel on est loin de ce rêve. La priorisation de distribution aux nations par les producteurs de vaccins se fait selon des négociations commerciales, un souk international, qui s’est déroulé en bonne partie cet été (un moment où, en Suisse, de nombreux leaders politiques estimaient que la pandémie était terminée, si bien que nous avons traîné), dont les tenants et aboutissants se discutent dans les arrière-boutiques du pouvoir, hors de portée des contrôles démocratiques. Une immense boîte noire, dont l’opacité est le cœur des règles imposées par les entreprises (et que les pays ont dû accepter sous peine de se retrouver sans vaccin).
Aussi bien la Suisse que la Communauté européenne se plaignent de ne pas recevoir les doses selon le rythme promis par Pfizer. Pour des raisons peu claires (des travaux d’agrandissement de l’usine de production sont évoqués, mais rien n’est sûr), et sans que l’on sache si cela signifie que les contrats signés ne sont pas honorés, ni que l’on ait la moindre clarté sur la suite du programme. Les producteurs tiennent le couteau par le manche et nous ne connaissons même pas la forme du couteau. Nous ne savons pas non plus si d’autres pays sont en train de tirer leur épingle du jeu, et d’obtenir une accélération de la livraison de vaccins, à notre détriment. Des pays grands et puissants, ou, comme Israël, prêts à payer plus, et surtout à partager des données de leurs patients vaccinés (en l’occurrence, avec Pfizer), acceptant de brader l’éthique pour l’efficacité.
Coïncidence, ou véritable cause des retards ailleurs ? En tout cas, le 23 décembre, le gouvernement américain a versé 1,95 milliard de dollars à Pfizer pour la livraison de 100 millions de doses supplémentaires, dont 70 millions à fournir avant le 30 juin. Forcément, lorsque la Suisse se plaint de ne pas recevoir dans les temps la première partie de ses 3 millions de doses précommandées, sa voix semble un peu faiblarde. Quant aux pays pauvres, puisque les riches se sont rués sur les doses disponibles, il ne leur reste comme options que des donnant-donnant avec la Chine ou la Russie (pour des vaccins non scientifiquement validés), ou l’attente que COVAX, la démarche vaccinale solidaire portée par l’OMS, donne ses premiers résultats. Mais l’argent manque. Une vaccination mondiale prendra des années, disent certains optimistes. Les pauvres sont les premières victimes dans les pays riches et seront sur Terre les derniers vaccinés.
Tout a changé, avec cette pandémie. Mais en même temps, le monde qui se révèle à nous – ces injustices, ce chaos qui nous déstabilisent et nous inquiètent – existaient avant. La contestation du progrès aussi, de manière de plus en plus forte et étrange. Les vaccins représentent un succès majeur de la modernité et de la médecine. Et pourtant : leur utilisation est radicalement contestée par une partie de la population. Des groupes antivax s’organisent en milices, les réseaux sociaux complotistes forment une pandémie à part. Il faudrait vacciner les gens contre les fausses informations avant de pouvoir les vacciner contre le virus. En même temps, et comme en miroir, dans les mêmes pays, des individus refusent, pour eux, les règles éthiques de distribution des vaccins. Ils cherchent par tous les moyens d’égoïstes passe-droits. D’un côté comme de l’autre, les mêmes bases de narcissisme et de désir mimétique font germer une même violence. Nos sociétés sont malades de leur désordre avant d’être malade du Covid.
La crise nous oblige à nous poser les bonnes questions. La continuelle volonté de domination, la conception de la libération par la seule technologie ne suffisent pas à faire un programme pour un futur humain. Nous nous imaginions être parvenus à un stade d’avancement de civilisation unique dans l’Histoire. Malgré quelques imperfections, nous pensions vivre selon la raison, la justice et la maîtrise du monde. Or l’irrationnel prolifère, l’injustice a rarement été aussi répandue, voire banalisée, et la pandémie montre notre profonde – et constitutive – vulnérabilité, malgré notre savoir, face à la nature qui nous englobe et nous fait face. Nous nous sommes leurrés sur nous-mêmes. Il va falloir changer de manière de penser.
Et si l’urgence était de créer un monde plus poétique, et non un monde d’après copié sur celui d’avant ? Et si, finalement, l’essentiel était affaire de courage (d’exister, de créer) ? Comme l’a merveilleusement dit la jeune poétesse américaine Amanda Gorman à la prestation de serment de Biden : « Car il y a toujours de la lumière, si seulement nous sommes assez courageux pour la voir. Si seulement nous sommes assez courageux pour l’être. »
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