Zozaya, J., S., Tzartzas, K., Dominicé-Dao, M., Bodenmann, P., Marion-Veyron, R. (2022). 'L’apport de la psychiatrie transculturelle aux soins de premier recours – une approche pragmatique pour des rencontres complexes' in Vulnérabilités, diversités et équité en santé.
• Sensibiliser à la « psychiatrie transculturelle » appliquée aux soins de premier recours.
• Aider le soignant à connaître les enjeux principaux de la « rencontre interculturelle ».
• Améliorer la communication entre un patient et un médecin d’origines culturelles différentes lors de l’évaluation d’un problème de santé mentale.
Introduction
La rencontre interculturelle est devenue courante dans la pratique médicale. Lors de l’entretien entre un médecin et un patient d’origines culturelles différentes, il est essentiel de reconnaître ce qui peut entraver la communication, la pose d’un diagnostic, le traitement et l’accès à des soins spécialisés. La complexité de cette rencontre augmente quand le patient souffre d’un trouble psychiatrique, car la capacité à s’exprimer et à construire un lien de confiance en est très souvent affectée. Dans cet article, nous nous centrons sur les apports de la psychiatrie transculturelle dans le contexte des prises en charge psychiatriques dans les soins de premier recours, et proposons une approche clinique pragmatique pour appréhender au mieux la « rencontre interculturelle ». Il s’agira de se focaliser sur le « comment faire » en clinique, tout en s’appuyant sur quelques notions théoriques, afin d’enrichir la réflexion. Le nombre de migrants ne cesse de grandir. La mobilité accrue conséquente à la mondialisation amène une proportion importante de personnes d’origine étrangère au cabinet du médecin traitant et une augmentation de la prévalence du stress psychique est bien documentée, notamment chez les réfugiés et les requérants d’asile. La rencontre interculturelle est devenue ainsi très courante dans la pratique médicale quotidienne, tant par l’augmentation de la diversité culturelle des patients que des professionnels de la santé. Nous proposons que ce constat soit l’occasion d’enrichir notre pratique clinique, de découvrir de nouvelles formes pour se représenter la vie et les liens interpersonnels et de développer notre sensibilité clinique pour mieux cerner les différences subtiles qui peuvent aussi exister entre nous et des patients de notre « propre » culture. Ce constat nous permettra de percevoir ces rencontres aussi comme une chance et non pas seulement comme une difficulté supplémentaire à intégrer dans son exercice. En effet, la culture conditionne grandement la manière de donner du sens aux événements marquants de la vie, de même qu’elle apporte des repères pour les interactions interpersonnelles et conditionne la manière d’exprimer les inquiétudes et les souffrances physiques ou psychiques. En tant que professionnels de la santé, nous devons ainsi faire face aux risques d’une mauvaise compréhension et confusion des informations partagées, avec comme conséquence des erreurs de diagnostic et de traitement. Si nous ne partageons pas les mêmes représentations de la maladie et le sens donné aux événements marquants de la vie, nous pouvons être confrontés à de réelles difficultés pour nous identifier au patient, développer de l’empathie et construire une bonne alliance thérapeutique. Face à de tels enjeux, la prise en charge des troubles psychiatriques doit s’étayer sur un cadre théorique et méthodologique clair, pour tout professionnel de la santé. Dans cet article, nous allons nous centrer sur les approches psychiatriques transculturelles des médecins généralistes qui, de par leur position en première ligne dans le système de santé, ont une importance capitale dans la détection et le traitement précoce des troubles psychiatriques des migrants, ainsi que pour faciliter l’accès aux soins psychiatriques, si nécessaire. Pour rappel, un grand nombre de patients (25 à 60%) traités par leur médecin généraliste souffrent d’un trouble mental en plus d’une maladie physique, les médecins généralistes étant les principaux fournisseurs de soins en santé mentale 1,2,3 (tableau I).
