Tanner, A., Gretz, M., Spahr, C., Nicolas, S., Fragnière, A. (2022). '– Les limites planétaires et la santé' in Santé et environnement.

9 – Les limites planétaires et la santé

Introduction

Les activités humaines, telles que les systèmes de production industriels et agricoles, mais aussi le chauffage, la mobilité, ainsi que les modes de vie et de consommation en général, exercent une pression grandissante sur la planète Terre1,2. Notre modèle de société, fondé sur une croissance économique perpétuelle et une augmentation massive de la consommation de matière et d’énergie, a connu un développement particulièrement rapide depuis les années 1950, connu sous le nom de Grande Accélération (Figures 1 et 1A3,4). La profondeur de ces changements est telle que les activités humaines sont aujourd’hui la première force de modification du fonctionnement du système Terre, c’est-à-dire de l’interaction des processus physiques, chimiques et biologiques de la planète. Ces transformations profondes donnent lieu à une nouvelle époque géologique appelée Anthropocène5. Celle-ci succède à l’Holocène, dernière époque interglaciaire débutée il y a douze mille ans, qui est marquée par une importante stabilité climatique, ayant permis le développement de l’agriculture, de la sédentarisation et des grandes civilisations humaines2. L’essor et la transformation des activités humaines depuis la révolution industrielle ont été synonymes d’accélération du développement humain et d’une élévation du niveau de vie matériel pour une partie croissante de l’humanité3. Cela est associé à une augmentation vertigineuse de la population mondiale passant de près de 1 milliard en 1800 apr. J.-C. à 7,9 milliards en 20227. Aujourd’hui, les dégradations écologiques et la transformation du système Terre vers un nouvel état marqué par l’instabilité et l’incertitude menacent de remettre en cause ces acquis, en particulier en matière de santé humaine. Ces dégradations sont lisibles à travers le concept de limites planétaires.

Figure 1A.

La Grande Accélération. Figure extraite de la réf. 3. En orange : indicateurs de développement socio-économique, en bleu : indicateurs de changement de la structure et du fonctionnement des systèmes naturels (reproduction autorisée par SAGE Publications)

Figure 1B.

Zoom sur l’évolution de la population mondiale au cours des douze derniers milliers d’années7 (Données extraites de https://ourworldindata.org/world-population-growth – CC BY 4.0)

Les limites planétaires

Les connaissances développées par plusieurs décennies de recherche en sciences de l’environnement ont permis d’identifier neuf domaines indispensables à la stabilité du système Terre, pour lesquels un seuil limite de perturbation a été défini, en dessous duquel les conditions de l’Holocène seraient préservées (Figure 2, zone verte8-9). Parmi ces neuf limites inextensibles, six sont déjà dépassées : en zone d’incertitude (zone orange) ou à haut risque (zone rouge), et menacent la pérennité des écosystèmes et de l’humanité : la dégradation de l’intégrité de la biosphère, la perturbation des cycles biogéochimiques du phosphore et de l’azote, l’accumulation de nouvelles entités, le changement climatique, la transformation des milieux terrestres, ainsi que l’eau verte8,10,11. L’eau bleue (consommation d’eau douce), l’acidification des océans et la destruction de l’ozone stratosphérique sont considérées comme étant encore sous la limite. À ce jour, aucune limite n’a pu être quantifiée concernant le rôle fonctionnel de la diversité biologique et l’accumulation d’aérosols atmosphériques8.

Les limites planétaires sont interconnectées et interdépendantes et le dépassement de l’une peut contribuer au dépassement d’autres8. Dans ce qui suit, nous développons les six limites considérées comme déjà franchies.

Figure 2.

