Les inhibiteurs de l'acétylcholi-nestérase ont montré une faible efficacité pour améliorer les trou-bles cognitifs et, dans une moindre mesure, les troubles fonctionnels des patients avec une maladie d'Alzheimer (MA) à un stade débutant à modéré. De sérieuses limitations viennent s'y ajouter qui concernent non seulement les effets secondaires et la non-réponse au traitement, mais surtout le manque de compliance de beaucoup de patients et la difficulté majeure de déterminerl'efficacité du traitement chez le patient individuel. La prescription de ces médicaments n'a de sens, en général, que dans le cadre d'une prise en charge globale incluant l'entourage du patient.
Cinquante mille à 70 000 personnes en Suisse sont démentes et à peu près deux tiers d'entre elles souffrent d'une maladie d'Alzheimer (MA). De nombreux mécanismes pathogéniques possibles sont aujourd'hui à l'étude et porteurs d'un espoir thérapeutique pour cette maladie dévastatrice. Mais seule l'hypothèse cholinergique a permis, jusqu'à présent, d'obtenir des résultats utilisables en clinique.1
Le système de projection corticale cholinergique2 partant du noyau basal de Meynert (NBM) est d'une importance primordiale pour les fonctions cognitives supérieures, en particulier la mémoire et l'attention. L'innervation cholinergique dense du cortex cérébral et du système limbique provient du NBM, composée d'environ 300 000 neurones dans chaque hémisphère. Des altérations neurodégénératives des neurones cholinergiques du NBM, associées à une mort cellulaire massive, peuvent être démontrées tôt dans le cours de la MA, et on estime qu'une perte d'environ 50% de neurones contribue à l'apparition des premières manifestations cliniques en raison du déficit en acétylcholine.
L'hypothèse du déficit cholinergique s'inspire par ailleurs du modèle dopaminergique de la maladie de Parkinson. Cette analogie est cependant limitée, car la perte neuronale dans la MA con-cerne, bien plus que dans la maladie de Parkinson, toute une série d'autres systèmes neurotransmetteurs. Néanmoins, elle a permis le transfert des concepts thérapeutiques suivants : administration de précurseurs cholinergiques, d'agents modulateurs de la libération cholinergique, d'agents cholinomimétiques et surtout d'agents inhibant la dégradation enzymatique par l'acétylcholinestérase dans la fente synaptique.
Il n'y a aucun doute que la stratégie thérapeutique la plus fructueuse à ce jour est basée sur la prolongation de l'activité acétylcholinergique par inhibition de l'acétylcholinestérase. La physostigmine n'a pas convaincu en raison de sa mauvaise absorption intestinale et d'une très courte durée d'élimination, ce qui aurait nécessité son administration toutes les deux heures ; elle pourrait devenir intéressante en clinique si d'autres voies d'administration devaient s'avérer praticables. Néanmoins, une série d'autres substances possédant le même mécanisme d'action ont déjà été testées avec succès. Mais seules trois substances inhibitrices de l'acétylcholinestérase sont aujourd'hui dans le commerce et admises par les caisses-maladie en Suisse : le donépézil (Aricept ®), la rivastigmine (Exelon ®) et la tacrine (Cognex ®).
Ces trois médicaments ont fait preuve d'efficacité dans une série d'études bien con-duites. Toutefois, il convient de tenir compte d'une série de limitations dans la prescription de ces substances.
L'approbation de ce type de médicaments par la FDA est assujettie aux conditions suivantes : a) la substance doit être soumise à des études en double aveugle contre un placebo pendant au moins six mois ; b) les patients participant aux études doivent remplir les critères diagnostiques de recherche de la MA et c) les résultats évalués à l'aide d'échelles reconnues doivent être statistiquement significatifs. Ces exigences ne permettent que l'inclusion de patients hautement sélectionnés : absence d'importantes pathologies somatiques, absence de troubles psychiatriques et comportementaux nécessitant un traitement aux psychotropes, bon-ne compliance assurée par un «caregiver» dévoué. Or, la MA est certes une maladie de la cognition, mais ceci n'est qu'un aspect et les complications psychiatriques et psychosociales sont extrêmement fréquentes et pour le moins aussi importantes que les troubles cognitifs. Ces médicaments n'ont pas été étudiés chez ces patients difficiles. Néanmoins, ils peuvent être utilisés en général après maîtrise des troubles non cognitifs.
Il importe de faire un diagnostic précoce qui n'est pas toujours facile et qui nécessite des compétences spécifiques, parfois celles du spécialiste. Le diagnostic de la MA possible et probable selon des critères précis doit donc être formellement établi. En particulier, ceci implique que le syndrome démentiel doit être présent depuis au moins six mois.
Le diagnostic de démence de la MA est une condition critique, car les inhibiteurs de l'acétylcholinestérase n'ont été testés que dans cette indication.
Par ailleurs, une information du diagnostic et de ses implications au patient et aux proches doit accompagner la pose du diagnostic.
