Ces dernières semaines, nos autorités et la presse ressassent, comme si cela était inédit, le danger d’une mise sous pression des milieux hospitaliers et des soins intensifs en particulier. En cause : un vilain plus petit qu’un canard, un virus qui se la joue version pandémie. On nous répète que les soins intensifs fonctionnent « à flux tendu » et que le danger de débordement par l’afflux de patients est immense. Quel est donc ce système dont on entrevoit les périls sans en connaître toujours le sens, les limites et encore moins le remède ?
La politique du flux tendu, appelée aussi « toyotisme » (just in time, en anglais), aurait servi, à l’origine, à gérer le problème du stockage dans les très petites échoppes japonaises, en déléguant ce problème à d’autres acteurs. Dans les années 60, les dirigeants de Toyota1 ont appliqué ce concept à l’échelle industrielle pour augmenter efficacité et rendement. Le concept de base a été repris par la suite par de nombreuses filières industrielles mondialisées. Vous achetez un lit aujourd’hui : vous en tâterez le confort seulement dans quelques semaines ou quelques mois parce que les stocks sont onéreux et donc bannis. Le principe de la production en flux tendu veut que celle-ci soit «tirée» (par la demande d’un client qui déclenchera la mise en fabrication d’un produit) ou « poussée » par l’offre (où le bien est produit avant qu’un besoin particulier n’ait été formulé par le client). Cela demande une bonne coordination entre les différents acteurs de la chaîne (fabricants, fournisseurs, transporteurs, etc.) et oblige à prier pour qu’aucun incident ne vienne interrompre la chaîne de production-distribution.1
Cette méthode de management est aussi applicable aux services et employée dans les hôpitaux depuis une trentaine d’années. La politique économique de la santé exige que l’on travaille au maximum en flux tendu pour éviter le stockage, en flux « tiré » en général. Mais voilà, les stocks, manquants dans la crise actuelle, ce ne sont pas des lits ou des respirateurs comme nous assènent, très hypocritement, politiciens, administrateurs et journalistes, mais bien du personnel soignant, du médecin au personnel technique, qui fait fonctionner la machine. On a tenté de maîtriser le coût de l’hôpital en diminuant d’abord la durée de séjour des patients, par la mise sous pression du personnel, en minutant son travail pour le rendre plus efficient et en supprimant des « lits » d’hospitalisation pour justifier en catimini la réduction de personnel que cette méthode sous-entend forcément. Avec le risque de créer des conditions de travail pénibles même hors pandémie. De fait, les médecins, les infirmières, les aides et jusqu’aux membres du service d’entretien, sont transformés en Charlot des Temps modernes avec une considération et une reconnaissance plus que chiches.
Depuis longtemps, les hôpitaux marchent à flux tendu « tiré » au gré des épidémies annuelles de grippe, des prises en charge de plus en plus sophistiquées et d’une certaine tendance de nos sociétés à considérer la mort comme inacceptable, en s’acharnant un peu plus (trop ?) devant l’inéluctable. On mesure en 2020, à l’occasion de cette pandémie extraordinaire, les limites de cette politique économiste menée à outrance. Cette crise agit comme un incident dans le ronron néolibéral qui régit le domaine de la santé depuis les années 80. La chaîne est sur le point de se rompre. L’hôpital est un colosse aux pieds d’argile.
La rentabilisation du système de santé par l’augmentation du taux d’occupation des lits et par la diminution du personnel occasionne de la pénibilité au travail, dont les administrateurs qui reçoivent des enveloppes budgétaires de plus en plus serrées ne se soucient guère. Notre système hospitalier basé sur des besoins habituels, suffisant pour naviguer en mer calme, n’est pas capable de passer en mode « poussé » rapidement, en augmentant sa puissance, pour faire face à la crise. Une grosse lame de fond déferle et notre petit monde imprévoyant se plaint d’avoir les chausses humides. Cette pandémie appelle des soins accrus mais le système ne peut lui faire face. Catastrophe ! Les restrictions imposées par une politique bornée ont conduit au manque de personnel qualifié dont on a cruellement besoin maintenant. Ce n’est pas le matériel (respirateurs, masques, lits, etc.) qui manque réellement. En tout cas pas pour cette deuxième vague prévisible. C’est le personnel qui fait défaut car celui-ci ne se forme pas en deux coups de cuillère à pot.
Alors on appelle en renfort les civilistes, l’armée ou encore des volontaires bénévoles pour venir soutenir un personnel pressé comme un citron et qui tire la langue. Ce microcosme indispensable, mobilisé sans (a)ménagement, sera applaudi à nos fenêtres et se verra peut-être offrir un pin’s symbolisant la gratitude d’un système basé sur le profit avant tout, même au sein d’un organisme public, qui, décidément, n’apprend rien de ses erreurs.
Le nombre de lits n’a cessé de diminuer ces dernières années. La charge de travail, elle, n’a pas baissé pour le personnel. Au contraire ! Nos dirigeants coincés dans la vision du rendement à tout prix n’ont rien vu venir ! Le système est devenu branlant et brutal par manque patent d’anticipation. Le personnel soignant a été sacrifié sur l’autel de cette logique mortifère du flux tendu lorsqu’elle est appliquée à l’hôpital. Non, le milieu de la santé et les hôpitaux en particulier ne peuvent être gérés comme une usine automobile. La pingrerie qui consiste à rogner sur le nombre de lits, comprenez en diminuant la taille du personnel soignant, à augmenter les cadences ou à ergoter sur le coût de formation des professionnels de santé, conduit à la situation actuelle. On ne peut pas engager les pompiers lorsque l’incendie est déclaré, pour paraphraser un professeur parisien qui soulevait le problème il y a plus de dix ans déjà.2 Sauf peut-être des pompiers cubains à l’image de ces brigades médicales monnayables et prêtes à l’emploi qui existent déjà. Ou une brigade civile à imaginer, mobilisable en cas de catastrophe. Ou plus simplement en arrêtant de détruire les structures existantes sur l’autel de l’économicité.
Cette crise exige une réflexion de fond. La convenance d’une prise en charge purement néolibérale dans l’hôpital est urgemment à débattre. Le système actuel a insidieusement grignoté le système de santé en l’appauvrissant et le fragilisant. Il faut dire et redire que la politique du flux tendu, que cela soit dans l’industrie, les services et encore plus dans les systèmes de soins est une méthode trop fragile pour en user sans discernement. C’est ce que nous démontre ce petit microbe de rien du tout qui semble avoir su bloquer les rouages de ce monde fou, le laissant tout pantois. On est bien peu de chose, non ?
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