Les limites planétaires, adaptée des réf.8,10,11

La perturbation des cycles biogéochimiques du phosphore et de l’azote

Une des limites planétaires les plus dépassées est celle des cycles biogéochimiques du phosphore et de l’azote, perturbés principalement par l’épandage d’engrais pour l’agriculture intensive. La conséquence de ce dépassement est une dégradation à l’échelle globale des milieux aquatiques (eau douce, mers et océans) par un phénomène d’eutrophisation. Cela survient lorsqu’un apport trop important en nutriments, favorable à la croissance rapide d’algues envahissantes puis de bactéries aérobies qui épuisent l’oxygène dissout dans l’eau, conduit à l’asphyxie et à la formation de zones mortes dans les milieux aquatiques12. Ces dernières se sont répandues de façon exponentielle à travers le globe entre 1960 et 200813. Au niveau océanique, ce phénomène, aussi appelé événements anoxiques océaniques (EAO), a joué un rôle important dans les précédentes extinctions biologiques de masse et constitue actuellement une menace majeure pour les écosystèmes12,14.

L’intégrité de la biosphère

Cette limite planétaire représente la biodiversité à l’échelle globale et est définie par deux sous-limites : la diversité génétique et la diversité fonctionnelle8.

La première représente la variété d’espèces biologiques, en chute libre depuis l’entrée dans la Grande Accélération, avec un taux de disparition des espèces de dizaines à un millier15-16 de fois supérieur au taux estimé des 10 derniers millions d’années17. Cela place cette sous-limite planétaire dans la zone de risque élevé, au-delà de la zone d’incertitude (Figure 28). Actuellement, 25 % des espèces d’animaux et de végétaux recensées sont menacées d’extinction17. Non seulement des espèces disparaissent à un rythme possiblement sans précédent, mais le nombre d’individus par espèce diminue lui aussi massivement. Ce phénomène est exacerbé par une cascade de co-extinctions due à l’interdépendance des espèces18. La perte de populations biologiques et des écosystèmes menacent directement l’équilibre du système Terre. Ces phénomènes sont liés à la seconde sous-limite planétaire de l’intégrité de la biosphère : la diversité fonctionnelle. Elle représente la diversité des fonctions que différents groupes animaux ou végétaux remplissent au sein des écosystèmes et la manière dont ils influencent notamment leur stabilité et leur productivité. À ce jour celle-ci reste non quantifiée à l’échelle globale8. Pourtant, l’Indice planète vivante 2020 indique une réduction moyenne de 68 % des populations d’animaux vertébrés entre 1970 et 2016 au niveau mondial et la biomasse (quantité de matière biologique) des mammifères sauvages a chuté de 82 % depuis la préhistoire17,19. Une étude menée en Allemagne conclut également à une diminution de la biomasse des insectes volants en zones protégées de 76 % entre 1989 et 201620. Au niveau global, le taux de perte de biomasse des insectes est de 2,5 % par an et 41 % des espèces d’insectes sont actuellement en déclin21.

Nous sommes entrés dans une 6e extinction biologique de masse, dont le seuil de 75 % d’espèces vivantes perdues pourrait être atteint d’ici 250 ans15,22. Elle fait suite à celle du Crétacé-Paléogène, qui a mené à la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années15. À titre de comparaison, la plus importante extinction biologique de masse, il y a 252 millions d’années (Permien-Trias), a causé la disparition de 96 % des espèces sur une période allant de 60 000 ans à 2,8 millions d’années, probablement à un rythme de l’ordre de 10 extinctions par million d’espèces par année (E/MSY en anglais), sous réserve de l’imprécision des données géologiques. Le rythme actuel est de 10 à 1 000 E/MSY, et possiblement supérieur selon les méthodes utilisées et les espèces étudiées15. Il serait même possible que l’extinction actuelle soit plus rapide que les cinq précédentes23. Le phénomène est tel que certains auteurs le décrivent comme une annihilation biologique globale24. Cette chute drastique de la biodiversité, qui s’accélère avec le temps, est la conséquence directe des activités humaines. Ses causes principales sont la destruction des habitats naturels et l’exploitation directe des organismes vivants sauvages, suivies par le changement climatique, la pollution et la prolifération d’espèces exotiques envahissantes (Figure 317).

Figure 3.

