Chatelard, S., Vaucher, P., Wolff, H., Bischoff, T., Herzig, L., Panese, F., Vu, F., Burnand, B., Bodenmann, P. (2022). 'Le médecin face aux inégalités sociales de la santé' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.
• Comprendre le mécanisme des inégalités sociales de santé.
• Appréhender la communication avec le patient comme un levier important pour combattre ces inégalités.
• S’intéresser à son réseau local d’acteurs médico-sociaux pour répondre au mieux aux problématiques liées à la vulnérabilité sociale.
La prise de conscience du lien entre inégalités sociales et état de santé a été décrite au XIXe siècle, comme l’illustre le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers de Villermé (1840). On comprend aujourd’hui de mieux en mieux la nature de ce lien : il relève non seulement de la précarité matérielle, mais aussi de mécanismes psychologiques en lien avec des difficultés sociales et relationnelles. Il est urgent de situer et d’orienter la place, le rôle et la pratique du médecin dans la lutte nécessaire contre ces inégalités. Plusieurs pistes et outils d’action, déjà à sa disposition au quotidien, sont décrits ici. La notion d’« inégalités sociales de santé » (ISS) découle de celle, plus globale, d’« inégalités sociales », et regroupe au moins deux aspects importants : les inégalités d’état de santé et les inégalités d’accès aux soins, deux éléments parfois difficiles à appréhender en pratique quotidienne. Quelles sont leurs répercussions concrètes sur les patients ? Nous allons définir le cadre de ces ISS dans le contexte suisse pour en comprendre les déterminants et proposer quelques actions concrètes pour le médecin.
Quelles inégalités ? État des lieux et mécanismes
Les inégalités sociales reflètent des différences systématiques, parfois importantes, entre groupes sociaux quant au revenu, à la position professionnelle, à la propriété, à la formation ou à la santé (figure 1). Sur le plan spécifique des inégalités d’état de santé, les chiffres sont éloquents : en Suisse, entre 2001 et 2004, les hommes ouvriers de 25 à 65 ans avaient une probabilité de décès de 45% supérieure à celle des cadres et dirigeants du même âge. Cette surmortalité s’élevait à 166% pour les hommes sans emploi 1. Selon une enquête de l’Office fédéral de la statistique (OFS), réalisée en 2012, 27% des personnes s’étant arrêtées à la fin de la scolarité obligatoire déclarent des troubles physiques importants contre seulement 16% des personnes ayant une formation universitaire 2. Ces différences majeures sont liées à celles du gradient social de santé, qui intègre de manière multidimensionnelle les risques individuels liés à des facteurs sociaux, économiques et professionnels. Il ne s’agit pas seulement de personnes très pauvres, mais de populations en situation variable de vulnérabilité le long de l’échelle sociale. Elles souffrent de précarité et d’insécurité dans un ou plusieurs domaines de la vie, risquant à tout moment une aggravation et interférant avec l’état de santé (figure 2). Les déterminants sociaux des inégalités de santé sont nombreux et bien décrits (stress, conditions de travail, soutien social, histoire de vie, etc. 3,4). Il existe aussi des inégalités d’accès au système de soins, qui participent au gradient social de santé et peuvent être combattues au niveau de l’organisation des soins, mais aussi par chaque médecin. Elles existent en Suisse, comme le montrent plusieurs études récentes retrouvant une proportion de 10 à 15% de personnes qui ont renoncé à des soins pour des questions financières au cours de l’année précédente :
l’enquête 2010 du Commonwealth Fund 5, sur les systèmes de santé de 11 pays, a re-censé entre autres les personnes qui, du fait de problèmes financiers, n’ont pas suivi la prescription du médecin, ont renoncé à voir un médecin alors qu’ils en ressentaient le besoin ou n’ont pas suivi la prise en charge recommandée. En Suisse, le taux était de 14% pour les individus dont les revenus se trouvent en dessous de la moyenne nationale.
Wolff et al. 6 ont dénombré 15% de renoncement aux soins pour raisons financières dans l’année sur une population de 1 500 personnes dans le canton de Genève.
Enfin, l’étude PAC7, effectuée sur 2 000 patients de médecins généralistes en Suisse romande, indique un taux de 11% pour le même phénomène.