Psychiatrie transculturelle
La psychiatrie transculturelle que nous pratiquons s’inspire principalement des travaux d’A. Kleinman 6, LJ. Kirmayer 7, M. R Moro 8 et S. von Overbeck 9. Elle associe l’anthropologie et la psychiatrie, afin de mieux cerner comment la culture joue un rôle sur le psychisme de chaque individu. La culture a plusieurs caractéristiques (tableau II). Elle nous précède via nos ancêtres et le milieu dans lequel nous vivons. Les liens d’appartenance culturelle et de filiation se tissent simultanément et s’entrelacent depuis notre plus jeune âge. La culture participe donc de part en part à la construction du psychisme et de notre identité singulière et collective. Plus spécifiquement, elle nous donne une grille de lecture de ce qui est vécu : les maladies, les accidents, la mort, les mariages, les naissances ou la perte du travail, entre autres. Il est essentiel de le prendre en compte car les représentations culturelles peuvent générer passablement de confusions, notamment concernant l’origine ou la cause de la souffrance, qui peut être considérée comme un problème psychique, somatique, spirituel ou encore appréhendée sous un mode magique. De plus, la culture apporte un ensemble de règles, d’idées et de valeurs : pour les relations interpersonnelles (les liens intergénérationnels, le choix du partenaire, le rapport homme-femme…), la place à tenir dans la famille et la société, le rapport à l’autorité ou encore à l’État et aux lois. Ce fait peut générer de forts malentendus, des particularités culturelles pouvant être perçues comme des attitudes inadéquates par autrui. La culture conditionne également la manière de s’exprimer individuellement et en groupe (à travers les rituels, la musique, la cuisine, l’expression des émotions, etc.). Derrière une image solide et stable, la culture, en tant qu’ensemble de traits distinctifs d’une société ou d’un groupe social 10 est néanmoins mobile et peut changer en partie au cours du temps. Il en va de même pour chaque individu, il peut s’affilier à d’autres groupes et adopter leur culture en l’intégrant à sa culture préexistante, en la métissant, ou en l’écartant ou l’annulant, selon les contextes et les enjeux du moment et de sa propre histoire. En résumé, la mobilité existe pour la culture en tant qu’objet externe à l’individu, mais aussi pour la culture intégrée par l’individu, enracinée et entre-tissée dans son psychisme 11. Enfin, retenons son rôle d’enveloppe pour le psychisme de l’individu 12. Tant que la personne « baigne » dans la même culture que les autres personnes qui l’entourent, tous ces processus se développent de manière sponta-née, sans avoir à y réfléchir. Mais dès que la personne sort de son milieu culturel, cette spontanéité se perd et peut générer un mal-être de différentes façons. Dans tous les cas, ce changement mettra à l’épreuve les capacités adaptatives de la personne et pourra la fragiliser, voire faire apparaître des symptômes psychiques, éventuellement des pathologies psychiatriques jusque-là inexistantes. Cette mise sous tension va se jouer aussi, et peut-être même tout particulièrement, entre le patient et le professionnel la santé.
La psychiatrie transculturelle apporte un cadre de réflexion et une manière pragmatique d’intervenir, pour aider à mieux comprendre la complexité évoquée en introduction et faciliter le contournement des écueils à la rencontre et la communication entre le médecin et le patient. Elle s’est développée autour de 3 axes : l’étude comparative des maladies psychiatriques et des réponses thérapeutiques dans différentes cultures, l’étude de la psychiatrie en tant que produit culturel propre et enfin les réponses adaptées aux besoins de santé mentale de populations minoritaires 13. La résultante en est le rôle primordial de la culture dans la présentation des troubles mentaux, les perceptions de leur causalité et les options thérapeutiques proposées. Un piège à éviter serait celui de croire qu’il est possible de connaître de manière exhaustive la culture de l’autre. Cela est non seulement impossible mais risque surtout de réduire la culture de « l’autre » à des généralités, qui deviennent vite des préjugés, et de nous éloigner de ce que le patient éprouve de manière singulière. En effet, il existe une myriade de cultures et sous-cultures dans le monde, chez les personnes venant d’autres pays, mais aussi au sein de notre propre culture. Si l’on pousse à l’extrême la notion de différence culturelle, nous serions tentés de dire que cette approche pourrait être utilisée pour toute rencontre thérapeutique, chaque individu ayant sa propre vision du monde et sa manière de se représenter sa maladie et son traitement.
Une approche pragmatique
Nous proposons une méthodologie pragmatique qui se base sur notre large expérience clinique et sur des supervisions à de nombreuses équipes de professionnels du domaine de la santé, tant somatique que psychiatrique. Nous sommes partis des travaux de Kleinman et particulièrement de son « Guide de questionnement » 14 autour du modèle explicatif de la maladie, référence dans le domaine des approches transculturelles de par sa simplicité et sa pertinence (tableau III). Également, il existe le Cultural Formulation Interview proposé par le DSM-5 depuis 2013. Il est intéressant mais il est destiné prioritairement aux spécialistes de la santé mentale. De plus, l’objectif est de poser le diagnostic le plus valide possible et non d’offrir explicitement, et encore moins exhaustive-ment, des pistes pour la prise en charge.
