Bodenmann, P., Vu, F., Paroz, S., Jackson, Y., Green, A., Dominicé-Dao, M. (2022). 'Compétences cliniques transculturelles : l’expérience en Suisse romande' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.

Chapitre 1.12. Compétences cliniques transculturelles : l’expérience en Suisse romande

Objectif d’apprentissage

Ce chapitre se veut être le plus synthétique et exhaustif possible pour l’apprentissage des compétences cliniques transculturelles dans le but de favoriser leur mise en application dans la pratique clinique ; néanmoins, certaines parties abordées dans ce chapitre peuvent se recouper avec d’autres chapitres présents dans cet ouvrage et qui décrivent de manière plus approfondie certaines thématiques.

Introduction

Vignette clinique

M. Fonza (nom fictif) est un patient de 57 ans, originaire de Lecce en Italie. Arrivé en Suisse en 1970, il est divorcé depuis plus de quinze ans et père de trois enfants de 30, 27 et 26 ans. Il se présente pour être suivi à la consultation générale de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne, son médecin traitant ayant pris sa retraite. Lors de la première consultation, une fibrillation auriculaire chronique et un syndrome métabolique sévère sont retenus comme diagnostics principaux. M. Fonza souffre également d’un syndrome d’apnée du sommeil et d’une broncho-pneumopathie obstructive sur tabagisme chronique. Son médecin relève par ailleurs une consommation d’alcool à risque et des signes évocateurs d’un état dépressif chronique.

Selon le rapport 2018 de l’Organisation internationale pour les migrations 1, un billion de personnes a migré durant l’année 2018 et un septième de la population mondiale vivait en dehors de son pays de naissance. Le Lancet publiait la même année, dans le cadre des travaux de la commission Migration et santé en association avec le University College of London 2, plusieurs articles dont les chiffres mentionnés sont éloquents : 250 millions de migrants internationaux en 2017, 740 millions de migrants internes en 2009, 150 millions de migrants issus de la quête de travail en 2013 ; mais aussi 25 millions de réfugiés sous la protection du Haut Commissariat pour les réfugiés en 2017, 40 millions issus de la traite des êtres humains et, en 2050, quelque 143 millions de réfugiés climatiques. La Suisse, quant à elle, est un véritable « laboratoire » de la diversité linguistique mais aussi en termes de population étrangère : début 2018, 2 063 428 personnes sur plus de 8 400 000 millions étaient étrangères. La population étrangère résidante permanente était composée à 68,4% de ressortissants de l’UE-28/AELE, les ressortissants d’États tiers représentant 31,6%. Les ressortissants de l’Italie, de l’Allemagne, du Portugal et de la France constituaient plus de 50% de ces étrangers 3.

Ainsi, face à une consultation bigarrée, tout médecin – et plus largement tout soignant – devrait être formé à la prise en charge de patients migrants, étrangers, issus de la diversité et de différentes minorités, ayant des besoins spécifiques, avec des codes d’appréciation des situations cliniques et de vie qui leur sont propres. Ces compétences décrites comme des compétences cliniques transculturelles (CCT) sont fréquemment définies comme étant « la capacité de percevoir et comprendre les individus dans leur vécu et leur contexte individuel, et d’agir de façon adéquate 4 ». Il s’agit d’un ensemble d’attitudes, de connaissances et d’un savoir-faire qui permettent de prodiguer des soins et une attention de qualité à des patients d’origines diverses 4. Le « trèfle transculturel » (figure 1) nous semble être un outil particulièrement adéquat à la pratique clinique, nous aidant à engager une négociation avec nos patients venus d’ailleurs (mais aussi d’ici 5,6).

Figure 1 .

Le « trèfle transculturel », inspiré et modifié à partir du Cross-cultural framework du Manhattan Cross-Cultural Group 5,6.

Selon cet outil, pour engager une négociation avec notre patient « différent », il est essentiel de 7 :

  • s’intéresser aux niveaux d’alphabétisme, de lettrisme, aux compétences en santé et communicationnelles (écriture, lecture, calcul, besoin d’interprète) ;

  • définir les déterminants sociaux de la santé (situation socio-économique, statut, stresseurs et supports sociaux) ;

  • évaluer les spécificités transculturelles (coutumes, nutrition, spiritualité, religiosité, confiance) ;

  • explorer les croyances/maladie, traitement (expériences, perceptions, inquiétudes, pratiques parallèles).

