Avec les péripéties de l’évaluation du potentiel de la chloroquine (et de l’hydroxychloroquine) dans le traitement et la prévention du COVID-19, c’est à une véritable Bérézina pour la démarche scientifique et sa communication au public que nous assistons (pour une revue détaillée, voir 1). En bref, l’histoire débute par la proposition d’investigateurs chinois de tester la chloroquine (ou l’hydroxychloroquine, que nous ne mentionnerons plus désormais) sur la base de données d’efficacité in vitro (e.g. 2), mais non in vivo. Ces investigateurs publient alors des études cliniques sous-dimensionnées, méthodologiquement faibles, sous forme de preprint non revus par des pairs.3,4
L’hypothèse de l’efficacité de la chloroquine (en combinaison avec l’azithromycine) est alors reprise rapidement, dès le début de la pandémie en Europe, à fin février/début mars, par le mage des calanques (Didier Raoult), avec les tambours et les trompettes que l’on sait, résultant en une série d’articles sous forme de preprints, sur le site de l’Institut Infection Méditerranée. Ces articles rapportent un effet chez un nombre croissant de patients inclus dans une étude évolutive, non comparative, et argumentent qu’en une telle situation d’urgence, le bras contrôle serait non éthique. Les auteurs justifient également cette démarche par la présentation d’une mortalité basse dans leur expérience, sans pour autant l’ajuster selon les prédicteurs connus de mortalité. Ces discussions ont disparu de la publication en cours dans Travel Medicine and Infectious Disease,5 journal dont l’un des éditeurs associés est aussi l’un des auteurs de l’étude.
Entre temps, les campagnes médiatiques du Pr Raoult conduisent d’une part de nombreux cliniciens à inclure la chloroquine dans leurs algorithmes de prise en charge des patients et de nombreuses organisations à planifier et initier des études prospectives randomisées incluant un bras chloroquine dans le traitement et la prophylaxie de l’infection par SARS-CoV-2 : des efforts et investissements difficiles à estimer, mais considérables. À ce jour, les données disponibles n’ont pas révélé d’effet favorable de la chloroquine sur l’incidence ou la sévérité du COVID.
Du point de vue clinique, si quelques études randomisées, sous-dimensionnées3,4 ont rapporté un effet favorable de la chloroquine sur le cours du COVID-19, d’autres études du même type n’ont pas révélé un tel effet, et des études rétrospectives non randomisées, certaines de grande taille et ajustées au biais de traitement par une technique de propensity score,6,7 n’ont pas non plus révélé d’effet favorable. C’est une telle étude aussi, comparable à l’étude rétrospective de Geleris et coll.,7 publiée dans le Lancet qui se révèle la cerise sur le gâteau de la saga chloroquine. Basée sur une base de données considérable (soi-disant près de 50 fois plus grande que l’étude de Geleris et coll.), elle montre un excès de mortalité hospitalière et d’arythmies ventriculaires associé aux différents régimes incluant de la chloroquine.8 Comme on le sait, dans les jours qui suivent la publication, des doutes sur la qualité, voire l’existence des données détenues par une société (Surgisphere), sous prétexte d’accords de confidentialité avec les hôpitaux contributeurs, conduit à la rétraction de cette étude.
Enfin, même dans la circonstance particulièrement propice à révéler un effet antiviral, l’étude de l’effet de l’hydroxychloroquine en prophylaxie postexposition ne révèle aucun effet protecteur.9
Dans l’attente des résultats d’études thérapeutiques prospectives randomisées, qui pourraient se faire attendre en raison de la baisse du recrutement résultant du contrôle de l’épidémie dans certains des pays participants et des « stop and go » induits par la publication de l’étude du Lancet, il nous semble utile, d’une part de juger, en tenant compte de l’ensemble des données à disposition et revues plus haut, qu’il est très peu probable que la chloroquine ait un effet favorable sur la survenue ou le cours du COVID-19.