Ce guide de questionnement se centre uniquement sur une partie des aspects qui posent problème dans la rencontre interculturelle. Or, il y a bien d’autres aspects qui génèrent aussi des difficultés, et non pas seulement le modèle explicatif de la maladie et du type de traitement attendu par le patient. Nous proposons ainsi un guide de questionnement complémentaire à celui de Kleinman et basé sur dix questions. Certaines des questions sont adressées au professionnel, tandis que d’autres permettent d’interroger le patient et son entourage. Nous l’avons ordonnée de manière à ce que les questions accompagnent le processus d’accueil du patient, du diagnostic et de la proposition thérapeutique (cf. tableau IV).
Processus d’accueil du patient
1. Quelles sont mes zones d’inconfort ou mes contre-attitudes devant ce patient ?
Dans la rencontre thérapeutique, il est essentiel de pouvoir s’identifier à l’autre et d’avoir envie de l’aider. Toutefois, il est clair que nous pouvons être sujets à des craintes face à certains types de patients : « je ne sais pas comment traiter des patients avec des traumas psychologiques, donc je les évite », « je ne sais pas comment travailler avec un interprète, mais au fond, si le patient parle un peu le français, c’est déjà suffisant ». Ou alors, le professionnel, face à des récits dramatiques de violence subie ou des deuils multiples, se protège, avec souvent des stratégies inconsciemment mobilisées pour mettre à distance l’horreur entendue : « ils exagèrent les faits », « ils sont des manipulateurs », « chez eux, c’est souvent comme ça, ils sont habitués à ce type de tragédies », « ils sont en général très démonstratifs, donc ce n’est pas si grave… » 15. Dans la mesure du possible, le soignant devrait s’attacher à identifier ce qu’il craint et à ses contre-attitudes, pour solliciter de l’aide si nécessaire. Il est démontré que la formation spécifique en psychiatrie transculturelle augmente les compétences des soignants, leurs connaissances, mais aussi leurs capacités d’empathie 16,17. Au final, si le soignant identifie en lui des contre-attitudes et des craintes, cette intensité du vécu ressenti face au patient peut justifier une supervision pour pouvoir évacuer le « trop-plein émotionnel » de manière constructive 18.
2. Quelle représentation et attentes ont le patient et son entourage de la relation avec un professionnel de la santé ?
Un enjeu souvent ignoré est la manière dont le patient investit son médecin. La culture apporte un ensemble de règles pour les interactions interpersonnelles et celle entre le patient et le médecin n’y échappe pas. Dans beaucoup de pays, le médecin représente une autorité à respecter et l’on se doit de ne pas le contredire. Le patient attend du médecin des questions précises auxquelles il répondra poliment, mais sans forcément oser apporter d’autres éléments pertinents, ce qui obligera le médecin à « penser à tout » et à être très actif au cours de l’entretien. De même, le patient, peut accepter tout ce que le médecin lui propose, même s’il a des réticences ou des craintes. « Amin, originaire de l’Afghanistan, avait été d’accord avec tout ce que son médecin “suisse” lui proposait comme traitement, il ne le regardait pas dans les yeux et se montrait tout le temps très arrangeant. Tout sem-blait lui convenir. Et pourtant, il manquait ses rendez-vous et finalement il n’est plus venu ». Une hypothèse pour comprendre cette rupture de traitement serait que le patient ne comprenait pas l’utilité du traitement, mais qu’il n’a pas osé le dire, pour ne pas contrarier le médecin. En Afghanistan et en Iran, le mot « Taa’rof » désigne une forme de courtoisie et politesse, qui signifie qu’il ne faut pas importuner quelqu’un qui représente une autorité ou un invité. Dans la vie quotidienne, cela n’implique pas forcément des difficultés mais, auprès du médecin, cette attitude peut s’avérer très problématique, voire fatale. C’est donc au médecin d’anticiper cette source potentielle d’incompréhension et d’être attentif aux indices que le patient peut donner. En cas de doute, il doit verbaliser auprès du patient la possibilité de poser des questions et d’être éventuellement en désaccord avec lui.
