Bodenmann, P., Madrid, C., Ruiz, J. (2022). 'Migration sans frontières mais persistance des barrières des représentations' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.
Les médecins occidentaux sont de plus en plus confrontés à une patientèle « bigarrée », souvent vulnérable. Ils doivent prendre en charge des pathologies issues de migrations sans frontières tout en intégrant la barrière des représentations et des sens donnés à la maladie par des patients d’origines diverses. Au travers de trois vignettes cliniques seront déclinées une approche biopsychosocio-spirituelle associée à une évaluation des trajectoires prémigratoires, migratoires et postmigratoires ; ces approches sont intégrées dans l’apprentissage des compétences transculturelles.
Introduction
Cet article propose quelques réflexions sur le soin aux migrants précaires à partir de vignettes cliniques. L’approche du médecin complétera le modèle biomédical en intégrant des éléments sociocommunautaires et spirituels. L’évaluation de l’état de santé du patient migrant inclura en particulier des informations sur ses conditions prémigratoires, le processus migratoire et les conditions postmigratoires selon le modèle systémique contextuel d’analyse du rapport santé et migration de l’anthropologue québécois Raymond Massé 1.
Arrivée en Suisse voici sept mois, Dini, 4 ans, vit en centre d’hébergement pour requérants d’asile. Sa maman dit qu’elle se frotte la joue et l’oreille droites depuis trois jours et pleure la nuit, ce qui empêche les autres résidents de dormir. Elle n’a pas de fièvre, reste active durant la journée, mange correctement et il n’y aurait pas de baisse de l’acuité auditive. Elle ne prend pas de médicaments, n’a pas d’allergie connue, ses vaccinations sont à jour ; dans ses antécédents, on relève des épisodes de bronchite.
L’enfant se présente avec un biberon rempli de thé glacé qui pend à sa bouche. La maman rapporte que cela la calme et que si Dini pleure la nuit, elle trempe la tétine dans du miel pour qu’elle se rendorme.
À l’examen clinique, l’enfant est alerte mais craintive et fuit la palpation de la joue. Le statut général est sans particularité. Par contre, l’examen buccal est caractéristique (figure 1) : les incisives de lait sont brunes avec une perte de substance du bord libre noirâtre qui suit la trace de la tétine ; les dents voisines présentent une atteinte moindre mais sévère. On met en évidence une atteinte carieuse concernant la plupart des dents présentes (figure 2). Le diagnostic de carie du biberon (CDB) est retenu avec complication par abcès dentaire et irradiation douloureuse vers l’oreille. La jeune patiente devra subir, sous narcose, onze extractions et des soins sur quatre dents (figure 3).
La carie du biberon (CDB) se développe sur la dentition primaire peu de temps après l’éruption des dents ; elle est initiée et entretenue par la consommation de boissons sucrées au biberon au coucher ou pendant les siestes de l’enfant. Le fait que la dentition lactéale, principalement les quatre incisives supérieures, baigne par écoulement du biberon dans un environnement fortement sucré au cours du sommeil ou de l’endormissement est à l’origine de ce type unique de caries 2. La prévalence de la CDB est difficile à évaluer car très variable 3, l’influence des facteurs culturels et d’habitat (ville/campagne) sur les habitudes alimentaires complique les études comparatives entre populations. Un lien entre certaines minorités ethniques et la forte prévalence de la CDB existe. Le fait que la famille soit monoparentale, qu’elle ne parle pas la langue du pays d’accueil et que l’âge maternel soit inférieur à 26 ans aggrave le risque de CDB 4. Pour les enfants migrants des banlieues de Stockholm, il a été établi chez 832 enfants, de deux ans et demi d’âge moyen, que les principaux facteurs de risque de la CDB sont une colonisation par Streptococcus mutans (figure 4) et le fait d’appartenir à une famille de migrants. Dans le même pays, Wendt a démontré que les enfants de migrants reçoivent significativement plus de repas nocturnes et de boissons sucrées en biberon que les autochtones et qu’ils ont plus de caries précoces 5. Ces séquelles insidieuses de la migration n’ont pas une cause unique : la CDB est également retrouvée chez des enfants migrants non alimentés au biberon 6. La CDB apparaît ainsi au carrefour de plusieurs comportements alimentaires surprotecteurs parmi lesquels l’usage diurne et nocturne du biberon est une circonstance aggravante mais non suffisante pour expliquer la pathologie 2,4 (figure 4). Parmi les pistes étiopatho-géniques complémentaires, il faut envisager les différences dans la perception de la den-ture, et tout particulièrement des dents lactéales dans la santé générale par des groupes ethniques culturellement différents : la dentition temporaire est vécue comme une étape presque facultative, sans importance, qui ne devrait pas requérir des soins majeurs ou même motiver le brossage 6. Les pressions du milieu d’accueil s’exercent aussi : la promiscuité des hébergements conduit à faire taire l’enfant au plus vite quand elle pleure la nuit ; de plus et paradoxalement, l’immigration s’accompagne d’une aggravation du risque de carie : l’augmentation relative du niveau de vie dans le pays hôte (dont l’accès à une alimentation plus riche en hydrates de carbone) se traduit par un nombre plus élevé de caries chez ceux qui sont arrivés depuis cinq ans par rapport aux nouveaux arrivants 6. Dans notre pratique, la présence de CDB dans la population autochtone suisse est réellemais exceptionnelle ; les patients traités pour cette affection sont des enfants de la première ou de la deuxième génération de la migration, vivant généralement dans des conditions socio-économiques défavorisées. Le coût en termes de santé publique est élevé : 2 300 à 2 800 CHF par patient traité. Le coût en termes de santé des enfants est bien plus lourd : le développement bucco-facial d’enfants édentés largement et précocement est altéré ; l’intégration sociale et l’acquisition du langage sont perturbées avec des conséquences à long terme jamais évaluées à notre connaissance.