Facteurs directs (dégâts sur la nature) et indirects (activités humaines) responsables du recul global de la biodiversité. Les barres de couleur indiquent l’impact relatif de chaque facteur de dégradation de la biodiversité globale (en pourcentage), adaptée de la réf. 17

L’érosion de la biodiversité a notamment un impact important sur les services écosystémiques (voir le chapitre 10 : Biodiversité et services écosystémiques pour les humains), dont l’efficacité diminue à mesure que la biodiversité et la santé des écosystèmes déclinent. Les écosystèmes nous fournissent en effet gratuitement une multitude de services qui sont indispensables à la vie humaine, comme la diversité et l’abondance alimentaire, la pollinisation des végétaux, une eau potable propre, la régulation du climat et des inondations, et parmi d’autres, une grande diversité de plantes médicinales et de molécules utiles au développement de la pharmacopée17,25. La valeur économique de ces services indispensables était estimée en 2011 à 125 trillions de dollars, soit près du double du PIB mondial26. La richesse de la biodiversité est par ailleurs un facteur de résilience important de ces écosystèmes face au changement climatique27,28.

Les nouvelles entités

Cette limite planétaire traite de l’accumulation, à l’échelle globale, de nouvelles entités qui ont le potentiel de perturber les équilibres géophysiques et biologiques de la planète. Cela comprend les molécules n’existant pas à l’état naturel, les formes nouvelles de substances existant à l’état naturel, les formes de vie modifiées, ainsi que les entités présentes à l’état naturel mais dont la répartition géographique est modifiée par les activités humaines8. Il s’agit de molécules chimiques telles que les plastiques, les additifs, les médicaments issus de l’industrie pharmaceutique, les pesticides, les polluants organiques persistants (POP), les perturbateurs endocriniens (PE) (voir le chapitre 25), mais aussi des organismes génétiquement modifiés (OGM), les métaux lourds ou encore les déchets nucléaires, en tenant compte des effets durant tout le cycle de vie (de l’extraction à l’élimination) de ces substances et en incluant leurs coproduits et sous-produits2,10.

L’industrie chimique est la seconde industrie manufacturière la plus productrice à l’échelle globale, avec une production annuelle multipliée par 50 depuis 1950, atteignant 92 milliards de tonnes de matières premières utilisées en 2017. On estime à 350 000 le nombre de substances chimiques échangées sur le marché global, dont seulement une fraction a fait l’objet d’analyse de risque10.

La tendance est à une rapide augmentation de production des molécules existantes mais également du nombre de nouvelles molécules (70 000 nouvelles substances enregistrées depuis 2010)10.

Cette limite planétaire est considérée comme franchie dès lors que la production et la diffusion annuelles de ces substances dans l’environnement dépassent les capacités d’évaluation des risques et de surveillance à l’échelle globale10.

Actuellement, cette limite est largement dépassée, comme l’indique l’actuelle omniprésence des particules de plastiques dans tous les milieux terrestres et aquatiques, jusque dans les zones les plus reculées, comme les fonds marins10.

L’accumulation des nouvelles entités menace l’équilibre global par sa contribution au rapprochement ou dépassement des autres limites planétaires. À titre d’exemple, l’usage massif de chlorofluorocarbones (CFC), notamment dans l’industrie de la réfrigération, a été responsable de la rapide dégradation de la couche d’ozone stratosphérique dans les années 19808. L’utilisation toujours croissante de pesticides est une menace pour la biodiversité, tout comme l’accumulation de particules de plastiques, de PE ou de POP8,29. Les nouvelles entités issues notamment du secteur électronique, allant des déchets miniers jusqu’aux produits usagés mis en décharge, modifient quant à elles durablement les milieux terrestres, empoisonnent l’eau et détruisent les écosystèmes30,31.

Compte tenu du caractère inédit des nouvelles entités, les effets de certaines substances ne peuvent être mesurés qu’une fois que celles-ci se sont accumulées à large échelle, alors qu’une partie importante d’entre elles aura des effets qui se poursuivront bien au-delà de l’arrêt de leur production. Compte tenu de la durée de vie très longue de certaines de ces substances (par exemple : métaux lourds, éléments radioactifs, plastiques), de l’accroissement constant des volumes produits et de l’ampleur du problème, le seul moyen tangible d’infléchir l’accélération des dégradations reste de restreindre drastiquement la production de ces nouvelles entités10.