Les professionnels disposant de compétences transculturelles ont la capacité d’intégrer leurs influences et préjugés propres, savent percevoir la perspective d’autrui et évitent la culturalisation et les stéréotypies. Les professionnels doivent en premier lieu apprendre à connaître leur monde vécu dans un processus de réflexion sur soi-même ; ce n’est que dans un second temps qu’ils sauront mieux comprendre et situer les mondes vécus individuels des migrants. Les CCT sont en résumé un ensemble d’attitudes, connaissances et savoir-faire qui permettent à un professionnel de santé de prodiguer des soins de qualité à des patients d’origines diverses 8. Bien que les CCT, dans l’acceptation la plus récente de ce terme, soient souvent associées de manière étroite à l’approche centrée sur la personne, certaines de ces compétences sont néanmoins spécifiques à la prise en charge des patients issus de la migration 9-11. On y intègre bien entendu d’autres dimensions de la diversité également connues pour influencer la santé et les comportements ayant trait à la santé et aux soins, notamment le genre, l’âge, le statut social, les handicaps ou l’orientation sexuelle 12.

L’acquisition des CCT permet de limiter les barrières liées au soignant et en partie au système. L’acquisition pour le patient de compétences en santé peut lui permettre de réduire les barrières qui lui sont propres. La figure 2A illustre ces difficultés et la figure 2B facilite la compréhension de l’intérêt d’acquérir des CCT. Précisons que la position du soignant (en haut) et celle du patient (en bas), ces figures ne sont pas relevantes ; le dessin aurait pu parfaitement être inversé.

Bien que cette approche nous semble essentielle et utile au quotidien non seulement pour la prise en charge des patients migrants ou d’origine étrangère mais pour l’ensemble de la patientèle, il est légitime de se poser un certain nombre de questions à propos de l’enseignement des compétences cliniques transculturelles à des soignants, à savoir 13-15 :

  • les soignants apprennent-ils ce qu’on leur enseigne ?

  • les soignants utilisent-ils ce qu’ils apprennent ?

  • est-ce que l’enseignement et l’apprentissage ont un impact sur la santé des patients ?

L’impact de l’enseignement des CCT sur les attitudes, la connaissance et le savoir-faire du médecin, sur la satisfaction des patients, leur compliance et finalement leur état de santé doit être évalué de manière systématique. Il existe de nombreux moyens de répondre à ces questions par des mesures objectives, comme des tests de connaissance avant et après un enseignement, des interviews qualitatives de médecins et de leurs patients, des études de dossiers ou une analyse détaillée de consultations filmées. Une revue systématique de la littérature conduite en 2007 par une équipe de Baltimore aux États-Unis dirigée par Mary Catherine Beach permet de détailler les niveaux de preuve actuels de l’efficacité de l’enseignement des CCT 16. On a ainsi d’excellentes preuves que l’enseignement des CCT améliore les connaissances des professionnels de santé ; de bonnes preuves qu’il améliore également leurs aptitudes et attitudes. Il existe de plus de bonnes preuves que la satisfaction des patients est améliorée mais celles démontrant l’amélioration de la compliance sont encore faibles. Aucune étude dans cette revue systématique de la littérature ne montrait d’impact direct de l’enseignement des CCT sur la santé des patients. Depuis, différentes études notamment dans le cadre de la prise en charge des maladies chroniques 13 ont démontré l’impact favorable de l’acquisition de CCT par les soignants sur des outcomes cliniques. En Suisse, les besoins actuels et futurs sont nombreux et la capacité du système à y répondre est encore relativement faible. Comme souvent, le défi est d’intégrer l’enseignement des compétences cliniques transculturelles aux trois niveaux que sont les formations prégraduée, postgraduée et continue. Les recommandations du rapport de Christian Rüefli pour l’Office fédéral de la santé publique allaient déjà dans ce sens 17. L’extension des services professionnels d’interprétariat, de même que la mise en place d’un régime de financement de ces services, est un des points les plus importants relevés dans ce rapport ; dix ans plus tard, un rapport de la Commission nationale d’éthique dans le domaine de la médecine humaine offre un éclairage éthique sur l’interprétariat, les possibilités de financement n’ayant que peu avancé dans la pratique 18. Une autre piste intéressante est la mise à disposition de ressources d’information et d’enseignement informatisées telles que l’outil e-learning développé par l’OFSP et les hôpitaux du réseau Swiss Hospitals for Equity (www.elearning-iq.ch). Nous avons listé dans l’annexe 1.5 quelques-unes des ressources internet existantes, en Suisse et aux États-Unis. Il s’agit soit de bases de données permettant de se renseigner sur telle ou telle culture de manière générale et non stigmatisante, soit de cours complets en compétences cliniques transculturelles, en général payants et permettant de consulter des patients virtuels d’origines diverses. L’adaptation de ces initiatives à la Suisse nous semble parfaitement envisageable et nécessaire.