M. T est un ancien requérant d’asile, Tamoul de 42 ans, brahmane dans une communauté de Suisse romande. Il est suivi à la consultation de diabétologie depuis onze ans. Son diabète de type 2 est diagnostiqué en 1996, date de son arrivée en Suisse. Le premier examen clinique s’est révélé normal sans excès pondéral. Les examens initiaux ont révélé une glycémie capillaire à 8,1 mmol/l en fin de matinée ; l’hyperglycé-mie provoquée par voie orale a confirmé la présence d’un diabète de type 2 : glycémie veineuse à jeun à 10,1 mmol/l et à cent vingt minutes à 19,6 mmol/l. L’évolution est marquée par une escalade thérapeutique : mono-, bi- puis trithérapie par antidiabé-tiques oraux puis insulinothérapie. Globalement, la situation médicale est en échec depuis onze ans (prise de poids de 16 kg et une hémoglobine glycosylée oscillant entre 8,8 et 12,9%), malgré une très bonne relation patient-médecin. Il reconnaît souvent oublier ses injections d’insuline et ses médicaments mais il vient fidèlement à chaque consultation. Malgré l’usage de nombreuses stratégies de communication et d’éducation thérapeutique, la situation métabolique reste médiocre.
La trajectoire de ce patient représente parfaitement l’augmentation globale du syndrome métabolique et du diabète sucré. Nous assistons actuellement à une pandémie de « diabésité » qui touche l’ensemble de la planète et plus particulièrement les pays émergents. En 2014, plus de 1,9 milliard d’adultes (≥ 18 ans) étaient en excès pondéral et 600 millions étaient obèses ; et 41 millions d’enfants en dessous de 5 ans d’âge étaient obèses ou en excès pondéral 7. Les pays de l’Asie du Sud-Est sont particulièrement concernés : les cas de diabète de type 2 vont toucher de 72 millions d’adultes en 2013 à près de 123 millions en 2035 8. La pandémie de « diabésité » n’est pas une simple maladie liée à des facteurs génétiques et d’hygiène de vie personnelle. Il existe une forte corrélation inverse entre le produit national brut et l’incidence de diabète. L’étude Whitehall II a montré un lien significatif entre le bas niveau social et le risque de diabète, de syndrome métabolique, et d’atteintes cardiovasculaires 9. Chez notre patient, certaines conditions prémigratoires l’exposent à un risque élevé de diabète sucré : appartenance à un groupe ethnique à risque et stress d’adaptation lié au processus de migration. D’autres conditions prémigratoires pourraient le protéger contre la survenue du diabète (figure 5) : il s’agit d’un patient de la caste des brahmanes ne devant théoriquement pas avoir un stress social majeur puisque issu d’une des catégories sociales les mieux considérées dans la culture d’origine et dont les valeurs spirituelles devraient faciliter la gestion d’une maladie chronique. De plus, l’une des philosophies médicales dominantes est l’ayurvéda, qui signifie littéralement connaissance (ou science) de la vie. L’ayurvéda s’intéresse au maintien ou au rétablissement d’un équilibre entre corps, esprit, style de vie en traitant la cause et non la conséquence. Ce courant médical aux référentiels philosophiques et religieux inclut la prévention, la santé physique et mentale et la qualité de vie, et s’intègre donc parfaitement dans la prise en charge de la maladie chronique 10. Cependant, devant l’échec de l’approche éducationnelle basée sur la culture occidentale, un entretien a été organisé avec son épouse pour discuter du diabète au Sri Lanka, de la représentation pour le patient et sa famille d’avoir une telle maladie, et des critères d’une bonne prise en charge. Nous avons donc identifié la difficulté à gérer les différents temps d’un prêtre brahmane : exercices spirituels, cérémonies religieuses, travail, famille et gestion du diabète. Cet entretien centré sur l’exploration de la culture de l’autre a donné lieu à des effets positifs « pléiotropes » inattendus : le patient a changé son alimentation et a pris plus régulièrement son insuline. Une approche biopsychosocio-spirituelle centrée sur la culture de l’autre est donc apparue comme la seule alternative pour tenter de concilier la rencontre entre médecine occidentale et la culture d’ailleurs.