3. Quel rôle joue l’interprète ?
Pour le médecin, l’interprète peut apporter une compréhension culturelle du contexte du patient en agissant comme médiateur ou « passeur de culture » 19. Pour le patient, il peut être perçu de manière positive lorsqu’il permet la communication ou qu’il représente un modèle identificatoire d’une personne de même origine qui a pu s’intégrer dans le pays d’accueil. Il représente parfois également celui qui peut mieux comprendre la souffrance que le médecin, issu d’une autre culture. Mais il peut aussi être perçu comme quelqu’un de trop proche de la communauté et qui pourrait « raconter » des secrets à ses autres membres. Les exemples sont nombreux et tous ces aspects doivent être pris en compte et clarifiés si nécessaire, notamment si le patient se montre réticent à la présence d’un interprète lors des consultations.
Processus diagnostic
4. Quels sont les enjeux autour de la langue maternelle et la langue acquise dans la compréhension mutuelle et la communication ?
Cette question mériterait un article à lui seul car, au-delà des erreurs d’usage dues à une mauvaise connaissance de la langue acquise, il est important de rappeler que les émotions ne sont pas rattachées aux mots de la même manière, d’une langue à l’autre. En effet, même si un individu s’exprime de manière aisée et riche dans plusieurs langues, la capacité d’évoquer des souvenirs et la charge émotionnelle des mots prononcés peuvent différer beaucoup et avoir une influence sur le processus thérapeutique, selon la langue utilisée. La langue maternelle est la langue qui porte les émotions vécues dans des stades infantiles précoces, avant même que l’individu ait pu acquérir la compréhension du langage et la capacité à l’utiliser. À titre d’exemple, quand une mère dit à son bébé « Je t’aime », le bébé n’en comprend pas encore la signification et il la construira au fur et à mesure, appuyé sur la manière dont la mère le porte dans ses bras, le caresse, le regarde ou par l’intensité, tonalité ou douceur de sa voix. C’est donc en partie la « musicalité » de la langue qui porte le sens émotionnel donné au mot et pas seulement le concept intellectuel. Par la suite, le bébé deviendra adulte et pourra apprendre d’autres langues, et entendre le même concept « Je t’aime » avec d’autres musicalités. Si nous continuons à imaginer la vie de ce bébé, en plus du français (sa langue maternelle), il pourra apprendre l’espagnol et le parler avec son/ sa conjoint·e, ou encore l’anglais, langue qu’il utilisera dans son milieu professionnel. Dans ces différents contextes, la capacité à évoquer des souvenirs et à mobiliser des émotions ne sera donc pas la même si la personne entend ou exprime la phrase « je t’aime » dans sa langue maternelle, dans la langue partagée avec le/la conjoint·e ou dans la langue qui est seulement utilisée dans son milieu professionnel. La langue maternelle peut ramener à la relation avec les parents et la famille, les premières paroles d’amour de la mère ou du père, et évoque la relation de soutien et de protection vécue (ou non) durant l’enfance. La deuxième langue (l’espagnol dans notre exemple) peut évoquer les enjeux émotionnels avec le/la partenaire, alors que la troisième langue (l’anglais) ne renverrait pas à une charge émotionnelle comparable, car seulement utilisée dans un contexte professionnel, probablement moins chargé émotionnellement. Par ce bref exemple, nous comprenons l’importance capitale de pouvoir travailler avec des interprètes, non seulement pour se comprendre, mais aussi pour mobiliser les souvenirs et les émotions et travailler avec eux de manière adéquate 19. En effet, les troubles psychiatriques peuvent être reliés à des vécus d’enfance, d’autres à l’adolescence ou tout simplement à la relation de couple ou au contexte professionnel. Dans ces cas, la langue choisie pour s’exprimer lors d’un entretien médical pourrait limiter l’accès à ces différents vécus émotionnels et perturber le processus thérapeutique. Nous devons penser à ce phénomène, notamment quand nous travaillons avec des patients qui ont une certaine compréhension de la langue parlée par le médecin, mais qui ne la maîtrisent pas suffisamment. Pour y remédier, nous pouvons demander au patient « s’il a l’impression de devoir faire des efforts pour exprimer les émotions en une autre langue que sa langue maternelle » et, si nécessaire, réaliser ponctuellement des entretiens avec un interprète pour voir s’il y a un changement dans l’expression des émotions et si cela contribue à une meilleure prise en charge.
