Dominicé-Dao, M., Bodenmann, P. (2022). 'Ce que l’autre peut susciter chez nous : préjugés, stéréotypes et discrimination dans la pratique clinique' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.

Chapitre 1.8. Ce que l’autre peut susciter chez nous : préjugés, stéréotypes et discrimination dans la pratique clinique

Objectifs d’apprentissage

À travers ce chapitre nous allons :

• Définir les concepts de préjugés, stéréotypes et discrimination.

• Introduire la notion de « biais implicites ».

• Comprendre l’impact de ces phénomènes sur notre pratique clinique et la qualité des soins.

• Connaître des stratégies pour mieux identifier ces réactions et savoir comment y répondre.

Introduction

La pratique médicale contemporaine confronte le professionnel de santé à une très grande diversité de patients. Pour pouvoir prendre en charge efficacement ces patients, le professionnel de santé doit acquérir, en plus de solides compétences cliniques, des compétences cliniques transculturelles. Celles-ci sont définies par des connaissances, un savoir-faire et un savoir-être lui permettant de prodiguer des soins de qualité à des patients sociocul-turellement différents (voir chapitre 1.7). Celles-ci incluent les éléments évoqués dans le tableau I, traités dans les différents chapitres de cet ouvrage. Ce chapitre va s’intéresser de plus près à comment reconnaître nos propres réactions envers certains patients et comment faire pour éviter un impact négatif sur leur prise en charge.

Tableau I.

Compétences transculturelles clés dans la prise en charge des patients issus de la diversité et en situation de précarité.

La vignette ci-dessous servira d’illustration clinique à ce chapitre. Elle présente une situation clinique avec des symptômes pour lesquels une étiologie médicale n’a pas pu être identifiée malgré de multiples investigations, la présence de deux maladies chroniques évoluant mal, et ceci chez un patient d’une minorité ethnique notablement discriminée, dans une situation sociale précaire.

Vignette clinique

Une patiente de 48 ans, Rom du Kosovo, au bénéfice d’un permis F (admission provisoire), parlant un français de base, mariée et mère de 5 enfants, se plaint de douleurs épigastriques très intenses depuis deux semaines. Au vu de l’échec d’un traitement médicamenteux par inhibiteur de la pompe à proton, une gastroscopie est effectuée et montre uniquement un reflux gastro-œsophagien modéré. Un bilan sanguin, un ultrason abdominal et des examens de selles sont tous normaux. Par ailleurs, la patiente présente une obésité avec un BMI à 32 kg/m², et une hypertension mal contrôlée (malgré trois antihypertenseurs) déjà compliquée d’une néphropathie hyperten-sive débutante. La patiente reste très plaintive et démonstrative. Son mari et son fils aîné l’accompagnent souvent en consultation et exigent de manière très péremptoire davantage d’investigations. Le médecin en charge du cas partage ses difficultés avec des collègues. Après avoir raconté l’histoire clinique, il déclare : « C’est en somme une patiente rom typique. Je suis sûr qu’elle ne prend pas bien son traitement et qu’elle continue à manger trop et trop salé. Je me demande même dans quelle mesure elle n’exagère pas ses symptômes pour pouvoir rester en Suisse ! Déjà avec les patients obèses c’est difficile, mais avec les Roms c’est encore pire ! »

Définitions

Le médecin traitant de la patiente fait un certain nombre de généralisations et d’interprétations concernant sa patiente. S’agit-il de préjugés, de stéréotypes ou de discrimination ? Le tableau II permet de définir ces termes.

Tableau II.

Définitions des concepts de stéréotype, préjugé et discrimination 1,2.

Il est important de comprendre en préambule que le phénomène de catégorisation est un phénomène universel et automatique qui sert à réduire la complexité de son environnement afin de la rendre compréhensible. Construire des catégories sociales permet de structurer l’information disponible afin de la rendre cohérente et utilisable. Afin de maintenir une certaine « homéostasie » de nos systèmes de catégories, chacun va inconsciemment exagérer les différences entre les catégories et minimiser les différences au sein des catégories. Ces raccourcis cognitifs sont un atout dans beaucoup de situations, mais ils peuvent devenir problématiques lorsqu’ils limitent l’exploration du contexte personnel d’un patient ou les actions que l’on va entreprendre pour lui. On sait que la pression du temps et la complexité cognitive des tâches poussent à l’utilisation des stéréotypes ; certaines situations cliniques (urgences, surcharge de travail, difficultés de communication, etc.) sont donc particulièrement à risque d’en générer. De plus les stéréotypes et préjugés vont générer un certain nombre de boucles de rétroaction. Les stéréotypes que l’on pourra avoir envers un patient vont moduler nos attentes envers lui, voire nos attitudes et comportements à son égard. En réponse à nos attitudes et comportements, le patient va également modifier son comportement et par là même souvent nous conforter dans nos stéréotypes. Cet effet « Pygmalion » se vérifie dans différentes situations cliniques 3-5. Par exemple, Phelan, et al. 6 décrivent ce phénomène dans la prise en charge des patients obèses : les stéréotypes et préjugés des professionnels de santé vont influencer leurs attitudes et leurs décisions thérapeutiques auprès des patients obèses, avec un impact sur les émotions des patients obèses (stress, méfiance, stigmatisation) et sur leurs comportements (plus de rendez-vous manqués, moins d’adhérence thérapeutique) ; ces comportements vont influencer négativement l’état de santé des patients obèses, renforçant par là les stéréotypes des cliniciens.