Communication

Avec le patient migrant allophone

Les problèmes de communication se traduisent dans la pratique clinique par des difficultés à remplir un formulaire médical, prendre connaissance d’une information écrite, comprendre les instructions du soignant ; ceci peut entraîner des difficultés d’accès aux soins ou à la prévention et au dépistage, une compliance moindre, des processus de soins tortueux, des coûts augmentés. Ainsi, les problèmes de communication peuvent mener à des soins inéquitables, peu sécures, voire dangereux. Beaucoup de littérature scientifique souligne l’importance des interprètes communautaires certifiés lors de la rencontre avec un patient allophone dans le cadre du trialogue 19 (rencontre à trois avec la patiente, le médecin et l’interprète communautaire). À la différence du traducteur non professionnel (famille, proche, employé bénévole), l’interprète communautaire certifié a une formation (de trois ans en Suisse selon un curriculum établi au niveau national), il sait faire de la médiation, mais il représente également des coûts qui génèrent souvent des tensions au sein du système sanitaire.

Dans le cadre de la prise en charge clinique, le trialogue se fait en quatre phases (tableau I).

>Tableau I.

Les quatre phases du trialogue

D’autres formes d’interprétariat et de traduction se développent depuis quelques années (téléphones, applications informatisées) et un résumé de celles-ci figurent au niveau du tableau II.

Tableau II.

Formes d’interprétariat et traduction.

Le principal enjeu de la communication avec les patients allophones demeure les coûts qui ne sont pas imputés à l’assurance et qui dépendent du bon vouloir institutionnel et de mesures souvent originales mais fragiles.

Avec le patient migrant ayant une faible littératie en santé 20

Plus subtilement, le soignant peut être confronté à une personne qui a une faible littératie en santé. On définit la littératie en santé comme étant « la mesure dans laquelle l’individu a la capacité d’obtenir, traiter et comprendre les informations de base en matière de santé et le fonctionnement des services nécessaires lui permettant de prendre une décision appropriée pour sa santé 21 ». Ce concept apparu dans la littérature dans les années 1990 s’est développé dans un contexte caractérisé par la médicalisation croissante du quotidien et la tendance à l’autonomisation des patients. Ainsi définie, la notion de « littératie en santé » doit moins être comprise dans le sens de la seule maîtrise de contenus médico-sanitaires que dans celui de dispositions génériques nécessaires à la circulation et aux activités des personnes. Celles-ci sont requises tant dans les systèmes de santé que dans les dispositifs administratifs, pratiques et techniques de la vie quotidienne des sociétés industrielles et urbaines contemporaines.

Une revue systématique de la littérature effectuée en 2011 22 a permis de mettre en évidence que de faibles compétences en santé conditionnent plusieurs outcomes cliniques parmi lesquels un accès restreint aux programmes de prévention et de dépistage, des comportements à risque plus fréquents, des diagnostics plus tardifs, une moindre compliance, un plus mauvais contrôle des maladies chroniques, et d’une façon générale un moins bon usage du système de santé avec un recours plus fréquent aux services d’urgence. Une enquête de 2009 à 2012 et incluant quelque 8 000 personnes de 8 pays européens a mis en évidence qu’entre 40 et 49% des personnes interrogées éprouvent des difficultés pour comprendre leur médecin, décider quel dépistage effectuer, et comprendre l’impact des mesures de politique de santé 23. Récemment, une étude de l’Office fédéral de la santé publique a montré que 45% des personnes interrogées en Suisse ont des compétences en santé qui posent problème et que 9% d’entre elles ont des compétences insuffisantes 24,25.

Tableau III.

Concepts dans le domaine de la littératie en santé.

Trois questions se posent pour le clinicien face à ce genre de patient 26 :

  • Quand faut-il y penser ? Le tableau IV donne quelques clés à la première question de quand y penser.

