Quelle période étrange ! Parmi mes patients, étonnamment rares sont ceux qui ont développé des symptômes anxieux ou des réactions inappropriées par rapport au Covid. Et parmi les nouvelles demandes qui affluent en masse, peu comportent des références explicites au virus. En revanche, d’autres phénomènes tout à fait surprenants sont apparus, dont le lien avec la pandémie, s’il existe, est plus souterrain et sinueux. Ainsi d’une demande de soutien à une équipe de soins après qu’un collègue réputé pour sa conscience professionnelle et sa fiabilité ait été surpris à avoir des relations sexuelles avec une patiente sur son lieu de travail. Ou qu’un autre s’avère commettre précisément le délit pour lequel il traite depuis des années les patients dont il a la charge.
Un dernier épisode m’a coupé la voix. Comme chaque quinzaine, je retrouvais par ordinateur interposé un groupe de travail rassemblant six jeunes professionnels en formation à la psychothérapie, motivés et engagés. Et comme d’habitude, nous commencions la séance en nous donnant des nouvelles les uns des autres. Une première collègue prend la parole pour nous confier qu’elle ne sera pas tout à fait concentrée aujourd’hui ; elle a appris la veille le suicide de l’une de ses tantes, qui lui était pourtant apparue en bonne santé psychique ces derniers mois. Les larmes s’écoulent doucement sous son masque. Le groupe la soutient comme il peut. Puis une deuxième collègue nous confie qu’elle se remet peu à peu du suicide de son patient, dont elle nous avait parlé lors de la séance précédente. Puis une troisième annonce que sa rentrée est rude ; elle a appris le matin même le suicide d’une jeune adolescente de 14 ans qu’elle avait suivie durant quelques années auparavant et pour laquelle elle s’était tellement préoccupée d’aménager des mesures protectrices. La jeune fille s’est suicidée à l’hôpital. Là aussi, tandis qu’elle nous raconte, les larmes coulent silencieusement sous son masque. Le tour de parole devait se poursuivre, mais les mots ne viennent plus. Une oppression se répand et envahit notre espace. Nous nous regardons, dans cette distance douloureuse, en silence. La présence du néant est presque palpable au milieu de nous.
Je tente malgré tout d’aborder le vécu de culpabilité évoqué par les collègues concernées et qui fait si mal. Un tel vécu mine nécessairement leur confiance encore toute jeune en elles-mêmes comme soignantes. Pourtant, leur légitimité et leur savoir-faire sont particulièrement évidents à mes yeux. Je sais qu’il est vain de tenter de dissoudre cette culpabilité ; elle est le témoignage – et la part indestructible – du lien qui a été, de l’engagement authentique et profond des thérapeutes pour leur patient ainsi disparu. La culpabilité est ce qui reste de ce lien violemment amputé, et ce avec quoi les collègues auront probablement à vivre leur vie durant. Je porte dans mon propre cœur les traces ineffaçables des patients suicidés et, peut-être plus encore, des familles rencontrées suite au suicide d’un des leurs.
Je sais que je retrouverai l’équipe moins glacée lors de notre prochaine rencontre, mais je sais aussi que nous n’oublierons pas la stupeur qui nous a envahis en présence de ces trois suicides si proches, si dévastateurs. Je ne peux m’empêcher d’avoir le souhait vif, simple, enfantin, que nous puissions nous retrouver au plus vite en présence réelle et reprendre nos rituels des temps anciens : partager nos chocolats et cacahouètes, nous serrer les mains.
C’est que la pandémie, à la longue, mine notre confiance dans la vie. Cette menace sournoise et fluctuante de la mort, les deuils répétés, suspendus faute de rituel, créent presque un désir de mort anticipée, plus supportable qu’une menace hors contrôle. Comme l’a suggéré récemment Bertrand Kiefer,1 nous ne pouvons que nous remettre à désirer. Désirer non une fin quelconque, mais de modeler un tant soit peu à notre goût ces horizons d’avenir encore si inconnus.
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