Discrimination et impact sur la santé

La discrimination ou le fait de traiter de manière différenciée certains patients ou groupes de patients peut être basé sur une ou plusieurs de leurs caractéristiques : âge, sexe, statut socio-économique, religion, phénotype, etc., mais aussi sur des éléments directement en lien avec la santé comme le diagnostic ou la présence d’un handicap 7. Cette discrimination peut être le fait d’un individu envers un autre, mais peut également exister au niveau des groupes, voire des institutions par le fait qu’elles basent leurs politiques sur les besoins de la majorité, excluant par là les besoins spécifiques d’une minorité de patients (hôpital non équipé pour les personnes malvoyantes, absence de budget alloué aux interprètes communautaires pour les patients allophones, etc. 8). Le phénomène de discrimination dans les soins de santé des minorités a été largement documenté, en particulier aux États-Unis où les minorités raciales ou ethniques sont sujettes à une moindre qualité des soins ainsi qu’à une plus grande morbidité et mortalité 9. Cela s’explique autant par un facteur « racial » indépendant que par le fait que la discrimination est un stresseur social qui influence la santé mentale et physique via les émotions négatives générées par la discrimination. En effet, ces émotions négatives vont avoir un impact négatif sur la santé, via des réponses comportementales inappropriées (consommation de toxiques ou de médicaments), mais aussi par son action directe sur les systèmes neuroendocrines, autonomes et immuns. Des effets de la discrimination via le rôle médiateur du stress ont été documentés sur l’équilibre du diabète, de la tension artérielle et des maladies cardiovasculaires, sur les cancers du sein et les myomes utérins, mais aussi sur des symptômes tels que la fatigue, le sommeil et la fonction sexuelle 10. Une étude suisse montre que, pendant leur hospitalisation, 11% des patients se sont sentis discriminés pour différents motifs (y compris leur âge ou leur diagnostic) ; cette proportion était plus importante lorsqu’il s’agissait de patients non européens 7.

Biais implicites et jugement des patients

Les professionnels de santé n’ont en général pas l’intention de discriminer les patients. Le fait d’offrir des soins de santé à tous les patients sans discrimination fait partie de la déontologie des professions de la santé. Lorsqu’ils sont interrogés, peu de cliniciens vont exprimer des préférences explicites pour tel ou tel groupe de patients. Malgré cela, il semble que les cliniciens (comme tout autre individu) développent des biais implicites, dont ils n’ont pas toujours conscience. Ces biais sont souvent acquis au sein de leur groupe culturel et social, liés à des expériences personnelles répétées et peu enclins à être modifiés 11. Les biais implicites vont influencer les préjugés et les stéréotypes, mais aussi les comportements des individus et donc contribuer au phénomène de discrimination. Cela se fait parfois de manière subtile comme à travers des indices non verbaux témoignant de leurs préférences pas ou peu conscientes. Des biais implicites envers certaines caractéristiques individuelles (genre, phénotype, poids, etc.) peuvent être mesurés par un test standardisé, développé à des fins de recherche, mais auquel tout individu peut se confronter (www.implicit.harvard.edu). Les biais implicites négatifs de soignants envers certaines populations de patients semblent influencer négativement leurs décisions de traitement 12. Une revue de la littérature démontre que les biais implicites des cliniciens influencent de manière subtile mais significative le diagnostic, les décisions thérapeutiques et le niveau de soins qu’ils offrent à leurs patients 13. Confrontés aux requêtes et au vécu du patient, les cliniciens ont tendance à juger rapidement l’adéquation des demandes des patients, la légitimité de leurs symptômes et la congruence entre le modèle du patient et le leur ; ils vont étiqueter négativement les patients qui dévient d’une certaine norme, ne légitiment pas l’efficacité de leurs interventions thérapeutiques ou génèrent de la frustration 14. Dans un article de revue, Hill 15 propose une analyse des différentes facettes du jugement moral que portent les soignants sur leurs patients. Les jugements moraux des soignants semblent liés à un ensemble de facteurs individuels et organisationnels, mais restent néanmoins fortement attachés au fait que les comportements de leurs patients dévient des normes et des conventions sociales majoritaires.

Comment modifier nos catégorisations ?