  • Dépister ou… ne pas dépister ? La tendance actuelle est de considérer par défaut – au début de l’entretien – tout patient comme ayant une faible littéraire en santé ; on parle du Health literacy universal precaution toolkit. Puis le soignant adaptera ensuite son niveau de communication en fonction du répondant du patient 27.

  • Que faire face à cette situation ? Le tableau V donne quelques clés à la première question de quand y penser 28,29.

Tableau IV.

Quand faut-il penser à une faible littératie en santé des patients ?

Tableau V.

Que faire lors d’une faible littératie en santé des patients ?

Le teach-back implique un partage de l’information puis la demande suivante de la part du médecin à son patient : « je voudrais être sûr que je me suis bien expliqué ; pourriez-vous me dire ce que vous avez retenu de ce que je viens de vous dire ? ». D’une façon générale, cette manière de procéder, utile et rapide, est sous-utilisée.

Inégalités sociales et déterminants sociaux de la santé

Les inégalités sociales croissantes observées dans nos sociétés actuelles ont des répercussions importantes sur les déterminants sociaux de la santé (DSS) à l’échelle individuelle et collective. Même dans les pays les plus développés, les personnes en bas de l’échelle sociale ont une espérance de vie plus courte et une santé moins bonne que les plus favorisées. Bien que personne ne meure de faim dans notre pays, la Suisse abrite une population très disparate au niveau socio-économique : en 2015, 570 000 personnes (7% de la population) avaient un revenu inférieur au seuil de pauvreté. Les femmes seules avec enfants, les étrangers non européens et les personnes ayant terminé leur scolarité précocement étant particulièrement à risque. Parmi elles, 145 000 personnes faisaient partie de la catégorie des working poor définie comme une personne active qui a un emploi la plus grande partie de l’année mais qui vit dans un ménage pauvre de par la faiblesse de ses revenus – revenus d’activité et prestations sociales. Par ailleurs, on dénombrait en Suisse en 2015 environ 265 000 personnes (3,2%) tributaires de l’aide sociale 30. Bien que la Suisse présente un niveau de richesse comptant parmi les plus élevés du monde, sa répartition des fortunes est classée parmi les plus inégales. L’inégalité dans la distribution des ressources et des richesses dans un pays, bien qu’ayant des répercussions sur le statut socio-économique des individus, ne suffit pas à elle seule pour expliquer et comprendre les mécanismes qui sous-tendent aux inégalités sociales de santé. D’autres facteurs doivent être pris en considération (figure 3) : ainsi, le statut socio-économique d’un individu est associé à des facteurs environnementaux, psychosociaux, comportementaux et biologiques, facteurs qui de manière synergique ont un impact plus ou moins durable sur l’état de santé. L’interconnexion et l’accumulation de ces facteurs défavorables chez un individu avec un bas statut socio-économique peuvent contribuer aussi à des sentiments d’injustice et d’impuissance ressentis non seulement par l’individu lui-même, mais également par ses soignants confrontés à une situation complexe.

Figure 3.

Facteurs pouvant conduire à des inégalités sociales de santé.

Définitions

La précarité est un état d’instabilité sociale caractérisé par l’absence d’une ou de plusieurs sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et aux familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. Les situations de précarité se développent lorsque les conditions concernant le niveau socio-économique, l’habitat, les réserves financières, le niveau culturel, d’instruction et de qualification professionnelle, les moyens de participation associative, syndicale et politique sont défavorables 31. Elle se définit par rapport à la communauté locale ou à l’ensemble de la société à laquelle appartient l’individu, la famille ou le groupe.

Elle peut être matérielle (faisant allusion aux biens et aux commodités de la vie) et/ou relationnelle (relations familiales, au travail ou dans la communauté 32), objective ou subjective. Selon certains auteurs, la précarité ne conduirait à la pauvreté que lorsqu’elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle devient chronique et qu’elle compromet ainsi gravement les chances de réassumer ses responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même dans un avenir prévisible 31. La pauvreté absolue, manque de ressources financières jugées comme minimales pour la survie, se distingue de la pauvreté relative définie par rapport aux ressources moyennes disponibles dans une société 33. Les inégalités sociales croissantes de la santé ont permis de comprendre que la santé est très influencée par des déterminants sociaux ; issus de données scientifiques établies, ceux-ci ont été systématisés par l’OMS en 1998, en 2004 34, en 2008 35, et en 2013 et comportent dix items : le gradient social, le stress, la petite enfance, l’exclusion sociale, le travail, le chômage, le soutien social, les dépendances, l’alimentation, et les transports. La connaissance des DSS est indispensable, en particulier dans le domaine de la recherche en santé publique 36. Leur identification systématique est également utile aux soignants de premier recours aussi bien qu’aux intervenants du domaine social, ceci leur permettant de reconnaître plus régulièrement une précarité, voire une pauvreté. Cependant, l’intégration complexe de certaines questions dans l’anamnèse habituelle rend leur utilisation peu aisée en pratique clinique.