La transformation des milieux terrestres

La transformation des milieux terrestres, comme les forêts, les prairies, les zones humides, la toundra, la savane et autres, s’accélère avec les usages anthropiques (par l’humain) des terres et se rapproche de la zone à haut risque (Figure 1). Les causes principales en sont l’agriculture, l’exploitation des ressources et l’urbanisation. Le rapport sur la biodiversité de l’IPBES publié en 2019 note que 75 % de la surface terrestre est altérée de manière significative, que la superficie mondiale forestière n’est plus qu’à 68 % de son niveau préindustriel et que seuls 13 % des zones humides recensées en 1700 existaient encore en l’an 200017. La déforestation et la perte de forêt primaire jouent un rôle important dans la transformation des milieux terrestres. Elles ont par ailleurs des interactions particulièrement importantes avec le changement climatique et avec le déclin de la biodiversité, puisque la déforestation participe de manière significative aux émissions de gaz à effet de serre (GES) et à la destruction des habitats.

Le changement climatique

Le changement climatique se caractérise notamment par une hausse de la température moyenne mondiale de surface du globe depuis les premières mesures en 1870, comptée en degré Celsius (°C) au-dessus de cette référence32. En décembre 2020, nous avions atteint une hausse de 1,2 °C par rapport à la température moyenne entre 1850 et 190033.

Le réchauffement climatique mesuré depuis la révolution industrielle est engendré par la libération de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère. Il est imputable sans équivoque aux activités humaines. Sa cause principale est la combustion d’énergies fossiles, suivie des émissions liées à l’agriculture, à la déforestation et aux processus industriels (production de ciment, etc.34). Afin de limiter au maximum les risques liés au réchauffement climatique, l’accord de Paris, signé en 2015, fixe comme objectif de contenir l’élévation de la température bien en dessous de 2 °C et de faire le maximum pour la limiter à 1,5 °C35. Les conséquences d’un tel réchauffement seraient déjà très lourdes sur de nombreux milieux naturels, comme les écosystèmes marins, la région arctique, les montagnes, les régions côtières, mais également sur les sociétés humaines, avec entre autres une recrudescence des événements météorologiques extrêmes, une baisse des rendements agricoles et économiques, une augmentation des inégalités sociales et un impact majeur sur la santé36. La différence entre +1,5 °C et +2 °C sur les systèmes naturels et les sociétés humaines est majeure et non linéaire, et cela vaut également pour des niveaux de réchauffement plus élevés (Figure 437).

Figure 4.

Exemples d’impacts et de risques associés aux systèmes naturels, gérés ou humains, en fonction de l’augmentation de la température globale. Extrait de la réf. 37 : Figure RID.2, « Incidences et risques pour un certain nombre de systèmes naturels, gérés et humains », GIEC, 2018, résumé à l’intention des décideurs, Réchauffement planétaire de 1,5 °C, rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels et les trajectoires associées d’émissions mondiales de gaz à effet de serre, dans le contexte du renforcement de la parade mondiale au changement climatique, du développement durable et de la lutte contre la pauvreté38. © IPCC

Afin de limiter le réchauffement à 1,5 °C, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC/IPCC en anglais), organe scientifique sous l’égide des Nations unies, estime qu’il faudrait réduire drastiquement les émissions mondiales de CO2 de 47 % d’ici 2030, par rapport aux émissions de 2010, et de 95 % d’ici 2050, pour atteindre zéro émission nette à cette date ou peu après37.