Le fait de catégoriser fait donc partie des mécanismes permettant de donner une cohérence à notre environnement et nos expériences. Comment donc peut-on faire pour éviter que ces catégories aient un effet néfaste sur nos relations avec nos patients et notre prise en charge ? Des études de laboratoire combinant psychologie cognitive et neuro-imagerie fonctionnelle mettent en évidence le rôle des émotions négatives (dégoût, colère, peur, etc.) dans l’activation automatique de stéréotypes 16, mais aussi la possibilité de les bloquer par une consigne d’individualisation du sujet victime de stéréotypes 17. Il est donc nécessaire avant tout d’identifier le type de patients qui génère chez nous des émotions négatives (dégoût, incompréhension, frustration, sentiment d’impuissance, agacement, colère, etc.). Plutôt que d’éliminer ces émotions, il s’agit de les reconnaître, de les considérer comme des indicateurs de biais potentiels et de réfléchir à comment ces réactions pourraient affecter son travail 18. Le fait de considérer chaque situation clinique comme une opportunité de poursuivre des objectifs de santé équitable pour chaque patient peut permettre de prendre du recul avec la situation pouvant générer des contre-attitudes et de se recentrer l’action à mener dans ce but. Cet exercice introspectif sera d’autant plus efficace que le clinicien est conscient et à l’aise avec ses propres appartenances, qu’elles soient personnelles, culturelles, religieuses ou professionnelles 19. En particulier la question des privilèges associés à la catégorie sociale du soignant et du patient et de l’impact de ces privilèges sur leurs vécus doit être explici-tée afin de permettre une action concrète des soignants pour minimiser le différentiel et prévenir les inégalités 20. L’étape suivante est de recueillir des informations personnalisées et détaillées sur ce patient afin de modifier nos connaissances et donc notre préjugement, c’est-à-dire individualiser au lieu de catégoriser. Le fait de comprendre les motivations ou le contexte particulier d’un patient donné permet de le distinguer en tant qu’individu et d’éviter de l’assimiler sans distinction à un groupe donné. Cela permet aussi de retrouver de l’empathie pour son patient. En effet, la psychologie sociale montre que l’empathie comporte une part affective mais aussi une part cognitive ; il s’agit donc de l’alimenter par un apport accru de connaissances permettant de comprendre la perspective du patient et donc de réduire ses biais vis-à-vis de ce dernier 21. Enfin, d’autres mesures de plus grande échelle peuvent également contribuer à éviter les biais dans la prise en charge médicale des minorités : inclure systématiquement des minorités dans les projets de recherche, expliciter l’engagement des services ou institutions à offrir un traitement équitable à tous ses usagers 22, mettre en place des politiques de santé prenant en compte les besoins des minorités et offrir une représentation de ces minorités dans le personnel des organisations de soins 23.

Discussion

Si l’on revient à notre vignette du début, on voit que c’est une situation empreinte de stéréotypes, de préjugés et de discrimination. La patiente est porteuse de multiples étiquettes susceptibles de générer des préjugés négatifs, en particulier son diagnostic d’obésité et son origine rom. La présence de symptômes médicalement inexpliqués, de plaintes répétitives et d’une maladie chronique mal contrôlée met le soignant potentiellement en échec ou du moins ne valide pas son efficacité. Ces éléments contribuent à catégoriser la patiente de manière négative ou, au minimum, influent négativement sur la qualité de l’empathie et des recommandations transmises. Le médecin se base de plus sur des expériences préalables et « préjuge » des causes et de l’issue de la situation clinique présente, sans chercher à comprendre ce qu’il en est véritablement pour cette patiente. Si la patiente a perçu la frustration du médecin ou a été insatisfaite de la qualité de la communication, cela peut la dissuader d’adhérer aux recommandations thérapeutiques, renforçant encore la vision négative du médecin (effet Pygmalion). Enfin, la barrière linguistique partielle est également un frein à l’obtention d’informations personnelles détaillées pertinentes pour cette patiente. Dans cette situation, il conviendrait au clinicien d’identifier ses émotions générées par les consultations avec cette patiente, mais aussi les a priori qu’il pourrait avoir (mauvaise adhérence thérapeutique, manque de motivation ou de volonté) de cette patiente. Ensuite, il s’agit d’explorer avec la patiente sa situation personnelle, ses stresseurs sociaux, ses expériences de discrimination, les barrières qu’elle peut rencontrer à sa prise en charge, son degré de compréhension et sa littératie en santé, etc., tout cela en présence d’un interprète communautaire formé. Un rappel des discriminations subies par ces populations, des difficultés qu’ils rencontrent dans l’accès aux soins (dans leur pays et ailleurs) et des données épidémiologiques témoignant d’un moins bon état de santé de ces populations peut également mettre en perspective cette situation et motiver le clinicien à faire le nécessaire pour promouvoir un traitement équitable de cette patiente.

Implications pratiques

• Reconnaître les patients générant des émotions négatives.

• Rester attentif au risque de généralisation.

• Être conscient de ses propres appartenances et des privilèges qui y sont associés.

• Considérer chaque rencontre clinique comme une opportunité de poursuivre un objectif de traitement équitable.

• Individualiser le patient pour éviter de le catégoriser : accroître la quantité d’informations personnelles relatives au patient et sa situation clinique.