Comment mesurer la précarité des patients en pratique clinique ?

Différents index de précarité permettant de cibler des zones géographiquement défavorisées ont été développés au cours des dernières années 32,37,38. Cependant ces index ne demeurent utiles que pour un usage populationnel. Le médecin de premier recours, confronté aux caractères multidimensionnels de la précarité et aux inégalités sociales de la santé, pourrait bénéficier de l’existence de scores individuels de la précarité. Dans ce contexte, un outil de dépistage a été développé en Suisse romande afin de détecter et de mesurer la précarité matérielle et sociale d’un patient, le DiPCare-Q (Deprivation in Primary Care 39). Cet outil est un instrument simple, valide et fiable, et bien que développé localement, il peut être utilisé au niveau international (tableau VI).

Tableau VI.

Questionnaire DiPCare-Q.

Bien que le médecin puisse être alerté de la situation de précarité ou de pauvreté de son patient de manière intuitive ou via l’anamnèse psychosociale, le renoncement à des soins de ce dernier est à risque d’être occulté (par exemple, en lien avec un sentiment de honte ou de culpabilité éprouvé par le patient à l’égard du soignant, etc.). Dans ce contexte, la question unique suivante, du fait de sa valeur prédictive négative intéressante, peut être considérée comme un outil utile d’aide à l’identification d’un potentiel renoncement aux soins du patient : « Durant les douze derniers mois, avez-vous eu de la peine à payer les factures de votre ménage 40 ? ». Sa valeur prédictive négative est de 96,3% et sa valeur prédictive positive de 30,6%. S’intéresser à cette question semble être particulièrement important en pratique clinique en sachant que des études effectuées ces dernières années en Suisse romande ont pu mettre en lumière que 10 à 15% des patients renoncent aux prestations de soins pour des raisons économiques 41-43 et que ce phénomène tend à augmenter.

Moyens et outils à disposition

Face aux inégalités sociales de santé, les soignants de premiers recours aussi bien que les intervenants sociaux peuvent jouer un rôle essentiel et déterminant dans la prise en charge des plus vulnérables dans la population 41,44,45. À une époque où la biomédecine et la médecine dite « technologique » sont en plein essor, la pratique d’une médecine sociale qui favorise une approche intégrative et holistique semble être non seulement complémentaire mais également indispensable. La médecine sociale cherche ainsi à comprendre l’impact des conditions socio-économiques sur la santé humaine et les maladies, dans la perspective d’améliorer l’état de santé d’une société et de ses individus. En pratique clinique, son application auprès des patients nécessite généralement le développement de trois champs de compétences : le savoir, le savoir-faire et le savoir-être (tableau VII).

Tableau VII.

Pratique de la médecine sociale

La connaissance des DSS et leur identification systématique par les soignants et les acteurs du domaine social sont indispensables pour adapter la prise en charge et intégrer des dimensions nouvelles dans la relation singulière avec les patients, qu’ils soient migrants ou non. Témoins privilégiés des inégalités sociales, les professionnels de la santé et du social se doivent de les documenter, d’encourager la prévention et la promotion de la santé auprès des patients les plus démunis et de plaider en leur faveur pour réduire leur impact sur la santé.

Spécificités transculturelles, stéréotypes et préjugés 51

Prendre en charge le patient d’« ailleurs » en intégrant toute sa diversité, notamment culturelle, implique de tenir compte de notre culture en tant qu’individu d’une société mais aussi de notre culture professionnelle ; cette approche doit être empreinte d’empathie, de curiosité et de respect.

À l’anamnèse, parmi les multiples composantes transculturelles, certaines nous semblent particulièrement importantes :

  • le style de communication ;

  • les traditions, coutumes, la spiritualité, la religiosité ;

  • le genre et les questions autour de l’intimité ;

  • la construction de la confiance ou alors de la méfiance ;

  • la prise de décision dans le cadre de la dynamique familiale (qui décide ?).

