Moins de 2 semaines après l’émergence d’un cluster de pneumonie atypique à Wuhan, le premier génome du SARS-CoV-2 est publié le 10 janvier 2020, suivi le 15 janvier du premier test diagnostic par RT-PCR. Son pathogène ainsi caractérisé, la maladie COVID-19 connaît dès lors une évolution pandémique, s’étendant à plus de 150 pays à ce jour. Un premier cas est confirmé en Suisse le 24 février 2020, suivi d’un premier décès le 5 mars 2020. Pour les quelques 600 oncologues médicaux en Suisse, il devient rapidement évident que leurs patients font partie des personnes potentiellement les plus à risque de complication.1-3
Les données cliniques spécifiques aux patients oncologiques restent actuellement cependant très limitées; deux études rétrospectives effectuées l’une dans 3 hôpitaux de Wuhan (28 patients oncologiques),4 l’autre nationale chinoise (18 patients oncologiques)1 suggèrent toutefois un risque fortement accru, par rapport à des patients non oncologiques, de contracter l’infection, ainsi que d’évolution sévère avec admission aux soins intensifs, ventilation mécanique invasive ou non, ou décès, même après correction pour les autres facteurs confondants tels que l’âge, le tabagisme et autres comorbidités. Le risque est encore majoré chez les patients ayant subi une chimiothérapie ou une chirurgie dans le mois précédant l’infection, et persistait chez les patients en rémission complète. On note que pour presque un tiers des patients, on retenait une transmission nosocomiale ou lors de leur visite ambulatoire au centre d’oncologie.
L’extrapolation des chiffres publiés au système de santé suisse relève toutefois de la conjecture, au vu de la taille limitée des séries, de la pénurie de ressources généralisée au moment des études, et de l’hétérogénéité des patients. À titre de référence, au moment de la rédaction, sur 122 patients oncologiques symptomatiques du CHUV, du HUG et du HFR testés positifs par recherche nasopharyngée de SARS-CoV-2, 47 ont nécessité une hospitalisation, dont 8 un séjour aux soins intensifs et 2 aux soins continus au pic de sévérité, avec le décès de 6 patients, dont certains n’ayant pas souhaité d’approche invasive. L’évolution pour les patients non-hospitalisés est très favorable, même sous une thérapie ciblée ou chimiothérapie.
En réponse aux questions et défis posés par la pandémie, les sociétés d’oncologie ont élaboré des recommandations et des supports d’information à l’usage de leurs membres ; l’American Society of Clinical Oncology a publié des Frequently Asked Questions soumises par ses membres,5 et l’European Society of Medical Oncology a publié une série d’entretiens avec des experts de plusieurs continents avec un focus particulier sur les implications pratiques sur la thérapeutique et l’organisation des centres d’oncologie, ainsi que des guidelines adaptées à la pandémie pour tous les cancers fréquents.
Le niveau de preuve restant faible, et le défi à affronter étant d’ampleur, nous auteurs avons pris le parti de compiler et d’élaborer pour les lecteurs de la Revue Médicale Suisse des recommandations consensuelles se basant avant tout sur des opinions d’experts oncologues médicaux et spécialistes en maladies infectieuses, et plus rarement sur des preuves récoltées par des recherches de la littérature médicale via PubMed, et une compilation de sites web.
Par analogie à d’autres infections des voies respiratoires, le risque d’infection est accru chez les patients immunosupprimés, dont font partie les patients leucopéniques ou lymphopéniques, les patients avec un taux d’immunoglobulines abaissé, les patients ayant bénéficié d’une chimiothérapie intensive, ou encore les patients sous immunosuppression médicamenteuses pour des complications auto-immunes de traitements oncologiques.
Les co-infections bactériennes ou fongiques surajoutées peuvent limiter l’utilisation d’immunosuppresseurs utilisés dans les cas graves de COVID-19, tels que le tocilizumab et le sarilumab.
On ne dispose pas de données solides concernant un risque majoré associé à certains types tumoraux, une thérapie particulière (immunothérapie, chimiothérapie, thérapies ciblées), ou certaines sous-populations en particulier.
Les visites pouvant être reportées sans risque pour le patient devraient être reportées ou réalisées avec des outils de visioconférence ; cela inclut généralement les consultations de suivi tous les 3, 6 ou 12 mois chez des patients asymptomatiques à risque relativement bas de rechute. Dans les situations dans lesquelles les recommandations evidence-based en vigueur sont absentes ou offrent une fourchette d’intervalles, par exemple 3 à 6 mois, il est raisonnable de reporter les visites en maximisant l’intervalle.