Migration forcée et santé mentale
Le contexte de vie avant l’expérience de migration comme celui du pays d’accueil peuvent favoriser l’apparition d’une détresse psychologique et de graves troubles mentaux 11. Les migrants ayant survécu à des tortures portent en eux les traces des traumatismes physiques et psychologiques subis 12,13. Ayant voulu fuir la menace, ils sont confrontés à une nouvelle violence, qui pourrait se révéler sous d’autres formes non moins dures ou humi-liantes 14. Ces épreuves mettent à mal la santé mentale des migrants. Les études quant à la prévalence des maladies psychiatriques, bien que non consensuelles, soulignent leur augmentation 15. Les différences culturelles, les difficultés de langue et de communication augmentent cependant la possibilité d’erreurs de compréhension, de diagnostic et de traitement des maladies mentales. Les expressions de la détresse émotionnelle et psychologique peuvent revêtir des significations différentes dans la nouvelle situation sociale et culturelle. Pour comprendre la souffrance morale due aux conditions d’accueil, il faudrait placer les symptômes dans leur contexte, découvrir le sens qu’ils pourraient revêtir pour la personne qui les expérimente, être attentif aux difficultés linguistiques, refuser l’idée que les migrants ont tendance à exagérer leurs symptômes pour obtenir des bénéfices11. Afin d’illustrer les effets de la migration sur la santé mentale de migrants précaires, une histoire clinique vécue est rapportée.
Il s’agit d’un jeune homme originaire de l’Angola, requérant d’asile, élevé comme enfant illégitime par sa mère ; « ma mère était devenue sévère, méchante, elle ne ces-sait de me battre ». À l’adolescence, il est emprisonné dans son pays d’origine pour de courtes durées suite à des délits mineurs, mais il subit des sévices physiques tous les jours, allant jusqu’à provoquer deux traumatismes craniocérébraux. « Ensuite, c’était toujours le même calvaire… Je passais les nuits couché sur des morceaux de planches en dessous des véhicules lorsqu’il pleuvait. Je vivais dans la mendicité, je devais ramasser des cartons et les vendre pour pouvoir survivre. » En 2002, après un parcours périlleux, il arrive dans le canton de Vaud. Malgré son syndrome de stress posttraumatique (PTSD), il parvient à s’intégrer, à obtenir un travail, à se faire « adopter » par une famille bienveillante, et il est même chargé d’entraîner l’équipe locale junior de football. Peu après son arrivée, une épilepsie d’origine posttraumatique vient compliquer son existence. Interdit par la suite de travailler, frappé finalement par une non-entrée en matière, il est menacé d’expulsion. Il présente dès lors un état dépressif sévère avec des idéations suicidaires scénarisées et inquiétantes. Le patient a la certitude que, s’il est renvoyé, il ne pourra certainement pas se faire soigner dans son pays où le prix des antiépileptiques est l’équivalent d’un salaire mensuel moyen. D’ailleurs, la disponibilité du médicament n’est pas assurée.
Cette histoire nous montre les effets contrastés de la migration. Pour notre patient, être passé d’une situation d’extrême précarité à une intégration fruit conjoint des potentialités du sujet et de l’humanité de l’accueil illustre le fait que la vulnérabilité psychologique de départ peut être parfois compensée. À l’inverse, l’apparition d’une nouvelle précarité, liée celle-ci aux menaces d’expulsion, met en danger non seulement la santé mentale, mais la vie même du sujet. Tout se passe comme si un mur s’était créé entre les pratiques administratives et les potentialités évolutives du sujet. La maladie mentale et la souffrance morale sont des conséquences de la migration, de la vulnérabilité de la situation de départ et des insuffisances des conditions d’accueil. Leur diagnostic et leur prise en charge demeurent problématiques pour des raisons « intrinsèques » liées à leur pathologie, à leurs manifestations, à leur histoire singulière, pour des raisons « relationnelles » dues à des représentations de la maladie mentale différentes sur le plan culturel et pour des raisons « extérieures » liées aux contraintes sociales, aux injustices et aux choix politiques des pays d’accueil. La dimension humaine de l’accueil social et des systèmes de soins a un impact positif sur le bien-être psychologique des migrants. En particulier, le capital de compassion des soignants reste le plus important traitement dont les migrants peuvent bénéficier 16.