Environ 56 % du CO2 émis est réabsorbé assez rapidement par les écosystèmes terrestres et les océans, causant par ailleurs leur acidification, mais la fraction restante n’est éliminée de l’atmosphère que sur des durées allant de plusieurs centaines à plusieurs dizaines de milliers d’années39. C’est la raison pour laquelle tous les scénarios d’émissions analysés par les travaux du GIEC incluent la mise en place de systèmes de recapture et de stockage du CO2 déjà émis. Ils montrent que plus nous tardons à réduire nos émissions, plus nous devrons investir dans ces moyens de recapture dans le but de ramener la hausse de température en dessous de 1,5 °C après dépassement37. Actuellement, l’efficacité et le potentiel de ces technologies sont loin d’être établis40. Le GIEC avertit d’autre part qu’un dépassement de 0,2 °C au-dessus de 1,5 °C de réchauffement avant 2100 serait potentiellement impossible à rattraper en raison de la difficulté à mettre en œuvre des technologies de recapture à une échelle suffisante41.

Les chances de maintenir le réchauffement au-dessous de 1,5 °C s’amenuisent rapidement. Les émissions de GES cumulées jusqu’en 2020 correspondent au scénario le plus pessimiste utilisé par le GIEC (SSP5-8.5) et les politiques climatiques existantes à ce jour semblent mettre la planète sur une trajectoire située entre le scénario médian (SSP2-4.5) et l’un des scénarios à hautes, voire très hautes, émissions (SSP3-7 et SSP5-8.542). Selon le sixième rapport du GIEC, même le scénario le plus sobre (SSP1-1.9) dépasserait temporairement la limite des 1,5 °C de réchauffement mondial aux environs de 2030, avant de redescendre en dessous à la fin du siècle (Figure 543).

Figure 5.

Augmentation projetée de la température globale de surface en fonction de différents scénarios socio-économiques, extraite de la réf. 43 : Figure SPM.8 (a) from IPCC, 2021: Summary for Policymakers. In: Climate Change 2021: The Physical Science Basis. Contribution of Working Group I to the Sixth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change. © IPCC

De plus, le système climatique comprend un certain nombre de boucles de rétroactions positives biogéophysiques, caractérisées par un phénomène d’autoamplification44. Par exemple, la fonte des surfaces neigeuses entraîne une diminution de l’albédo (pouvoir réfléchissant des surfaces claires) qui augmente le réchauffement et accélère la fonte des glaces. Dépassé un certain seuil, appelé points de bascule, des phénomènes d’emballement irréversible se mettent en place et ne peuvent plus être arrêtés44. Ils auraient alors un impact extrêmement important sur l’évolution du climat planétaire44,45. Par exemple, une fonte abrupte des calottes glaciaires du Groen-land (point de bascule probable autour de 1,5 °C de réchauffement global) entraînerait une modification rapide de la circulation océanique méridienne de retournement atlantique (AMOC en anglais), qui à son tour mènerait à une fonte de la calotte glaciaire de l’Antarctique de l’Ouest et un dépérissement rapide de la forêt tropicale amazonienne. Ce dernier, par le relargage de CO2 dans l’atmosphère, augmenterait à son tour le réchauffement climatique et ainsi le déclin de la forêt boréale. Cette situation pourrait conduire à un dégel massif du pergélisol (sols gelés de façon permanente) qui libérerait de grandes quantités de GES, renforçant ainsi à nouveau le réchauffement climatique, ainsi que tous les phénomènes précédents44,45. Cette réaction en chaîne, appelée effet domino (Figure 6), serait susceptible d’entraîner un emballement climatique incontrôlable, ce qui pourrait mener au scénario de planète-étuve (augmentation rapide et forte de la température mondiale) rendant la Terre inhabitable pour l’espèce humaine (Figure 744).

Figure 6.