5. Quelles sont ses représentations de sa souffrance/maladie (psychique, physique, spirituelle) et celles de son entourage ?
« Samiel, requérant d’asile originaire de l’Afrique orientale, m’expliquait qu’on avait jeté le mauvais œil sur lui, et que pour cette raison il avait mal à la tête, souffrait d’une fatigue telle qu’il ne pouvait pas sortir de son lit la plupart du temps et qu’il ne recevait pas d’autorisation de séjour. » Pour ce patient, l’état anxieux, voire dépressif, dont il souffrait était compris comme un problème de mauvais œil, avec des manifestations physiques. Dans certains cas, le patient peut donner des explications en lien avec une faute commise, il serait puni par son Dieu ou il aurait fâché des esprits. Tant que cette souffrance ne peut pas être associée à un problème psychique, le patient n’acceptera que difficilement d’aller consulter un psychiatre. Nous verrons sous le point 8 quelques pistes dans ce sens et nous proposons de reprendre le guide de questionnement de Kleinman (cf. tableau III), pour enrichir cette évaluation.
6. Comment la souffrance se manifeste selon sa culture
Chaque culture offre un cadre pour l’expression de la souffrance qui détermine ce qui est légitime ou non. Dans certaines cultures, il est considéré comme honteux ou grotesque d’exprimer ses émotions et les individus déprimés n’exprimeront donc pas les affects de tristesse en public, peut-être même pas en privé, car ils ne sont pas validés et reconnus. Inversement, la souffrance physique est beaucoup plus universellement reconnue et « oc-troie » donc plus facilement une aide et un soutien par la communauté. Ces modes d’expression sont acquis par le patient dès son plus jeune âge (rappelons que la culture nous précède et nous est transmise par notre famille et entourage) et peuvent perdurer dans la génération suivante. Parfois, la culture offre des modes d’expression de la souffrance reconnus comme tels par ceux qui partagent le même référentiel culturel, mais plus opaque pour les personnes extérieures 20. Ainsi, si le mode d’expression des émotions privilégie le corps, le patient consultera le médecin de premier recours qui devra être attentif à dépister d’éventuels troubles psychiques derrière une présentation somatique, typiquement la fatigue. Cette observation ouvre sur la question suivante.
7. Quels sont mes doutes par rapport au diagnostic ?
En psychiatrie, les symptômes d’étiologie inconnue 21 ou l’erreur diagnostique peuvent être fréquents, les différences culturelles engendrant des modes d’expression différents, comme évoqué plus haut. La notion de « normal et anormal » est elle aussi conditionnée par la culture 22. Par exemple, si un patient nous tutoie et ne garde pas une distance physique « adéquate » (« trop » proche quand il nous parle), nous pouvons retenir d’emblée un contact familier ou même des traits de personnalité antisociale. Or, il est reconnu que dans certaines sociétés le tutoiement n’implique pas de familiarité ou un manque de respect et que la distance physique à garder est variable entre groupes culturels. Arthur Kleinmann a également bien décrit le concept de « Category Fallacy » 23, à savoir que nous ne dia-gnostiquons que ce que nous connaissons. Nous risquons ainsi de nous tromper si nous ne connaissons pas des particularités culturelles étrangères à la rationalité psychiatrique occidentale. Face à une situation dérangeante, il faudrait donc toujours présupposer l’éven-tualité d’une incompréhension, notamment pour le diagnostic de psychose, souvent attribué lors d’un trauma psychologique, ou le diagnostic de trouble somatoforme douloureux chronique qui peut masquer un état dépressif. Lors de doute sur la normalité ou non d’un comportement dans la culture du patient, il peut s’avérer utile d’interroger les proches ou l’interprète. Est-ce un comportement étrange/inhabituel pour le patient ? L’entourage est-il préoccupé par ce comportement ? Qu’en comprend-il ?
Processus diagnostic
8. Quel est le traitement que le patient et son entourage estiment adéquat ?
L’acceptation d’un traitement psychiatrique peut aussi s’avérer difficile, en particulier si le professionnel de la santé et le patient ne s’accordent pas sur le fait que la cause de la souffrance est d’ordre psychique.
Face à cette problématique, nous proposons trois options, qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre :
La prise en charge psychiatrique est faite par le médecin généraliste, dans la limite de ses compétences, afin de faciliter l’accès à des soins psychiatriques pour des patients réticents à rencontrer un psychiatre. Cela peut par exemple se faire via un soutien/accompagnement et la prescription de psychotropes, supervisé ou non par un psychiatre.