Les visites non indispensables entre les cures médicamenteuses devraient être évitées et remplacées par des prestations virtuelles.
Instaurer autant que possible des prises de sang de contrôle dans un laboratoire proche du domicile du patient, ou prélevés à domicile.
La prise en charge oncologique doit se poursuivre en essayant de maintenir une qualité maximale et un suivi rigoureux des standards établis, tout en tenant compte des ressources en personnel, locaux, matériel et médicaments à disposition et en protégeant les patients les plus vulnérables d’une infection COVID-19.
Toute décision de reporter, interrompre, ou modifier une thérapie anticancéreuse indiquée doit prendre en considération les objectifs du traitement (curatif vs palliatif), le risque de progression tumorale en cas d’interruption ou report du traitement, la tolérance au traitement et l’état général du patient et son risque individuel face au COVID-19. Toute décision nécessite une évaluation individualisée des risques et bénéfices.
En ce qui concerne la prise en charge spécifique de patientes avec cancer du sein, l’American Society of Breast Surgeons a publié des recommandations concises concernant la priorisation des visites et interventions (imagerie, chirurgie) pour des patientes avec cancer du sein.6 L’ESMO vient de mettre en ligne ses proposition pour les cancers principaux.
Face à une pénurie potentielle en ressources critiques telles que lits d’hôpital et de soins intensifs, respirateurs, produits sanguins et matériel de protection, la plupart des hôpitaux ont restreint les activités de chirurgie élective. Dans la plupart des cas, les chirurgies oncologiques ne peuvent toutefois pas être considérées comme électives, leur omission ou report pouvant prétériter le pronostic vital. L’American College of Surgeons a publié des recommandations pour la priorisation des interventions oncologiques en fonction de la gravité de la pénurie de ressources.7 Par ailleurs, la Society of Surgical Oncology a publié des recommandations succinctes concernant la chirurgie oncologique du cancer du sein, du cancer colorectal, du mélanome, du sarcome et d’autres types tumoraux.8
Les points pratiques suivants méritent d’être considérés :
Il n’y actuellement pas d’évidence en faveur d’une modification ou d’une suspension d’une radiothérapie chez des patients oncologiques. Le report est le plus souvent indiqué en cas d’infection à SARS-CoV-2, sauf en cas de symptomatologie urgente ou de traitement à but curatif. L’American Society of Therapeutic Radiation Oncology a publié des recommandations détaillées.9
Les points pratiques suivants méritent d’être considérés :
Suspendre, modifier ou différer une chimiothérapie anti-cancéreuse ou une immunothérapie indiquée n’est pas une recommandation systématique, puisque ces traitements ont montré un bénéfice de survie oncologique et/ou d’amélioration de la qualité de vie. Chez la plupart des patients présentant un diagnostic aigu de cancer, le bénéficie d’une thérapie antitumorale raisonnable et planifiée dépasse le risque d’une infection COVID-19.
Les points pratiques suivants méritent d’être considérés :
Il n’y a actuellement pas d’évidence en faveur d’une modification ou d’une suspension d’une chimiothérapie adjuvante. Cependant, les patients recevant une chimiothérapie adjuvante sont à considérer comme étant à risque de développer des complications sévères du COVID-19. Les décisions cliniques doivent être individualisées et prendre en considération des facteurs tels que risque de récidive si le traitement est reporté, modifié ou interrompu, le nombre de cycles déjà administrés, la tolérance au traitement, ainsi que le bénéfice absolu et relatif escomptés.
Les points pratiques suivants méritent d’être considérés :
Afin de préserver les ressources et réduire la présence de patients dans les établissements de santé, les dépistages tels que mammographies de dépistage ou colonoscopie devraient être reportés, à l’instar d’autres activités électives. La découverte fortuite de nodule pulmonaire devrait faire l’objet de schémas conservateurs, selon les recommandations dictées par l’étude NELSON. En cas de suspicion importante de malignité et d’indication à la résection, un traitement par radiothérapie stéréotaxique peut être envisagé si les capacités chirurgicales sont limitées.