Les principaux points de bascule du système climatique, avec leur intervalle probable de franchissement, leurs interconnexions (non exhaustifs) et le risque d’effet domino, adaptés des réf. 44,45,47

Chaque boucle de rétroaction est déjà renforcée par le réchauffement actuel. Selon le sixième rapport d’évaluation du GIEC, ces phénomènes à faible probabilité et haut impact ne peuvent pas être exclus et doivent faire partie de l’évaluation des risques43. Si celui-ci note qu’il existe aujourd’hui peu de preuves que cela puisse arriver à l’échelle globale au cours de ce siècle, certaines publications font état de signes avant-coureurs tangibles de tels changements abrupts et considèrent que le risque d’atteindre certains points de bascule est déjà présent à +1 °C de réchauffement mondial et devient élevé autour de +2 °C44. Dans ce sens, une récente étude fait état d’une perte quasi complète de stabilité de l’AMOC durant le xxe siècle et que celle-ci serait proche de son point de bascule46.

Figure 7.

« Paysage de stabilité » montrant la trajectoire du système Terre hors de l’Holocène, et donc hors du cycle glaciaire-interglaciaire, jusqu’à sa position actuelle dans l’Anthropocène, au climat plus chaud. Une bifurcation est représentée ici entre deux trajectoires possibles et divergentes du système Terre dans le futur (flèches pointillées). À l’heure actuelle, le système Terre suit une trajectoire menant à la planète-étuve, déterminée par les émissions humaines de gaz à effet de serre et la dégradation de la biosphère. Il se dirige vers le seuil d’environ 2 °C au-delà duquel cette trajectoire sera essentiellement irréversible et déterminée par des boucles de rétroactions biogéophysiques et l’effet domino. L’autre trajectoire est caractérisée par l’intendance humaine du système Terre pour le faire revenir et le maintenir dans un état stable aussi proche que possible des conditions de l’Holocène. Dans cette représentation, les systèmes dans un état hautement stable (vallée profonde) ont une faible énergie potentielle. Une énergie considérable est donc nécessaire pour les faire basculer vers un nouvel état de stabilité (autre vallée). Les systèmes dans un état instable (sommet d’une colline) ont une énergie potentielle élevée et il suffit d’un peu d’énergie supplémentaire pour les pousser hors de la colline et les faire descendre vers une vallée de stabilité. Adaptée de la réf. 44.

L’eau verte

La limite planétaire de l’eau douce est scindée en deux sous-limites : l’eau bleue et l’eau verte.

La première représente la quantité maximale d’eau douce des cours d’eau, des lacs et des eaux souterraines que l’humanité peut consommer sans menacer l’état de stabilité que le système Terre a connu durant l’époque de l’Holocène. L’usage anthropique actuel d’eau bleue est de 2 600 km3/

an pour une limite estimée à 4 000 km3/an. Cela signifie que nous nous situons encore sous le seuil de la zone d’incertitude à l’échelle globale, bien que cette sous-limite soit franchie dans de nombreux cas à l’échelle régionale8,59.

La seconde, l’eau verte, représente les précipitations terrestres, l’évapotranspiration ainsi que l’humidité des sols nécessaires à la santé des écosystèmes, et plus largement celle de la biosphère, ainsi qu’au maintien d’un climat stable. La couverture végétale, et en premier lieu la forêt tropicale, joue un rôle central dans la régulation de l’eau verte, puisqu’elle permet de maintenir un certain niveau d’humidité des sols et de l’air, et contribue directement à la formation des précipitations. En raison de l’influence des activités humaines modernes industrialisées, la sous-limite associée à l’eau verte est considérée comme dépassée à l’échelle planétaire, avec environ 18 % des terres dépassant leur niveau de sécheresse ou d’humidité usuel (la limite étant fixée à 10 %). (Figure 211). Elle est particulièrement affectée par trois phénomènes liés aux activités anthropiques.

