Au début de l'évolution de la maladie démentielle chez la personne âgée, les interventions doivent favoriser l'échange verbal, axé sur la dynamique relationnelle. Le cadre doit être souple et constant avec un rythme ajusté. Le généraliste doits'adapter au degré de détérioration de son patient, en s'accommodant des modes de communication qu'il utilise et en tenant compte davantage de l'échange émotionnel que de la valeur informative du discours. Le but est de contenir les angoisses et les pertes narcissiques grâce à la réassurance, l'empathie et la constance du cadre thérapeutique, mais aussi de relancer les processus de la pensée, le thérapeute étant un Moi auxiliaire. Le rôle du médecin consiste aussi à offrir un soutien d'une manière individuelle ou étendue à tout le groupe familial. Il est légitime d'espérer, grâce à ces interventions, améliorer la qualité de vie du patient et contenir le morcellement des relations familiales.
Les 5 et 6 juin 2000 aura lieu, à Strasbourg, le 4e Colloque universitaire européen sur les «Psychothérapies des démences». Il réunira comme d'habitude depuis 1992 des centaines de spécialistes européens, afin d'approfondir l'approche psychothérapeutique dans le champ des démences.
Grâce à la recherche fondamentale et à la recherche clinique en neurosciences, en médecine psychogériatrique, en gériatrie et en neurologie, des progrès majeurs ont été accomplis dans la compréhension des syndromes démentiels, de la maladie d'Alzheimer et des démences apparentées. Sur le terrain, des structures d'accueil et des unités spécialisées voient le jour, car la prise en charge du patient dément s'est organisée et s'est beaucoup diversifiée avec le développement de nouvelles stratégies médicamenteuses, sans parler des formations spécifiques qui sont mises sur pied pour les médecins, le personnel infirmier et le personnel paramédical.1
Mais au-delà de ces milieux spécialisés, nous pouvons nous demander quelle pourrait être actuellement l'approche psychothérapeutique du médecin généraliste auprès d'un patient dément et de sa famille. En effet, les nouveaux traitements pharmacologiques permettent de maintenir une bonne qualité de vie pendant une période plus longue qu'auparavant. Ainsi l'aide et l'accompagnement psychothérapeutiques deviennent possibles ou plus aisés, à l'exemple de ce qui s'est passé autrefois avec les neuroleptiques et les antidépresseurs. Dès lors, la psychothérapie pour les déments est en train de devenir une nouvelle réalité clinique pour le généraliste.
Essayons de définir la spécificité du processus psychothérapeutique à l'âge avancé. Il s'agit, comme aux autres époques de vie, de l'ensemble des moyens psychologiques par lesquels le médecin agit sur le malade. Aider le patient sénescent consistera à préserver la continuité de son identité durant les étapes évolutives du vieillissement, à soulager son «hémorragie narcissique» due aux pertes affectives et aux handicaps liés à l'âge, à renforcer son estime de soi, à soulager ses souffrances par la résolution de ses conflits conscients et inconscients. Actuellement, les possibilités de soutien psychothérapeutique auprès des sujets sénescents sont en augmentation constante, surtout en milieu institutionnel.2 Cette croissance va de pair avec l'essor important qu'a pris la médecine de l'âge avancé. Mais si les méthodes psychothérapeutiques se diversifient et se développent auprès des praticiens, le dénominateur commun de toute approche de ce type reste «la relation verbale», qui utilise les capacités psychologiques du patient, une bonne communication et une continuité d'échanges entre le thérapeute et son client, ainsi que la permanence du cadre psychothérapeutique. Grosclaude3résume ainsi ce processus : «La psychothérapie implique la notion de soin psychique par la psyché et pour la psyché au travers de médiations diverses ou réduites totalement à la parole, dans une perspective de vie et de mieux-être pour un sujet dont la souffrance peut être soulagée voire résolue sans pour autant prétendre à la disparition de la maladie, a fortiori lorsqu'elle est lourde ou incurable». C'est le cas des patients atteints de démence.