D’autre part, c’est l’occasion de rappeler les principes rationnels qui devraient gouverner le développement des approches thérapeutiques. Il existe, selon l’OMS, près de 7000 substances pharmaceutiques ayant été désignées par une désignation commune internationale. Choisir une quelconque de ces substances dans l’urgence pour essayer de traiter une maladie nouvelle comme le COVID-19 (repurposing) ressemble à chasser au fusil dans le noir : le risque de manquer sa cible est très élevé. C’est pour cette raison qu’un processus d’évaluation préclinique s’est imposé progressivement dans le développement d’approches thérapeutiques et prophylactiques. Le choix de molécules prometteuses peut se baser soit sur un design rationnel de la molécule : dessin d’une clé adaptée à une serrure (souvent enzymatique, e.g. protéase du VIH) dont on sait qu’elle joue un rôle important dans la pathogenèse de la maladie, ou alors criblage d’une librairie de molécules dans un test simple. Les molécules prometteuses à cette étape sont triées ensuite selon des critères pharmacocinétiques et toxicologiques, voire modifiées pour en optimiser le rapport structure/fonction, soumises à des tests plus complexes ou plus proches de la maladie qu’elles sont censées soigner, pour finir par des tests dans les modèles animaux de ces maladies. Après ce développement préclinique, les molécules les plus prometteuses seront soumises à des études cliniques de phases progressives, jusqu’à établir le rapport risque/bénéfice du traitement chez les individus auxquels il est destiné. Durant tout ce processus, tandis que le dépôt de brevets permet de protéger la propriété intellectuelle, la publication des résultats dans des journaux scientifiques à politique éditoriale fondée sur la revue par les pairs vise à garantir la qualité et la véracité des informations obtenues. Ce développement par étape est nécessaire pour augmenter les chances que les fonds, considérables, nécessaires au développement clinique d’une molécule, soient utilisés avec les meilleures chances de succès.
Dans la saga chloroquine qui nous occupe, sous l’effet de la pression de l’urgence, et du comportement de certains investigateurs, ce processus a déraillé à plusieurs étapes. C’est tout d’abord le choix de la chloroquine pour un large emploi clinique en l’absence d’évidence de bénéfice, alors qu’une relecture de la littérature aurait dû suggérer les maigres chances que cette molécule soit efficace dans le traitement du COVID-19.10
C’est ensuite la campagne de promotion intense assurée par le Pr Raoult, basée sur des observations non comparatives, ne fournissant aucune preuve, résultant en des publications largement en dessous des standards professionnels, et instrumentalisée par les pires milieux conspirationnistes et défiants de la méthode scientifique, conduisant à la mobilisation de moyens considérables au niveau international pour documenter l’effet de la chloroquine. Le Pr Raoult a échappé au contrôle par ses pairs scientifiques en bénéficiant d’un soutien politique, ce qui lui a permis au cours de la crise de dire tout et son contraire : une disgrâce pour la communauté académique française ! Avec la contribution substantielle de scientifiques aussi renommés que D. Trump, le résultat net, comme le relève MS Cohen dans un éditorial du New England Journal of Medicine est le suivant : « (…) However, it would appear that to some extent the media and social forces – rather than medical evidence – are driving clinical decisions and the global Covid-19 research agend. »11
Enfin, la publication8 dont les données se révèlent invérifiables, et dont il y a lieu de suspecter qu’elles aient été forgées, dans un des journaux médicaux les plus réputés, achève de mettre en péril la réputation de certains des journaux les plus prestigieux, et de miner la confiance du public dans la communauté scientifique.
Au fil des années, et des exemples de publications frauduleuses, le système de revue par les pairs (peer review) a été mis en question quant à sa capacité de détecter de telles fraudes. On pensait généralement que le système de peer review était adéquat, mais il est clair que les reviewers n’ont pratiquement jamais pu aller visiter les labos ou les hôpitaux pour pratiquer un audit des données, de sorte que la fraude ou la fabrication n’étaient détectées que s’il y en avait des signes indirects dans les articles (fabrication de figures, incohérences, invraisemblances, etc.), ou si un lanceur d’alerte (whistleblower) se manifestait pour la dénoncer. Il est à noter que dans la présente publication, c’est une invraisemblance grossière de la possibilité de récolter les données cliniques qui a attiré l’attention de lecteurs et de contributeurs (!) dans les jours qui ont suivi la publication, ce qui met largement en cause la responsabilité de la revue et de ses reviewers.
Avec la gestion des études par des compagnies (à vrai dire, dans le cas présent, créée et gérée par des investigateurs), il y a une couche d’opacité potentielle et de conflits d’intérêts qui s’ajoute. En bref, là où l’on considérait il y a quelques semaines que la séquence news-preprint-article publié s’accompagnait d’une progression de la fiabilité de l’information, on voit que c’était une vue optimiste, en partie erronée.
Que faire pour améliorer cet état de fait? Tout d’abord rappeler à leur responsabilité l’ensemble des acteurs du développement biomédical dans la promotion du progrès des moyens diagnostiques et thérapeutiques.
L’urgence ne dispense ni de la nécessité d’une démarche rationnelle ni d’une exigence de qualité. Au contraire, elle rend l’application stricte de ces règles encore plus nécessaire : la perte de temps et de moyens financiers consacrés à des approches futiles n’est que plus scandaleuse dans une situation d’urgence comme celle que nous vivons actuellement.
On ne peut terminer sans constater qu’il existe en fait couramment des situations médicales où l’on est à court de solutions thérapeutiques. C’est alors le moment de rappeler l’adage « primum nil nocere » et de savoir s’abstenir de prescrire des traitements dont le rapport coût/bénéfice est inconnu.
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