Vulnérabilités et renoncement aux soins
Le renoncement aux soins ne peut pas être envisagé sous le seul angle économique. Outre les moyens matériels, la confiance du patient en lui-même et en l’autre participe aux prérequis de la consultation. Celle-ci peut être altérée par un sentiment de déficit de reconnaissance, de ne pas avoir reçu l’aide nécessaire lors d’événements difficiles le long du parcours de vie de la personne 8,9. L’équipe française de Bazin a montré, en 2001 10, une association significative entre renoncement aux soins pour raison financière et événements de vie traumatiques, même après ajustement sur les revenus, la profession et la couverture maladie. Ce résultat conduit à l’hypothèse que les patients interrogés mettent le renoncement aux soins sur le compte de difficultés financières, niant que l’obstacle est aussi (surtout) psychosociologique. Les travaux de Wilkinson 11 éclairent la nature du lien entre inégalités sociales, estime de soi et état de santé : les sentiments de perte de contrôle, d’infériorité, de dévalorisation, d’insécurité ou de stress s’accentuent au fur et à mesure que l’on descend dans l’échelle sociale. Ce retentissement psychosociologique des inégalités sociales aurait à son tour des effets physiologiques via des mécanismes neurobiologiques, démontrés par exemple dans plusieurs études sur le stress 12,13. Face à de telles situations, le colloque singulier entre médecin et patient est à la fois une occasion et un moyen de contribuer à restaurer l’estime de soi et la reconnaissance sociale du malade. Les médecins, qui voient la majorité de la population défiler dans leur cabinet 14, sont ainsi des acteurs de première ligne face aux inégalités sociales de santé. Une approche centrée sur la personne dans son environnement les dote d’un potentiel d’action important, à titre individuel, mais surtout en partenariat avec les autres acteurs du champ médico-social.
Interaction avec le patient
De nombreux outils sont à disposition du médecin pour améliorer les interactions avec ses patients vulnérables. Il s’agit de créer un lien en montrant du respect et de la confiance, d’écouter sans préjugés 15, et de délivrer une information et un plan de soins intelligibles. Cela consiste entre autres à :
Repérer les personnes vulnérables par des questions relatives à leur position sociale objective (profession, niveau d’éducation, etc.) et à leur positionnement subjectif sur l’échelle sociale. Il est démontré que le vécu subjectif prédit mieux l’état de santé que des données objectives comme le revenu 7,16. L’histoire de vie des patients, et notamment les épisodes de rupture, pourvoyeurs d’ISS, méritent d’être explorés 17, même dans les consultations au long cours parfois marquées par une forme de routine et de répétition.
Amener les patients à investir le champ de leur santé afin de leur permettre de devenir, autant que possible, les acteurs des changements propices à son amélioration. Cela rejoint la notion d’empowerment, processus de reconnaissance et d’habilitation des personnes dans leur capacité à régler leurs problèmes et à mobiliser les ressources nécessaires, de façon à éprouver le contrôle de leur propre vie 18. L’un des moyens d’amener les patients à retrouver ou à renforcer ce potentiel d’action est l’entretien motivationnel 19, méthode d’échanges centrée sur la personne visant à faciliter les changements de comportement en renforçant les motivations intrinsèques du patient par l’exploration et la résolution de l’ambivalence qui peut le caractériser. L’efficacité globale de cette approche est démontrée 22, même s’il faut relever qu’elle fait appel à des ressources relationnelles et cognitives souvent inégalement réparties dans l’échelle sociale. Un autre moyen, impliquant une équipe pluriprofessionnelle, est l’éducation thérapeutique du patient 21 (ETP), d’autant plus efficace qu’elle intègre la notion de health literacy 22.
Prendre en compte le niveau de littératie en santé (health literacy). La vulnérabilité sociale accompagne souvent une capacité altérée à comprendre les informations nécessaires pour pouvoir prendre des décisions éclairées concernant sa santé. Là encore, des outils de communication peuvent être utiles pour contribuer à pallier les inégalités sociales de santé 23-25 : encourager à poser des questions, utiliser le moins possible de vocabulaire médical, illustrer ses propos avec des schémas, demander au patient en fin de consultation de reformuler ce qu’il a compris (teach-back), etc.
Développer des compétences cliniques transculturelles afin d’améliorer la communication avec les patients de cultures différentes. Elles consistent à reconnaître et à maîtriser ses propres stéréotypes et préjugés plus ou moins conscients 26 ; à acquérir des connaissances spécifiques sur les problématiques des migrants et leurs contextes socioculturels, variant selon le pays d’origine et parfois même à l’intérieur d’un même pays 27,28. L’objectif est de ne pas juger la stratégie ou les habitudes de vie qui, à première vue, paraissent dommageables pour la santé, inappropriées ou simplement différentes aux yeux du professionnel. La capacité du médecin à comprendre le comportement et les symptômes de son patient à l’aune de son contexte culturel favorise ainsi la négociation avec le patient et parfois ses proches d’une prise en charge plus optimale pour tous 29. L’acquisition de ces compétences s’effectue lors de la formation initiale, mais aussi continue, accessible notamment dans les régions lausannoise et genevoise dont les hôpitaux universitaires participent au réseau Swiss Hospitals for Equity (ancienne-ment Migrant-Friendly Hospitals 30). Notons que le développement de ces qualités est aussi profitable pour la prise en charge de tout patient occupant dans l’espace social une position différente de celle du soignant.