La majorité des promoteurs d’essais cliniques ont émis des recommandations spécifiques. Le plus souvent, les essais cliniques qui ont débuté le recrutement de participants se poursuivent, avec une suspension de nouvelles inclusions motivée par les difficultés rencontrées dans les activités de monitoring qui incombent au promoteur, par les difficultés à respecter les procédures spécifiées par le protocole de recherche, et par les questions éthiques d’exposition des participants à un risque d’infection non justifié en l’absence de bénéfice thérapeutique démontré. On peut craindre des limitations dans la mobilité des participants, des ruptures d’approvisionnement des produits médicinaux expérimentaux, ou une supervision médicale insuffisante en cas de pénurie sévère de ressources. Les promoteurs prennent des mesures appropriées pour sauvegarder l’intégrité scientifique malgré les éventuelles interruptions de traitement ou les données manquantes. Swissmedic et Swissethics ont émis des recommandations communes,10 qui insistent sur le fait que la sécurité du participant reste la priorité absolue ; en cas de conflit avec les priorités du promoteur telle que la validité des données, la sécurité des participants prime.
Les oncologues médicaux, comme beaucoup de leurs collègues, s’adonnent actuellement à un exercice d’équilibriste afin de concilier qualité de la prise en charge, disponibilité variable des ressources, et nécessité paradoxale d’éloigner les patients des établissements de santé. Il incombe aujourd’hui au système de santé de s’adapter en urgence à une pandémie qui définit des catégories à risque d’infection et de complications. Des efforts de construction de registres oncologiques-COVID-19 sont en cours, notamment SAKK 80/20, afin d’établir la granularité des risques individuels de nos patients oncologiques. Ces données permettront d’asseoir de vraies lignes directrices de traitement au-delà de nos réponses empiriques actuelles, sujettes principalement à la restriction de nos capacités de soins et la réduction souhaitée de l’exposition de nos patients au SARS-CoV-2. En attendant ces données, dans un système sanitaire suisse qui reste remarquablement fonctionnel, un accent tout particulier doit être mis sur la poursuite de soins oncologiques selon les standards optimaux, afin de ne pas ajouter une mortalité oncologique spécifique à la mortalité au SARS-CoV-2.
Pour conclure sur une perspective d’avenir, on relèvera que les premiers essais humains de vaccins contre le SARS-CoV-2 ont débuté.11,12 moins de trois mois après la publications des séquences génomiques. Les infections à coronavirus humains ne conduisant pas à universellement à une immunité protectrice de longue durée, comme l’ont montré les épidémies de SARS et MERS,13 une potentielle évolution endémique du COVID-19 représenterait une menace durable pour la population oncologique. Malheureusement, cette même population tend à présenter des réponses vaccinales inférieures en raison d’une immunosénescence ou d’une immunosuppression, peut se voir écartée de certaines plateformes telles que vaccins vivants atténués, et peut nécessiter des formulations spécifiques en termes d’antigènes ou d’adjuvant. Là encore, des efforts de recherche concertés, incluant la population oncologique, seront décisifs afin de mitiger un risque susceptible dec se pérenniser.
Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
Faire :
▪ Maintenir des normes de soins optimales, en l’absence de pénurie de ressources
▪ Utiliser les technologies de télémédecine pour effectuer les visites programmées chaque fois que cela est possible ; retarder les visites cliniques non essentielles dans la mesure où cela est acceptable selon les normes de soins optimales
▪ Envisager des schémas thérapeutiques, des modalités ou des intervalles de dosage alternatifs qui réduisent l’exposition du patient au COVID-19, si cela est acceptable sans compromettre le pronostic oncologique. Reconsidérer les thérapies hautement immunosuppressives, si des alternatives appropriées sont disponibles
▪ Discuter du pronostic, des attentes du patient et des directives anticipées en cas de COVID-19 grave
Ne pas faire :
▪ Retarder ou interrompre des interventions curatives, ou des interventions dont il est prouvé qu’elles augmentent la survie ou préservent la qualité de vie
https://www.breastsurgeons.org/docs/news/The_COVID-19_Pandemic_Breast_Cancer_Consortium_Recommendations_EXECUTIVE_SUMMARY.pdf. In. American Society of Breast Surgeons
https://www.facs.org/covid-19/clinicalguidance/elective-case. In. American College of Surgeons 2020
https://www.surgonc.org/resources/covid-19-resources/. In. The Society of Surgical Oncologists 2020
https://www.astro.org/Daily-Practice/COVID-19-Recommendations-and-Information/COVID-19-FAQs#q8. In. American Society of Therapeutic Radiation Oncology 2020
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