«Les habits neufs d'Hippocrate», c'est le titre d'un livre intelligent sur ce qui nous arrive, à nous, braves médecins-artisans pris dans le maelström de l'industrialisation de la médecine.1 Son auteur, Claude Le Pen (rien à voir avec l'autre) se penche sur cette étrange évolution : en quelques années, de libres que nous étions, nous voici tous installés dans un rôle effacé de «médecin-ingénieur», dont les moindres décisions sont encadrées par des protocoles imposés. Une nouvelle époque s'ouvre : celle de l'industrialisation de la médecine.En gros, selon Le Pen, des époques, la médecine en a vécu trois : l'âge de l'assistance, où elle était sans efficacité, uniquement humanitaire (des origines jusqu'aux années 30) ; l'âge d'or de la médecine libérale en tout cas qui commence avec les sulfamides et l'efficacité thérapeutique et s'achève au début des années 80 ; l'âge industriel, enfin, où le coût des soins, jusque-là vaguement pris en compte, entre brutalement en scène et où l'on ne parle plus (ou si peu) d'aide, mais d'efficience, de planification, de rentabilité. Finie la part floue de l'acte médical : ne reste que la surveillance administrative et scientifique.Ah oui, bien sûr : cette dernière évolution a été menée au nom du bien, de la qualité, du mieux pour tous. Mais tout cela, explique Le Pen, c'est la caractéristique de l'industrialisation : «Le processus d'industrialisation de la médecine n'a aucune originalité par rapport à celui qui a touché divers secteurs d'activité économique. Le passage de l'artisanat à l'industrie obéit aux mêmes nécessités. Il s'agit d'augmenter la qualité des soins et de baisser le coût dans un contexte de production de masse».***Et voilà que, à peine instaurée, cette médecine industrialisée entre déjà en crise. Il y a, bien sûr, cette constellation impossible à gérer : l'évolution trop rapide de la technologie, le rationnement nécessaire, la génétique et l'information du public qui bouleversent tout. Mais il y a aussi, avant cela, un fait que la médecine connaît bien (et dont elle parle, quand on lui demande son avis) : quelque chose, dans le désir de l'homme, est obscur, instable, sans cesse insatisfait. Quelque chose que le colloque singulier pouvait encore prendre en compte, mais de rebelle à l'industrialisation.***Une maladie ? Impossible à réduire à un dysfonctionnement. Un désir d'enfants ? Il n'est jamais seulement un désir d'enfants. De même, un comportement à risque ne représente à chaque fois que la discrète pointe d'un iceberg psychique. «Ça» parle partout, comme dirait Groddeck : l'inconscient dicte des actes, agit sur les comportements collectifs, et l'inconscient c'est une partie de notre mémoire et de celle de notre espèce. C'est donc autre chose qu'une donnée chiffrable en coût-efficacité. Rappeler cela appartient à la médecine. Non, devons-nous dire, la prise en charge de la maladie n'est pas «raisonnable» de part en part, pas plus que les buts d'une société, ou les trajectoires profondes des cultures.***Au fond, autour de la médecine, c'est l'Occident entier qui est en crise. C'est le projet des Lumières, c'est-à-dire la croyance que la raison et la science vont rendre l'homme heureux, ou encore la pensée selon laquelle l'homme est naturellement bon. Mais la médecine, non: elle n'est pas en crise. Ou alors, en crise, elle l'a toujours été. Elle l'était au Moyen Age autant que maintenant. Crise permanente qui vient de ce qu'il n'existe pas, pour l'humain, d'état sans contradiction et que faire de la médecine, c'est savoir cela. C'est s'intéresser à la réalité de l'homme.Or la réalité n'a rien du monde de fraternité et d'harmonie qui s'étale dans les définitions de la santé qu'affectionnent les administrations, comme l'OMS. Ce monde du bien, du gentil, du «mieux» planifié pour tous, ce monde industriel qu'avaient voulu les philosophes des Lumières, mais aussi Hegel, ou Marx, ou tous les révolutionnaires, ce monde du «Grand soir» pour l'humanité, ou de l'Histoire qui progresse inexorablement vers son accomplissement, eh bien on a vu ce qu'il coûte d'y croire et de sacrifier l'individu pour lui. Barbarie, camps de concentration, épurations de toutes sortes, inhumanité radicale : tout cela sort de ce système de bonnes intentions. Et ce qui sortira du prolongement de cette vision, par la recherche d'êtres parfaits et de la perfection collective de l'humanité, et les nouveaux moyens à disposition, promet d'être encore pire. Voilà pourquoi il faut aimer le tordu, le détail qui coince, l'inhabituel, l'incompréhensible, le voilé, le non exprimable, le rebelle, l'insoluble, le peu équilibré, l'instable.***Passionnant livre-enquête de Bernard-Henri Lévy sur la trajectoire intellectuelle de Sartre.2 Conclusion de Lévy : se méfier de l'humanisme, quand il croit trop saisir le bien de l'homme. Au Sartre marxiste couronné d'honneurs, préférer le Sartre antihumaniste de la première période ou des étranges dernières interviews. Pourquoi ? Parce qu'il faut une conscience, donc un sujet, donc une résistance, pour que soient sauvegardées «les singularités» et «les sujets comme singuliers». Avec le parti pris de l'Homme contre l'homme un certain humanisme donc, qui ne jure que par la communauté on arrive au résultat inverse : la disparition des singularités.Sartre l'antihumaniste savait que, «lorsque l'on commence à assigner aux hommes concrets la vérité d'un Homme dont ils ne sont que le brouillon», on met en branle une dangereuse machine : «celle qui épurera l'homme concret pour le rapprocher de cet homme idéal, qui sacrifiera l'homme actuel à un homme nouveau réputé plus proche de cette propriété».Dans son esprit bien-pensant, l'humaniste des Lumières croit «que les hommes qu'il connaît et qu'il observe autour de lui sont, par rapport à cette idée (de vérité) tragiquement incomplets, inachevés. Il croit que ce ratage est réparable». Finalement, il va imaginer «un autre homme de meilleur qualité» qui sera «l'avenir de l'homme tel que nous le connaissons».S'opposer à la naïveté des Lumières : l'enjeu du millénaire est là.