Maîtrise des problématiques socio-économiques : partenariat nécessaire
Pour résoudre ou du moins amorcer une solution à ces situations de vulnérabilité, il s’agit pour le médecin d’inscrire son action en concordance et en partenariat avec les autres acteurs du réseau sociosanitaire, car ces situations ne peuvent souvent pas se résoudre entièrement au cabinet médical. Ce travail en réseau est généralement bien maîtrisé par les médecins. Cependant, ils manquent d’outils pratiques 31, comme un carnet d’adresses permettant l’orientation de leurs patients vers des structures de prise en charge adaptées à leur situation sociale, économique ou professionnelle. En effet, s’il est par exemple prouvé que la majorité des patients souhaitent parler avec leur médecin de problèmes financiers liés aux frais de santé et que les professionnels perçoivent ce besoin, ceux-ci invoquent souvent le manque de temps ou l’absence de solution satisfaisante à proposer au patient pour expliquer l’évitement du sujet dans la consultation 32,33. Pourtant, les difficultés du patient relatives au coût du traitement ont des répercussions sur sa prise en charge. Dans une étude sur des patients âgés américains 34, deux tiers n’avaient pas dit à l’avance au médecin que, du fait du prix, ils prévoyaient de ne pas suivre la prescription, et un tiers n’en ont parlé à aucun moment. Le renoncement au traitement, outre son prix, était aussi lié à leurs croyances et représentations sur l’utilité et les potentiels effets secondaires des médicaments 35. Dans ce type de situation, une attitude ouverte et attentive peut permettre de mieux comprendre et de contourner les obstacles à la sincérité du patient dans l’expression de ses préoccupations et de ses conditions de vie difficiles, objectives ou subjectives. Il est licite de poser des questions directes au patient concernant sa situation économique, comme « Avez-vous parfois des difficultés à payer vos factures en fin de mois ? », ou encore « Pensez-vous pouvoir payer les médicaments, ou cela va-t-il poser problème dans votre budget ? ». Cela débouche sur des solutions simples et pragmatiques, telles la prescription de génériques ou l’utilisation d’échantillons gratuits 36. Annoncer une telle possibilité peut aider à mieux convaincre le patient du bénéfice à accepter et suivre le traitement prescrit. De surcroît, le développement d’un meilleur partenariat entre médecin et pharmacien semble se renforcer. Le but premier des cercles de qualité entre médecins et pharmaciens est de permettre une qualité supérieure ou égale de traitement tout en diminuant la quantité et le coût des médicaments. La bonne collaboration entre ces deux corps professionnels peut aussi contribuer à la réduction des ISS par l’amélioration de la qualité des soins aux personnes désavantagées sur le plan de leurs compétences en santé 37. Disposer d’interlocuteurs avec qui échanger et à qui adresser le patient permet sans doute au médecin d’aborder de manière plus confiante les situations de précarité. L’annexe 1.2 présente quelques adresses utiles pour les cantons de Vaud et de Genève. Il ne se veut pas exhaustif et recense surtout des ressources sur les questions socio-économiques, sans aborder d’autres thématiques importantes comme le handicap, le conseil juridique, etc.
« Lucie, une jeune fille […], souffrait de douleurs à l’oreille […]. Convaincue que son mal résultait de la violence de son père, elle consulta un médecin mais refusa le traitement qu’il lui prescrivit après avoir diagnostiqué une otite 38. » Cette citation de vignette clinique réelle doit éveiller les interrogations du médecin à explorer la situation personnelle de la jeune fille. On peut imaginer trouver que : Lucie vient de perdre sa bourse d’études après un échec à ses examens. Elle se sent inutile, se dévalorise, se définit comme un poids pour sa famille. Elle confesse aussi qu’elle s’est mise à fumer des joints suite au stress accumulé, et vit dans l’angoisse que son père découvre cette consommation : « S’il savait, il me tuerait ! » Le médecin connaît aussi son père qu’il suit notamment pour dépression suite à une perte d’emploi. Quels sont les représentations, les croyances, et le sens que donne cette patiente à ses symptômes ? Est-ce qu’on est en droit de se demander si elle a reçu une gifle, traumatisme pouvant déclencher une lésion de l’oreille ? Quelle est l’histoire de vie ayant conduit à ces violences familiales ? Quelles sont les priorités de la patiente et quelles solutions envisage-t-elle pour régler ses problèmes ? Quel est son niveau de compréhension de la physiologie et du traitement de l’otite ? Y a-t-il des difficultés financières à payer la consultation ou le traitement ? Avec quelles structures ou personnes-ressources peut-on articuler une prise en charge globale ?
Conclusion
Les déterminants sociaux de la santé agissent en amont de l’entrée des personnes dans le système de soins, qui est elle-même socialement graduée. Cela n’enlève rien à la pertinence et à la nécessité du rôle du médecin pour limiter les effets sur la santé de conditions et événements de vie difficiles. Reconnaître l’individu dans la singularité de son parcours de vie et de son rapport au monde est une posture professionnelle et une étape clinique importante. Elle permet de construire avec lui une prise en charge spécifique et individualisée qui, en lien avec les autres partenaires médico-sociaux, aide à lutter concrètement contre les ISS.
• Un homme suisse au chômage a 2,5 fois plus de risque de décéder avant 65 ans qu’un cadre.
• S’intéresser au contexte et à l’histoire de vie des patients, ainsi qu’à leurs représentations de la santé, permet une prise en charge personnalisée, mieux à même d’être suivie.
• Le partenariat avec les professionnels du champ médico-social est primordial. De nombreuses structures existent pour répondre aux problématiques complexes des patients vulnérables.