Il est aussi essentiel de s’intéresser de plus près à comment reconnaître nos propres réactions envers certains patients et comment faire pour éviter un impact négatif sur leur prise en charge. Parfois, face à la différence, le médecin ou le soignant est amené à faire un certain nombre de généralisations et d’interprétations. S’agit-il de préjugés, de stéréotypes ou de discrimination ? Le tableau VIII permet de définir ces termes.

Tableau VIII.

Définitions des concepts de stéréotype, préjugé et discrimination 52,53.

Le phénomène de catégorisation est un phénomène universel et automatique et sert à réduire la complexité de son environnement afin de la rendre compréhensible. Construire des catégories permet de structurer l’information disponible afin de la rendre cohérente et utilisable. Afin de maintenir une certaine « homéostasie » de nos systèmes de catégories, chacun va inconsciemment exagérer les différences entre les catégories et minimiser les différences au sein des catégories. Ces raccourcis cognitifs sont un atout dans beaucoup de situations, mais ils peuvent devenir problématiques lorsqu’ils limitent l’exploration du contexte personnel d’un patient ou les actions que l’on va entreprendre pour lui. On sait que la pression du temps et la complexité cognitive des tâches poussent à l’utilisation des stéréotypes ; certaines situations cliniques (urgences, surcharge de travail, difficultés de communication, etc.) sont donc particulièrement à risque d’en générer.

La discrimination ou le fait de traiter de manière différenciée certains patients ou groupes de patients peut être lié à une ou plusieurs de leurs caractéristiques : âge, sexe, statut socio-économique, religion, phénotype, etc., mais aussi des éléments directement en lien avec la santé comme le diagnostic ou la présence d’un handicap 54. Cette discrimination peut être le fait d’un individu envers un autre, mais peut également exister au niveau des groupes, voire des institutions par le fait qu’elles basent leurs politiques sur les besoins de la majorité, excluant par là les besoins spécifiques d’une minorité de patients (hôpital non équipé pour les personnes malvoyantes, absence de budget alloué aux interprètes communautaires pour les patients allophones, etc. 55).

Les professionnels de santé n’ont en général pas l’intention de discriminer les patients. Le fait d’offrir des soins de santé à tous les patients sans discrimination fait partie de la déontologie des professions de la santé. Lorsqu’ils sont interrogés, peu de cliniciens vont exprimer des préférences explicites pour tel ou tel groupe de patients. Malgré cela, il semble que les cliniciens (comme tout autre individu) développent des biais implicites, dont ils n’ont pas toujours conscience. Ces biais sont souvent acquis au sein de leurs groupes culturel et social, liés à des expériences personnelles répétées et peu enclins à être modifiés 56. Les biais implicites vont influencer les préjugés et les stéréotypes, mais aussi les comportements des individus et donc contribuer au phénomène de discrimination. Ceci se fait parfois de manière subtile comme à travers des indices non verbaux témoignant de leurs préférences pas ou peu conscientes. Des biais implicites envers certaines caractéristiques individuelles (genre, phénotype, poids, etc.) peuvent être mesurés par un test standardisé, développé à des fins de recherche, mais auquel tout individu peut se confronter (www.implicit.harvard.edu). Les biais implicites négatifs de soignants envers certaines populations de patients semblent influencer négativement leurs décisions de traitement 57. Une revue de la littérature démontre que les biais implicites des cliniciens influencent de manière subtile mais significative le diagnostic, les décisions thérapeutiques et le niveau de soins qu’ils offrent à leurs patients 58.

Confrontés aux requêtes et au vécu du patient, les cliniciens ont tendance à juger rapidement l’adéquation des demandes des patients, la légitimité de leurs symptômes et la congruence entre le modèle du patient et le leur, et à étiqueter négativement les patients qui dévient d’une certaine norme, ne légitiment pas l’efficacité de leurs interventions thérapeutiques ou génèrent de la frustration 59. Dans un article de revue, Hill 60 propose une analyse des différentes facettes du jugement moral que portent les soignants sur leurs patients. Les jugements moraux des soignants semblent liés à un ensemble de facteurs individuels et organisationnels, mais restent néanmoins fortement attachés au fait que les comportements de leurs patients dévient des normes et des conventions sociales majoritaires.