La déforestation, pour commencer, entraîne une modification considérable de l’évapotranspiration par les végétaux et les sols, ainsi que la capture d’humidité par la canopée, ce qui réduit la quantité de précipitations et l’humidité des sols à petite et à grande échelle11,60,61,62. L’agriculture et les pâturages, ensuite, recouvrent près de la moitié des terres non gelées du globe. L’irrigation massive des cultures augmente l’évaporation et influence le cycle de l’eau jusqu’à perturber le régime des moussons. Par ailleurs, l’augmentation de l’humidité de l’air induite par l’irrigation peut, lors de fortes vagues de chaleurs, menacer la survie des populations humaines par dépassement des limites physiologiques de thermorégulation du corps humain11,63,64. Enfin, le changement climatique modifie la répartition spacio-temporelle des précipitations, notamment par un allongement des périodes sèches et une intensification des précipitations sur de courtes durées. Cela engendre une diminution de l’humidité des sols, ponctuée de dégradations directes (érosion des sols, glissements de terrains) et de ruissellement de surface lors de fortes précipitations. Ainsi, la réduction d’eau disponible dans les sols entrave l’hydratation des végétaux par leur système racinaire. Elle menace directement la survie des végétaux et augmente leur vulnérabilité aux incendies, ce qui précipite la transformation des étendues de végétation en zones arides découvertes. Cette perte de couverture végétale contribue ensuite à son tour à la transformation des milieux terrestres, à la dégradation de la biosphère et au changement climatique11.

Ces phénomènes suivent une trajectoire non linéaire face aux perturbations anthropiques. Cela signifie que ces dégradations peuvent augmenter considérablement même avec un léger dépassement supplémentaire de cette sous-limite. Cela s’explique notamment par l’atteinte de seuils (points de bascule : Figure 6) non réversibles de changement d’état de la couverture végétale, comme la transformation de forêt tropicale humide en savane11.

Les effets des perturbations du système Terre sur la santé humaine

Les perturbations du système Terre générées par l’activité de nos sociétés modernes ont un impact significatif sur la santé humaine. Elles menacent les déterminants les plus fondamentaux de la santé tels que l’accès à une température atmosphérique compatible avec la physiologie humaine, un air sain, de l’eau propre et une alimentation saine et en quantité suffisante, ainsi qu’un cadre environnemental et social préservé et sécuritaire.

Selon l’OMS, le changement climatique est la plus grande menace pour la santé à laquelle l’humanité est confrontée48 (voir le chapitre 17 : Impact global du dérèglement climatique sur la santé). Le rapport du Lancet Countdown 202036 en dresse un état des lieux. Il décrit une augmentation des vagues de chaleur, des feux de forêts, des sécheresses, des inondations, des phénomènes météorologiques extrêmes et l’élévation du niveau des mers, et les répercussions majeures que ceux-ci ont sur la santé des populations actuelles et futures. Il rapporte une augmentation des stress thermiques et hydriques, des maladies cardiovasculaires et pulmonaires et encore des maladies infectieuses comme le choléra, la malaria et la dengue. Le changement climatique réduit les moyens de subsistance des populations, avec une diminution des récoltes et des ressources halieutiques, responsables d’une hausse des cas de dénutrition et de malnutrition. Dans ce sens, le GIEC prévoit un risque élevé de chocs alimentaires périodiques au niveau régional dès 1,4 °C de réchauffement ainsi qu’une perturbation profonde de l’approvisionnement alimentaire au niveau mondial dès 2,4 °C dans l’hypothèse d’un système alimentaire inchangé49,50.

Le rapport du Lancet Countdown 2020 décrit encore l’augmentation des catastrophes naturelles, des conflits, des migrations et de leurs conséquences sur la santé physique et mentale36.

Conjointement au changement climatique, le mode de vie moderne impacte la santé humaine par d’autres voies, notamment en raison de la sédentarisation, des habitudes alimentaires déséquilibrées et parmi d’autres des effets directs de la pollution. Cela a conduit à l’émergence et à l’expansion de nombreuses maladies non transmissibles (MNT), dont les maladies cardiovasculaires, l’obésité, le diabète, l’asthme et autres maladies pulmonaires chroniques, certaines maladies rénales ou encore de nombreux cancers et pathologies mentales. Les MNT sont responsables de 40,5 millions de morts prématurées par an, soit 71 % de la mortalité mondiale (2016), dont 42 % surviennent avant l’âge de 70 ans51. En Suisse, 80 % du budget de la santé est alloué aux MNT, soit près de 50 milliards de francs suisses en 201352.

