Ce que nous montre cette pandémie, c’est l’absurdité du rêve d’un corps-machine, des délires transhumanistes, qui prétendent vouloir dépasser les faiblesses organiques, qui font de la perfection technologique le but heureux de l’histoire. Cette pandémie est une affaire de corps : toujours là, indépassés, et même plus présents que jamais. Corps comme champs de bataille du virus, corps qu’il s’agit de distancer, d’isoler, de masquer.
La pandémie les maltraite, ces corps, par ces situations très concrètes, très incarnées, que sont la maladie, la mort, mais aussi la pauvreté, la précarité. Et la désocialisation : jamais autant que ces jours le plaisir des relations et les liens charnels ne nous auront autant manqué et nous ne les aurons autant désirés. Nostalgie de rencontres, gestes, odeurs, contacts, spectacles, rites et fêtes. On nous annonçait l’idéal d’un monde virtuel, avec ses distractions infinies, ses stimulations captivant chaque seconde de nos vies, nous avons commencé à y entrer, à nous hybrider à ses logiques. Mais ce qui nous manque, soudain, ce qui se révèle comme étant essentiel, c’est les plus simples relations aux autres. Aux autres proches et à ceux rencontrés au hasard de la journée, avec qui nous communiquons par la multitude de « liens faibles » qui tissent la société. Tout cela se dissout désormais dans WhatsApp, le télétravail, les rencontres Zoom. Et nous découvrons qu’il n’y a rien de mieux que le rugueux et l’imprévu de la vie incarnée.
Mais voilà : c’est aussi dans le corps que se nouent les conflits liés à la réponse pandémique. L’humain charnel se trompe, se révolte, s’entête. Et surtout, après neuf mois de restrictions, se lasse, perd patience, refuse de croire encore à la science plutôt que de continuer dans la pénibilité du renoncement. C’est cet ensemble qui est en jeu dans cette pandémie. Nous n’agissons pas comme des robots, dont les corps ne seraient que des bugs résiduels du grand système technologique.
Si les gens sont fatigués et désemparés, c’est aussi parce qu’on leur a promis la maîtrise, la toute-puissance. Et que depuis des mois on leur demande d’obéir à des injonctions qu’ils croyaient réservées aux hors-la-loi. Ils ont le sentiment d’une tromperie. Et ils ont raison. Le récit de la modernité arrive au bout de ses promesses, sa fable managériale et son mantra de l’innovation sonnent comme des discours creux. Face à un petit virus issu d’un environnement détraqué, il ne reste que la politique des corps.
L’inédit, dans cette pandémie, c’est la coïncidence entre le vieux et le moderne. Le vieux : comme au Moyen Âge, la réponse collective consiste à se confiner et se distancer. On a ajouté des masques (un peu) plus efficaces qu’à l’époque. Et le nouveau : quelques médicaments, et des soins spécifiques aident, mais pour le moment aux marges. Mais surtout un dispositif de contrôle sophistiqué : les tests, le traçage, les multiples mesures qui en découlent et surtout la surveillance de tout cela. Ce dispositif dépersonnalise les corps, les considérant comme de simples vecteurs d’infection. Certains crient à l’intrusion dans la vie privée. Et pourtant, le degré d’effraction est bien faible si on le compare à l’emprise sur nos intériorités et la surveillance mise en place par les GAFAM dans une indifférence générale. Nous sommes déjà entrés dans des univers de solitude habitée de la seule présence algorithmique. Le capitalisme numérique débridé de l’époque agit partout, met à nu nos déplacements, nos paroles, nos sentiments, entre dans nos têtes, s’invite jusque dans nos chambres à coucher. Et tout cela avec comme but non pas le bien commun, mais d’influencer nos comportements, nos désirs, nos choix pour faire de nous des machines, des consommateurs finaux et décérébrés. Ne faisons pas du contrôle le prétexte pour ne pas agir face à la pandémie. Face à la puissance panoptique des multinationales du numérique, la surveillance pandémique reste un aimable épiphénomène.
Afin de nous protéger, chacun et solidairement, nous nous distançons. Par souci des autres, nous créons une situation qui nous déshumanise. Il y a plus grave. Nous sommes obligés de regarder, impuissants, à quel point cela reconfigure la société, les aspects essentiels de son fonctionnement. La vie pandémique pousse à la consommation d’écrans, aux achats sur internet, à la consultation à distance, à la mort des commerces, l’extinction de la vie citadine et la disparition corps et âme des spectacles et d’une partie du monde culturel. Nos données, nos savoir-faire et nos destins sont abandonnés à des entreprises sans lois ni territoires, à la puissance inouïe.
Deux modalités d’existence relationnelle, donc, désormais. Avec nos corps, d’une part : dans le concret des activités, dans les rues, les magasins, les transports en commun, les cinémas, bars et restaurants, etc. Maintenant encore, il faut passer par là, par ce corps concret, pour vivre, manger, respirer, pour se rencontrer, s’aimer, se reproduire, souffrir et finalement mourir.
Et puis il y a le virtuel, où nous avons appris à nous présenter autrement, parfois sous forme de différents avatars. Dans ce monde factice, nous nous contentons d’être populaires (nombre de likes) plutôt qu’aimés et de nous connecter plutôt que nous rencontrer. Avant la pandémie, ce monde nous attirait, nous lui abandonnions une partie de nos vies, sûrs qu’il s’agissait du progrès. Maintenant que la relation virtuelle s’impose par défaut et que nous sentons la morsure du manque des rencontres corporelles, nous apparaît le côté indépassable du monde réel. Ce que nous découvrons, plus précisément, c’est que nous ne sommes pas simplement à la recherche de liens avec les autres et avec l’environnement : nous leur sommes intimement liés par nos corps.
Complotistes et scientistes sont des frères d’esprit. Les uns pensent que d’obscures manipulations organisent nos vies et régissent le vivant, les autres que c’est la science qui domine ou va dominer le monde. En miroir les uns des autres, ils considèrent l’humain comme un démiurge, capable de maîtriser les événements. Comme si, dès qu’il y a des humains et du vivant, ne surgissait pas toujours du contingent et de l’imprévu.
Le projet des Lumières, résumé par Descartes, était que l’homme se rende maître et possesseur de la nature. L’échec est patent. Maîtrise et possession ne sont pas les bonnes catégories. L’humain est un élément de la nature, un écosystème inclus dans d’autres écosystèmes.
Peut-être le bienfait de la pandémie est-il de nous réveiller du stupide et dystopique rêve d’un corps incorporel qui serait fabriqué, transparent, sans vie avec la prétention d’être mieux que la vie. Autrement dit, un corps mis en quarantaine du monde. Quel ennui !
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