Quelle doit être l'approche dans la démence ? Peut-on parler, par exemple, d'introspection et de transfert pour un patient qui a perdu manifestement ses capacités cognitives ? Nous tenterons de répondre à cette question en nous mettant à la place du généraliste et en excluant volontairement les pratiques psychiatriques spécialisées qui se déroulent surtout en milieu institutionnel. En effet l'évolution démographique de la population âgée implique l'augmentation des syndromes démentiels et le premier maillon de la chaîne médicale est le généraliste, qui voit toujours plus de patients présentant des déficits cognitifs.
La personne âgée qui commence à présenter des déficits intellectuels, tend à s'éloigner de la réalité extérieure en se repliant dans son monde intérieur pour protéger au maximum sa vie psychique, car les actes courants de la vie quotidienne lui demandent un grand effort et sont source de révolte, de découragement et de sentiments dépressifs. C'est autour du regard du thérapeute que «se mettent en place les premiers maillons du travail psychothérapeutique, autour de l'évidente nécessité pour le thérapeute de se situer dans un mouvement de réparation d'un narcissisme durement éprouvé et qui pourrait ranimer la douleur de l'échec... ainsi l'intérêt du thérapeute pour la pensée et les émotions du patient suscite du même coup l'intérêt du patient pour son propre fonctionnement intérieur. De sujet perdu ou en voie de se perdre, il peut se retrouver à travers ce qui lui est restitué de lui-même, même ponctuellement, même pour une courte durée».4
Dans l'évolution de la maladie, la représentation des mots disparaît en premier, entraînant les troubles du langage qui se manifestent précocement et s'aggravent jusqu'à l'aphasie dans les stades terminaux. Mais auparavant, au cours de l'évolution, apparaissent les «déliaisons» des contenus psychiques, c'est-à-dire la perte des liaisons entre les différentes représentations psychiques et les différents contenus de la pensée en action. Apparaissent ainsi les interruptions dans le cours de la pensée, les manques de mots, les passages sans raison apparente d'un contenu à l'autre.5
Puis la perte de la représentation devient manifeste et témoigne du travail déficitaire du psychisme. Le patient est alors incapable de représentation symbolique et s'accroche de plus en plus aux choses concrètes qui l'entourent. Sans faire le lien entre la perception immédiate et celle plus ancienne, il croira par exemple que l'infirmière est sa fille ou que sa fille est sa mère. Peru-chon6 parle du «retour en force du perceptif», donc de ce qui est immédiatement perceptible, comme cela se voit chez le petit enfant, avant la symbolisation.
Certains patients déments comblent leur vide mental et leur incapacité à investir la réalité extérieure par des réminiscences de leur vécu antérieur et des contenus hallucinatoires mnésiques. Ce processus, visant à combler le clivage entre représentation et perception grâce aux hallucinations sensorielles, se retrouve dans les états confusionnels, mais le mécanisme y conduisant est différent.
Dans les structures psychogériatriques et gériatriques spécialisées (hôpitaux de psychogériatrie et de gériatrie, hôpitaux de jour, établissements médico-sociaux, unités d'accueil temporaire, foyers de jour), différentes méthodes de réadaptation sont utilisées depuis longtemps pour des patients déments. L'ergothérapie fait partie depuis plusieurs décennies de l'arsenal de soins indispensables, de même que la sociothérapie, la stimulation cognitive, la musicothérapie, l'art thérapie, la rééducation psychomotrice et orthophonique. Les groupes de parole existent aussi dans toutes les institutions spécialisées et depuis quelques années la «reality orientation» fait partie de la panoplie de soins pratiqués à ces malades.7 Tous ces actes thérapeutiques, en institution ou à domicile, sont très importants, même indispensables dans les stades d'évolution moyenne ou avancée.8 Mais à un stade plus précoce de la maladie, nous pouvons songer à une démarche psychothérapeutique plus classique. Les psychogériatres ou les psychiatres feront recours aux thérapies cognitivo-comportementales, aux thérapies d'inspiration analytique, aux thérapies à médiation corporelle (relaxation), aux psychodrames, aux thérapies familiales systémiques.