Un travail de « coconstruction » avec le patient est nécessaire au sujet de sa souffrance et du traitement adéquat à lui donner. Le médecin devra s’intéresser et explorer activement le monde du patient et, pour ce faire, bien connaître la notion de culture (cf. tableau II) et comment celle-ci se décline chez le patient. Cette démarche peut être accomplie de manière exhaustive en s’appuyant sur le modèle explicatif de Kleinman (cf. tableau III)14. Un travail d’explicitation de la démarche psychiatrique occidentale permettra aussi d’étayer la prise en charge et peut aider à la construction de l’alliance thérapeutique.
Proposer des « soins métissés » : selon notre expérience clinique le patient peut bénéficier dans certaines situations d’une prise en charge telle que nous la conce-vons et, parallèlement, d’une prise en charge en phase avec ses croyances et sa compréhension de la souffrance (consulter un guérisseur, un pasteur ou un imam…). À y regarder de plus près, un très large éventail de la population majoritaire dans notre propre société fait aussi appel à plusieurs approches thérapeutiques aux logiques différentes (médecines complémentaires et alternatives).
9. Qu’est-ce que le patient et son entourage connaissent et pensent de la psychiatrie ?
La psychiatrie n’existe pas ou très peu dans beaucoup de pays et, si elle existe, elle est très souvent connotée négativement. Dans nos prises en charge, il n’est pas rare d’entendre : « Je ne suis pas fou, je ne veux pas aller chez un psy ! », « On va me mettre en prison », « Ça ne se fait pas de parler de choses intimes avec un inconnu », « En quoi parler peut m’aider ? ». La manière de mieux contourner cet écueil est de l’aborder rapidement et tranquillement avec le patient, dès que nous pensons qu’il pourrait bénéficier d’une prise en charge chez un psychiatre. Il s’agit d’informer très simplement le patient qu’il peut y avoir des différences entre « leur » psychiatrie et la « nôtre », et qu’elle peut l’aider.
10. Avec quels autres professionnels vais-je devoir collaborer ?
Les patients migrants, notamment les requérants d’asile, présentent souvent des problèmes physiques et psychiques mais ils rencontrent tout aussi souvent des difficultés d’ordre administratif et social. Ces difficultés administratives et sociales ont du reste souvent un impact important sur la santé mentale des patients. Dans ce cas, le travail en équipe interdisciplinaire s’avère essentiel et doit se concrétiser par une coordination entre les soignants au plus près des problèmes pratiques du patient 24,25. Ce souci de mobiliser le réseau des soins aide de surcroît le soignant à ne pas rester seul face à des prises en charge complexes, à utiliser les compétences diverses des intervenants (biopsychosociaux) 26 et à préserver la capacité de penser et d’être créatif. La collaboration avec d’autres professionnels peut s’élargir à bien d’autres corps de métier (ergothérapeutes, éducateurs, intervenants sociaux, avocats, etc.).
Conclusion
Il est essentiel de reconnaître ce qui peut entraver la communication entre un patient et un médecin d’origines culturelles différentes. Notre approche clinique en 10 questions, complémentaire au guide de Kleinman, stimule un questionnement sur le rôle de la culture chez tout individu et peut ainsi faciliter la construction de l’alliance thérapeutique entre le patient et le médecin de cultures différentes, limiter les erreurs diagnostiques et faciliter l’accès aux soins psychiatriques pour cette population.
• Les médecins de premier recours ont une importance capitale dans la détection et le traitement précoce des troubles psychiatriques des migrants ; leur prise en charge doit s’appuyer sur un cadre théorique et méthodologique clair.
• La formation en psychiatrie transculturelle augmente les compétences des soignants, leurs connaissances mais aussi leurs capacités d’empathie.
• La culture influence de manière prépondérante la construction du psychisme, d’une identité singulière et collective et, par conséquent, la manière d’exprimer les symptômes psychiques.
• Le médecin de premier recours doit donc être attentif à la manière dont la souffrance psychique se manifeste selon la culture du patient et à adapter, le cas échéant, les propositions thérapeutiques.
• Travailler avec des interprètes et une équipe interdisciplinaire est capital, avec une coordination soucieuse d’être au plus près des problèmes pratiques du patient.