À elle seule, la pollution d’origine humaine est responsable d’environ 9 millions de morts prématurées par an (2015) au niveau mondial53.

La perte de biodiversité et l’affaiblissement des services écosystémiques nuisent aussi gravement à la santé humaine. Ils conduisent entre autres à la dégradation de la qualité de l’eau potable et à la baisse de production alimentaire, notamment par la perte des pollinisateurs, dont 75 % de l’agriculture dépend, par la dérégulation des ravageurs et par l’appauvrissement des sols en nutriments et en microfaune. L’érosion de la biodiversité contribue également à la diminution des puits de carbone, qui tamponnent les émissions anthropogéniques (d’origine humaine) de carbone à hauteur de 5,6 Gt, mais aussi à l’augmentation des maladies infectieuses émergentes et réémergentes, et encore à la perte de représentations identitaires, culturelles, récréationnelles et spirituelles17,54,55,56.

Conclusion

L’usage massif d’énergies fossiles et des technologies modernes industrielles a permis à l’humanité d’améliorer drastiquement ses indicateurs de développement, comme la démographie, l’éducation et la richesse matérielle. Mais l’impact de ce mode de vie sur le système Terre engendre une extinction massive de la biosphère, dérègle le climat et menace à court terme l’habitabilité de la planète pour l’espèce humaine. La Terre est une sphère de dimension finie, et sa taille n’augmente pas à mesure que les sociétés humaines se développent. Elle ne peut donc pas fournir toujours davantage de ressources ni supporter les différentes perturbations de façon croissante et infinie. Les limites planétaires sont des barrières tangibles et non négociables, dont le dépassement, aujourd’hui déjà, a des conséquences dramatiques sur l’humanité et le reste du vivant. Celles-ci se manifesteront de façon croissante, voire exponentielle, en l’absence de changements radicaux de nos modes de production et de consommation. Le temps est donc compté pour rompre avec la Grande Accélération et rediriger l’ensemble du système Terre vers un état de stabilité similaire à celui qu’il a connu durant les douze derniers milliers d’années (Holocène). Les espèces éteintes sont perdues à jamais, mais les dégâts futurs peuvent être prévenus ou limités si nous agissons de façon efficace sur les causes profondes des dérèglements en cours, c’est-à-dire le modèle de civilisation extractiviste-productiviste-consumériste fondé sur la croissance économique et matérielle, qui conditionne les activités humaines modernes.

Nous avons fait l’expérience d’une réduction drastique de nos activités durant la pandémie de Covid-19, et avons observé une diminution rapide des émissions de GES. Malgré cela, les émissions de CO2 de décembre 2020 ont été 2 % plus élevées que celles de décembre 2019, suite à la reprise des activités de production et de consommation nécessaires à l’économie57.

Dans le modèle actuel, les quelques pays respectant l’ensemble des limites planétaires ne permettent pas à leur population de répondre à tous leurs besoins fondamentaux, alors que les pays couvrant ces besoins dépassent plusieurs des limites planétaires58. Un changement de paradigme de civilisation à l’échelle planétaire semble donc nécessaire pour réussir à ramener les activités humaines dans les limites écologiques de la planète et garantir les besoins fondamentaux nécessaires à la santé de toutes et tous dans l’espace et le temps. Cela implique une prise de conscience rapide des liens étroits existants entre problèmes écologiques et sanitaires, ainsi qu’une transition vers une conception de la santé plus englobante et prenant en compte l’ensemble de ses déterminants.

La perte de stabilité du système Terre semble incompatible avec les déterminants fondamentaux de la santé des populations humaines. Quant au système de santé moderne, il dépend intégralement du modèle de société qui est à l’origine de la Grande Accélération, notamment de la croissance économique, de l’industrie et des échanges commerciaux globalisés. Il contribue donc lui-même au dépassement des limites planétaires, via les émissions de GES et la production de diverses pollutions65. Compte tenu de ces éléments, nous pouvons nous demander quelle santé et quel système de santé seraient possibles dans le respect des équilibres du système Terre.