Le généraliste aura recours à une approche qui lui semblera plus habituelle et plus familière à l'égard du patient et de sa famille. Les modalités doivent être adaptées au degré de détérioration, à l'étiologie de la démence (démence de la maladie d'Alzheimer, démence vasculaire, autres démences) ainsi qu'à son évolution. Au début de l'évolution les interventions doivent favoriser l'échange verbal, elles seront axées sur la dynamique relationnelle. Le cadre doit être souple et constant avec un rythme ajusté. La durée peut être longue, voire même «illimitée» si l'affirmation ne donnait pas l'impression d'être paradoxale.
Dans les stades plus avancés, où le dément est placé en milieu institutionnel, on peut suggérer des thérapies de type approche corporelle, orientation à la réalité, logopédie, groupes d'animation, gymnastique, ateliers de musique.
Dans tous les cas, le thérapeute doit s'adapter au degré de détérioration de son patient, en s'accommodant des modes de communication qu'il utilise et en tenant compte davantage de l'échange émotionnel que de la valeur informative du discours. Il veillera à utiliser un mode d'approche limité au présent.
L'approche psychothérapeutique vise avant tout le soutien et l'accompagnement du patient et de sa famille. Les objectifs doivent rester modestes, constamment réajustés à l'évolution de la maladie. Les buts thérapeutiques doivent être multiples, différenciés, changeants selon l'évolution dans la forme mais pas dans les contenus.9 Ils pourraient être résumés ainsi :
1. reconnaître le malade dans son identité et l'aider à se reconnaître dans la «dissolution» de son identité ;
2. contenir ses angoisses et ses pertes narcissiques, au travers de la réassurance, de la bienveillance, de l'empathie et de la constance du cadre thérapeutique ;
3. relancer les processus de la pensée, le thérapeute étant un Moi auxiliaire ;
4. aider à identifier les «déliaisons» et formuler des liaisons entre les affects et les émotions du présent et du passé ;
5. aider au travail d'élaboration de la réalité vécue actuelle et passée, en favorisant le maintien de l'identité par la stabilité du cadre thérapeutique ;
6. favoriser le travail du deuil et favoriser d'autres investissements.
Le rôle du thérapeute consiste à offrir un soutien d'une manière individuelle ou étendue à tout le groupe familial. En ef-fet, les entretiens familiaux et les réunions avec les proches font partie depuis longtemps du dispositif thérapeutique institutionnel mis en place autour du patient. Par ailleurs hors du champ médical, de nombreuses expériences similaires existent partout et depuis longtemps, créées par les associations Alzheimer.
Ces interventions sont un lieu de liberté de parole qui permettent d'extérioriser les émotions trop perturbantes et les fantasmes trop chargés de violence.10 Ainsi les affects paranoïdes et dépressifs peuvent être exprimés et élaborés ensemble pour mieux les gérer et trouver une issue satisfaisante, adaptée au réel.
Nous puisons aux racines de la violence familiale à l'égard du vieillard malade. Tout ce qui constitue en clinique gérontologique une véritable «pathologie familiale», qui va de la culpabilité aux sévices, se développe autour du parent dément et n'est pas moins importante que l'affection elle-même. C'est aussi le rôle du médecin généraliste d'y être attentif.
La réalité de la maladie impose au médecin généraliste de s'adapter aux moyens du patient et de l'aider à retrouver une liberté et un plaisir de fonctionnement en allégeant sa souffrance. Il est légitime d'espérer, grâce à ces interventions, améliorer sa qualité de vie et contenir le morcellement des relations familiales. Mais c'est surtout dans l'attention portée à son patient dément que le praticien pourra l'aider à maintenir la faculté d'être présent à lui-même et aux autres.