Wolff, H., Jackson, Y., Broers, B., Guessous, I., Bodenmann, P., Cornuz, J. (2022). 'Urban health: de la santé à la médecine' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.
• Se familiariser avec le concept de « santé urbaine » (en anglais « urban health »).
• Prendre connaissance des conséquences de l’urbanisation sur la santé des individus et des populations, ainsi que des réponses multidimensionnelles pour y remédier.
Depuis 2007, le nombre de personnes vivant dans les villes dépasse celui du milieu rural. Ainsi, les villes et leur organisation ont une influence majeure sur tous les domaines de la vie des humains, en particulier leur santé. Cette influence peut être génératrice d’inégalités, de souffrance et de maladies, mais également d’opportunités de santé et de bien-être. Cet article introduit le concept urban health ou « santé urbaine », particulièrement sous l’angle de la médecine de premier recours, et présente des solutions qui englobent un vaste champ (politique, urbanisme, inégalités sociales, éducation). L’amélioration de la santé en milieu urbain passe par une collaboration de la médecine avec des partenaires non médicaux, comme moteur d’un développement qui (re)structure les villes et favorise la santé de tous.
Introduction
Après une forte croissance de la population mondiale, qui a vu son point culminant en 1969 où la croissance annuelle était de 2,1%, nous observons une baisse significative à 1,05%/an en 2020 ce qui équivaut tout de même à une augmentation de 81 millions chaque année pour un total de 7,9 milliards d’êtres humains en 2021 1. Ce ralentissement de l’accroissement de la population mondiale ne se traduit pas d’un ralentissement de l’urbanisation, tout au contraire, elle continue à s’accélérer. L’urbanisation rapide peut être génératrice de pauvreté et d’inégalités sociales. L’enjeu du futur sera de maîtriser, sur le plan global, ces deux facteurs et de permettre une évolution démographique harmonieuse.
Évolution démographique
En 2007, le nombre de personnes vivant en milieu urbain a dépassé celui vivant en milieu rural (figure 1). En 2017, 55% vivaient en milieu urbain, en 2030, ce seront 60% et en 2050 66% 2. De plus, des mégalopoles (villes avec plus que 10 millions d’habitants) se développent, dont la majorité en Asie (annexe 1.6). En Europe, la transition rurale/urbaine a eu lieu en 1950. Aujourd’hui, la part de la population suisse établie en zone urbaine est de 74%, contre 57% en 19802. En Suisse on observe une diminution de la densité populationnelle dans les zones rurales et une densification en zone urbaine. La croissance des villes suisses s’accentue surtout dans les agglomérations avec plus de 250 000 habitants 3.
La croissance démographique est spectaculaire dans les pays en voie de développement. Alors que Londres est passée de 1 à 8 millions d’habitants en cent trente ans, il n’a fallu, pour le faire, que quarante-cinq, trente-sept et vingt-cinq ans à Bangkok, Dhaka et Séoul, respectivement 1. Cette évolution rapide entraîne une modification de l’équilibre social et urbanistique des villes, avec l’apparition fréquente de bidonvilles et des inégalités sociales. En 2014, ONU-Habitat, le programme des Nations unies œuvrant pour un meilleur avenir urbain, estimait qu’environ 880 millions de gens vivaient dans des bidonvilles 4 (29,7% de la population urbaine totale). Il est aujourd’hui évident que les facteurs influençant la santé dans les villes déterminent l’état de santé des populations sur le plan global, autant pour les facteurs délétères que pour les facteurs protecteurs (tableau I).
Qu’est-ce que la santé urbaine ?
La santé urbaine inclut deux aspects fondamentaux : 1. la description de la santé des populations urbaines ; 2. la compréhension des déterminants de la santé dans les villes, en vue de promouvoir des interventions favorables à la santé 5 (tableau II). L’étude de la santé urbaine révèle l’extrême complexité de l’écosystème que constituent les villes : les solutions aux problèmes de santé en milieu urbain dépendent en majorité de dimensions non médicales (par exemple voies de communication non sécurisées, pollution, eau conta-minée, absence d’espaces verts, criminalité élevée ou solitude grandissante des aînés) et demandent la bonne compréhension de l’environnement physique et social.