Discussion
Ces vignettes mettent en évidence deux aspects de la prise en charge des patients migrants vulnérables. D’une part, les pathologies auxquelles peuvent être confrontés les médecins occidentaux s’intègrent dans le cadre de migrations sans frontières :
la CDB, dont la prévalence au sein de certaines minorités ethniques est importante et à laquelle des déterminants sociaux semblent associés (monoparentalité, jeune âge de la mère, absence de connaissances de la langue du pays d’accueil) ainsi que le statut de migrant ;
la pandémie de « diabésité » qui touche de plus en plus les ressortissants de pays émergents est non seulement liée à des facteurs génétiques et d’hygiène de vie mais a également un lien avec des déterminants sociaux tels que le statut socio-économique de la personne concernée ;
la maladie mentale au sens large et, plus particulièrement, le PTSD que les médecins occidentaux ont appris à connaître suite notamment à la migration forcée des ressortissants de l’ex-Yougoslavie dans le cadre des conflits de la Bosnie-Herzégovine et du Kosovo dans les années 1990.
D’autre part, la prise en charge de ces migrants vulnérables porteurs parfois de maladies rares (CDB), de maladies connues dont l’expression et le sens diffèrent (diabète, obésité) ou d’atteintes fréquentes de par leur forte prévalence dans certains groupes population-nels (prévalence de PTSD chez certains groupes de requérants d’asile) s’entrechoque à la barrière des représentations et du sens donné, parfois difficiles à relever, souvent complexes dans leur interprétation :
pour la CDB, des comportements alimentaires surprotecteurs et le vécu de la première dentition s’associent à certaines données postmigratoires : promiscuité des hébergements, accès à une alimentation plus riche en hydrates de carbone ; ce sont des éléments indispensables pour la compréhension par le médecin de cette pathologie aux multiples causes et aux séquelles majeures ;
le vécu d’une maladie chronique telle que le diabète, maladie initialement asympto-matique, intègre les conditions prémigratoires (facteurs génétiques, hygiène de vie), les conditions de migration ainsi que les conditions postmigratoires : selon le rôle du migrant dans la communauté, des difficultés se greffent sur la gestion des différents temps de la vie quotidienne, empêchant une prise en charge adéquate de cette maladie ;
la reconnaissance par le patient lui-même d’une pathologie mentale sur laquelle non seulement son passé prémigratoire et migratoire a un impact mais également les conditions de vie dans le pays d’« accueil » ; la prise en charge peut alors « buter » sur des manifestations singulières de la maladie mentale, complexifiée par les nombreuses contraintes administratives et sociales et les choix politiques du pays hôte.
Une approche biopsychosociale et spirituelle initiale, complétée par une lecture systémique des événements en trois temps selon le modèle de Massé, permet de mieux appréhender des situations médicales parfois inconnues et inquiétantes, souvent surpre-nantes. Ces deux approches complémentaires sont intégrées dans l’enseignement des compétences transculturelles que nous généralisons progressivement à Lausanne dans le cadre prégradué, postgradué et de formation continue. Les compétences transculturelles peuvent se définir comme étant « la capacité des soignants, des institutions et de l’ensemble du personnel à offrir des services adaptés à une population de race, d’ethnie ou de culture différentes 17 », plus simplement, il pourrait s’agir de « la capacité à travailler plus spécifiquement avec des patients d’origines diverses 18 ». Cet enseignement a pour objectif de sensibiliser à la différence culturelle de nos patients, mais en aucun cas d’être un enseignement exhaustif systématique par culture d’origine ; il est attentif aux risques de généralisation, voire de stigmatisation 19. Il exige de s’ouvrir à l’autre en tenant compte de nos propres référentiels en termes de culture d’origine mais aussi de culture professionnelle 20. Il peut s’articuler autour de six thématiques différentes 17,21,22 (tableau I).
« La pratique de la médecine auprès des patients migrants renvoie quasi toujours les jeunes médecins à la question du sens, à la représentation que le patient se fait de sa maladie, puisée au plus profond de sa culture. Mais, n’est-ce pas là une observation générale qu’il devra intégrer dans toute son activité clinique, avec les patients d’ici et d’ailleurs ? »
Pécoud A. et Bodenmann P. « L’Enseignement des soins aux migrants : l’apprentissage de quelques exigences fondamentales. » Médecine et Hygiène, 2455, 2003.
Nos chaleureux remerciements vont au Pr Marco Vannotti et au Pr Ilario Rossi qui ont apporté leur expertise et leur support pour la rédaction de ce chapitre.