Que faire face à ces situations ?

  • Reconnaître les patients générant des émotions pouvant favoriser les stéréotypes négatifs, donc a priori des émotions négatives.

  • Rester attentif au risque de généralisation.

  • Considérer chaque rencontre clinique comme une opportunité de poursuivre un objectif de traitement équitable.

  • Individualiser le patient pour éviter de le catégoriser.

  • Accroître la quantité d’informations personnelles relatives au patient et sa situation clinique.

  • Rester empathique, curieux, respectueux.

  • Être conscient de ses propres appartenances (personnelles et professionnelles) et des privilèges qui y sont associés.

D’autres mesures à plus grande échelle peuvent également contribuer à éviter les biais dans la prise en charge médicale des minorités : inclure systématiquement des minorités dans les projets de recherche, expliciter l’engagement des services ou institutions à offrir un traitement équitable à tous ses usagers 61, mettre en place des politiques de santé prenant en compte les besoins des minorités et offrir une représentation de ces minorités dans le personnel des organisations de soins 62.

Croyances et modèle explicatif de la maladie 63

Enfin, il s’agit d’explorer les croyances du patient par rapport à la maladie, mais aussi le traitement, qui vont dépendre notamment des expériences passées (personnelles ou de l’entourage, des perceptions, des inquiétudes, de la présence ou pas de pratiques parallèles). Cette exploration qui peut paraître comme particulièrement nécessiteuse de temps à disposition peut se faire de manière rapide mais efficace en utilisant notamment le modèle explicatif de la maladie du patient (tableau IX) qui permettra de mieux comprendre, de l’avis du patient, quelle est la cause de son problème, quand est-ce que ce problème a commencé, la gravité de celui-ci, le traitement possible, les résultats attendus, etc.

Tableau IX.

Modèle explicatif de la maladie (selon A. Kleinman 64).

Des soins exceptionnels… sans exception

Dans le cadre d’une période incertaine, complexe, ambiguë et souvent inquiétante lorsque nous constatons la réalité migratoire forcée, les mots utilisés par les médias dont la connotation est négative, la généralisation des injonctions politiques dures de certains pays européens, les égarements des politiques à l’égard des pays limitrophes en Amérique du Nord et de plus en plus en Amérique du Sud… quelle est la responsabilité des systèmes sanitaires et de leurs acteurs ? Rendre les soins en santé équitables (et non pas égalitaires) pour les patients les plus vulnérables, fragiles et marginalisés est un enjeu pour ces patients mais aussi pour tous les autres patients. Cette médecine intégratrice de la dimension sociale se doit d’être inclusive pour tous les patients, sans exception 59.

Implications pratiques

• La prise en charge des patients migrants ou d’origine étrangère est un défi particulier pour la pratique médicale en raison des différences épidémiologiques, culturelles et linguistiques, des difficultés propres à la migration et des problématiques socio-économiques souvent surajoutées.

• Les compétences cliniques transculturelles sont un ensemble d’attitudes, de connaissances et de savoir-faire permettant de prodiguer des soins de qualité à des patients d’origines socioculturelles et linguistiques diverses.

• L’acquisition de compétences cliniques transculturelles permet d’améliorer la qualité de la prise en charge des patients migrants ou d’origine étrangère et de limiter le risque d’inégalités en termes d’accès aux soins, de qualité des soins et de santé.

Les bénéfices de l’acquisition de ces compétences ne se limitent pas à la prise en charge des patients ayant un passé migratoire. Cette formation est une opportunité pour le soignant de s’interroger sur sa pratique et d’améliorer la prise en charge de l’ensemble de ses patients, suisses, migrants ou d’origine étrangère.

Remerciements

Nos chaleureux remerciements vont au Dr Fabrice Althaus, au Dr Saira-Christine Ren-teria, au Dr Mario Gehri, au Dr Thomas Bischoff, au Pr. Hans Wolff, au Pr. Idris Guessous, à Mme Silvia Stringhini, à Mme Françoise Dubois-Arber, à Mme Patricia Hudelson et à Mme Dagmar Domenig qui ont apporté leur expertise et leur support pour la rédaction de ce chapitre.

Nous adressons également nos sincères remerciements aux personnes qui font partie du groupe d’enseignement sur les compétences cliniques transculturelles à Lausanne, à Genève ainsi qu’à Boston (États-Unis d’Amérique).