Environnement physique
L’environnement physique urbain se réfère à l’architecture, aux infrastructures, à la qualité de l’air et des eaux, au bruit, ainsi qu’à la présence et la qualité des espaces verts. La densité de population, la connectivité des rues, le degré d’intégration des résidences, com-merces, et espaces verts dans un quartier ont été associés à la mobilité douce (marche à pied, vélo) et au poids corporel des résidents 6,7. La présence d’espaces verts augmente la probabilité d’activité physique 8,9 et la longévité 10 et diminue le risque de morbidité cardio-vasculaire 9. Les conditions climatiques, particulièrement la chaleur et l’humidité, affectent la santé des populations. Les villes sont en moyenne 2,7 °C plus chaudes que le milieu rural, un phénomène nommé « heat island effect 11 ». Comparé aux régions rurales, les vagues de chaleur durant l’été causent généralement une mortalité plus marquée dans les régions suburbaines (+ 10,2%) et urbaines 12 (+ 7,9%).
Environnement social
L’environnement social est déterminé par la cohésion sociale, les normes, les institutions et la sécurité. Un environnement social défavorable est associé à un risque accru de sur-poids/obésité et de leurs conséquences métaboliques, de dépression et de morbidité cardiovasculaire 6,13. Le « capital social » décrit le degré de participation sociale, la présence de réseaux sociaux, d’activités, d’amis sur lesquels on peut compter, le degré de contrôle sur sa vie et de confiance sociale 14. Plusieurs études ont montré une forte association entre un faible capital social et une mortalité accrue, d’origines cardiovasculaire, néoplasique et infantile 15,16. Les villes ont donc intérêt à éviter le délabrement de leurs quartiers et l’installation de banlieues pour populations défavorisées et doivent promouvoir la cohésion sociale et l’égalité de traitement de tous. Néanmoins, depuis les années 1950, l’inégalité sociale croît et l’écart entre riches et pauvres s’accentue 17. Ainsi, on trouve une différence d’espérance de vie de vingt-huit ans entre deux quartiers de la ville écossaise de Glasgow4. En Suisse, le salaire mensuel brut médian s’élève à 6 538 CHF en 2018, l’écart de revenus entre les personnes dont le revenu est parmi les 10% les mieux payés et les 10% les moins bien payés ne cesse d’augmenter : de 4 984 CHF en 1998, l’écart est passé à 7 396 CHF en 2018 18. L’inégalité salariale entre hommes et femmes reste importante, surtout dans le secteur privé où les femmes gagnent 14,4% de moins que les hommes (11,4% dans le secteur public 18). L’accentuation des inégalités sociales n’est pas seulement délétère pour les personnes au bas de l’échelle sociale, mais produit des répercussions négatives pour la santé de l’ensemble des habitants. Ainsi, les pays avec une répartition des richesses inégale ont une espérance de vie moyenne inférieure aux pays plus égalitaires 19.
Santé urbaine et médecine de premier recours
Le médecin de premier recours est en général l’interlocuteur privilégié des patients. Si, sur 1 000 personnes 800 présentent des symptômes en un mois, 327 pensent aller chez le médecin, 217 y vont réellement, dont 113 chez un médecin généraliste 20. En Suisse, 88% de la population résidante a un médecin de famille et 73,5% le consultent au moins une fois par année 21. Le médecin de premier recours est donc idéalement placé pour saisir la réalité sociale et environnementale de la population et ses conséquences sanitaires. Une large palette de com-pétences spécifiques (clinique, communication, approche globale) lui permet de gérer une multitude de problèmes de la communauté. Le milieu urbain force les professionnels de la santé à s’adapter à des changements de société particuliers : inégalités croissantes, renoncement aux soins, populations vulnérables (working poor, parents monoparentaux, migrants et autres), pathologies importées, changements de style de vie, etc. 22-25 Ainsi, le médecin de premier recours a un rôle majeur à jouer en milieu urbain, notamment dans la réduction des inégalités sociales 26 (tableau III). L’un des objectifs majeurs consiste à préserver l’accès à des soins optimaux pour tous ses patients, y compris les plus vulnérables. Ceux-ci, souvent « hard to reach » et « easy to miss », sont particulièrement nombreux en milieu urbain mais échappent fréquemment aux structures de soins et programmes de prévention.
Quelles solutions ?
1. La planification urbaine
Des solutions aux problèmes évoqués existent. La planification urbaine peut investir dans le transport public, la régulation du trafic et la mobilité douce, et diminuer les nuisances et l’insécurité. Les villes peuvent créer des espaces verts, promouvoir l’activité physique et permettre aux habitants de tout âge de se mêler. On peut réguler la consommation de tabac et la sécurité nutritive, tout comme améliorer la qualité de l’habitat, de l’air, de l’environnement sonore et de l’eau. Un projet urbanistique original (Métamorphose) est actuellement en cours à Lausanne avec la collaboration d’Unisanté et vise entre autres l’état de santé des futurs habitants des Plaines-du-Loup 27.
Sur le plan global, un « appel à l’action » a été lancé pour agir en faveur de la santé par l’activité physique 28. L’OMS a établi depuis 1986 le programme des Villes-Santé 29. Ces villes intègrent les modes de vie actifs à leur agenda, et continuent ainsi à créer et améliorer les opportunités au niveau urbanistique et social pour permettre à leurs citoyens d’être actifs dans la vie de tous les jours. Une Ville-Santé se définit comme une ville qui :
améliore constamment la qualité de son environnement ;
favorise le développement d’une communauté solidaire et qui participe à la vie de la cité;
agit en faveur de la santé de tous et réduit les inégalités ;
développe une économie diversifiée et innovante ;
donne à chacun les moyens d’avoir accès à la culture et de réaliser son potentiel de créativité.
Le mouvement des Villes-Santé de l’OMS insiste par ailleurs sur la participation citoyenne au processus de décision.
2. Enseignement de santé urbaine
Un enseignement spécifique doit être promu dans de nombreuses filières professionnelles et particulièrement celles en santé.
La formation en santé urbaine requiert la compréhension de plusieurs dimensions :
complexité : les facteurs politiques, sociaux, économiques influençant la santé au niveau individuel, familial, communal, régional, national et global ;
diversité : la diversité des populations urbaines, qui crée une variété socioculturelle, avec différentes formes de style de vie et des inégalités sociodémographiques plus importantes ;
organisation : l’organisation des villes induit des avantages (par exemple meilleure utilisation d’énergie, meilleurs services de santé et sociaux, meilleure tolérance par rapport aux comportements et aux valeurs différentes) et des inconvénients (par exemple concentration d’inégalités sociales, solitude, bruit) au sein d’un écosystème très complexe ;
sensibilisation des professionnels de santé aux populations vulnérables : particulièrement en médecine de premier recours, les déterminants sociaux doivent être systématiquement identifiés 30. La formation des médecins de premier recours doit intégrer cette dimension en les exposant à des populations vulnérables. Ainsi ils/elles pourront adapter leur prise en charge et intégrer des dimensions nouvelles dans la relation singulière qu’ils/elles entretiennent avec leur patient 23 ;
interdisciplinarité : l’approche de la santé urbaine doit être transdisciplinaire, afin d’appréhender les dimensions historique, géographique, biologique et culturelle. Dans cette perspective, un rapprochement des institutions académiques de médecine générale et de santé publique des facultés de médecine devrait favoriser les synergies de développement académique en santé urbaine ; un tel rapprochement devrait également être possible au niveau interfacultaire, entre les facultés de géographie-géosciences et de médecine par exemple ;
relevés épidémiologiques : témoin privilégié des inégalités sociales, le médecin de premier recours doit obtenir des outils épidémiologiques pour documenter les observations30.
Même si aucune formation structurée en santé urbaine n’existe aujourd’hui en Suisse, les services hospitalo-universitaires formant les médecins de premier recours en Suisse romande (PMU à Lausanne et le SMPR à Genève) enseignent des compétences en lien avec la santé urbaine et mettent leurs médecins en contact avec les populations vulnérables et les déterminants sociaux de la santé.
3. La santé en toute politique
L’OMS a développé le concept « healthy public policy » en 1986, à l’occasion de la charte d’Ottawa 31. Le concept « santé en toute politique », selon lequel tout projet urbain doit prendre en compte la santé des habitants, met l’accent sur la diversité des facteurs qui influencent la santé et promeut l’intervention politique promotrice de santé de manière transversale plutôt qu’en silo. Il est regrettable que le plan directeur actuel de la ville de Genève ne fasse pas encore référence à la santé des populations.
Conclusion
La discipline de la santé urbaine rassemble de nombreux acteurs, qui représentent tous les aspects influençant la santé des populations. Les professionnels de santé exerçant dans les villes doivent gérer la complexité de ces influences et s’ouvrir à des domaines qui, a priori, n’ont rien de médical mais qui déterminent fortement la santé. Cette discipline sera le moteur d’un développement, en collaboration avec les universités et les sociétés professionnelles, en particulier ceux en lien avec la médecine de premier recours, dans le but de (re)structurer les villes et favoriser la santé de tous.
• La santé urbaine inclut deux aspects fondamentaux : 1. la description de la santé des populations urbaines ; 2. la compréhension des déterminants de la santé dans les villes, en vue de promouvoir des interventions favorables à la santé.
• Les médecins de premier recours sont idéalement placés pour saisir les réalités sociales et sanitaires, et peuvent utiliser leur position sociale pour influer sur les inégalités sociales.
• La promotion de la santé en milieu urbain est le moteur d’un développement qui doit permettre de (re)structurer les villes et favoriser la santé de tous.