Les essais cliniques ont montré une efficacité statistiquement significative chez des patients atteints de la MA à un stade débutant ou modéré (MMSE 10 - 26) et, très probablement aussi dans la maladie à corps de Lewy diffus. Par contre, il n'est pas clair si des patients substitués très tôt ou, au contraire, très tard dans l'évolution de la maladie pourraient bénéficier de cette médication. Même si des indications en faveur d'une certaine efficacité dans les stades avancés existent, il convient d'attendre les résultats des études actuellement en cours pour ce type de patients.
En raison de l'évolution lentement progressive de la MA, une amélioration ou une stabilisation du tableau clinique sous un inhibiteur de l'acétylcholinestérase fait du patient un répondeur au traitement. Même un ralentissement de la détérioration correspondrait à une réponse favorable. Dans l'ensemble, l'effet thérapeutique des inhibiteurs de l'acétylcholinestérase est modeste et un certain nombre de patients ne répondent pas à ce traitement. Il n'est pas possible de prédire qui répondra au traitement bien que, dans le cas de la tacrine, les porteurs d'apoE3, contrairement aux porteurs d'apoE4, seraient de meilleurs répondeurs. En cas de non-réponse d'un patient, l'attitude à suivre n'est pas claire. En particulier, et en raison de l'absence d'études contrôlées à ce sujet, l'indication du remplacement d'un inhibiteur de l'acétylcholinestérase par un autre reste ouverte.
Avant d'entreprendre un traitement cholinergique, il convient de diminuer au maximum toute médication amnésiante. Ces médicaments sont nombreux et comportent, entre autres, des psycho- et neurotropes (surtout les benzodiazépines, mais aussi les antidépresseurs notamment tricycliques, les neuroleptiques et les anti-épileptiques-thymorégulateurs), des médicaments à action cardiovasculaire (bêta-bloquants, quinidine, disopyramide), les opiacés, ainsi que certains anti-histaminiques, AINS, antibiotiques et les interférons. Il convient également d'être prudent lorsqu'on doit prescrire des médicaments à effet anticholinergique central (métoclopramide, Spasmo-canulase ®et bien d'autres), bien que ces substances soient plus à craindre pour leur potentiel confusogène que pour leur effet amnésiant.
Les troubles psychiatriques et comportementaux du patient avec une MA exigent des interventions médicamenteuses et psychosociales fréquentes. Ces troubles, plus que les troubles cognitifs, influencent la qualité de vie du sujet malade mais aussi de son entourage. La prise en charge est donc toujours et nécessairement plus globale et la prescription de médicaments procognitifs ne peut jamais être un acte isolé.
L'entourage du patient qui a des troubles majeurs de la mémoire, doit prendre une part active dans le traitement pour garantir la compliance en surveillant très étroitement la prise du médicament. L'indication est donc sensiblement limitée chez les patients qui habitent seuls à domicile.
La «limitatio» (LS/OFAS/15.4.1999) précise les points suivants qu'il faut respecter si l'on veut obtenir le remboursement de ce traitement par les caisses-maladie :
«En début de thérapie, application par exem-ple d'un test minimental. Première évaluation intermédiaire après trois mois et ensuite tous les six mois. Si les valeurs MMSE sont inférieures à 10, il y a lieu d'interrompre la prise du médicament. La thérapie ne peut être appliquée qu'avec une préparation».
Une consultation rapprochée est indiquée en début du traitement pour évaluer les possibles effets secondaires. Par la suite, des contrôles réguliers dans le but d'ajuster le traitement médicamenteux et la prise en charge non médicamenteuse sont indispensables. La fréquence minimale est de l'ordre d'une consultation tous les trois mois.
Les effets secondaires importants imposent parfois l'arrêt de la médication tout au début du traitement. Il en est de même pour une mauvaise compliance qui ne peut être jugulée malgré les interventions de l'entourage ou des services médico-sociaux.
Toutefois, tant que le patient est traité par un inhibiteur de l'acétylcholinestérase, il n'est pas possible d'en connaître les effets thérapeutiques, car la MA est un processus dégénératif qui continuera inexorablement à aggraver l'état du patient, avec ou sans médicament. Il est donc toujours envisageable que la médication ralentisse un processus et le patient serait donc un répondeur malgré la détérioration continue dont la rapidité évolutive naturelle ne peut plus être jugée valablement, de même que l'efficacité réelle de la substance. Ce dilemme n'a pas de véritable solution. La «limitatio» offre une réponse imparfaite. Elle préconise que «si les valeurs MMSE sont inférieures à 10, il y a lieu d'interrompre la prise du médicament». Cependant, un abaissement du MMSE en dessous de 10 ne signifie pas que la médication est inefficace. Dans ce cas de figure, la médication peut être continuée mais au frais du patient.
En effet, dans la littérature, il n'y a pas de directives incontestables pour décider de l'arrêt des inhibiteurs de l'acétylcholinestérase. Dans la pratique, à la fois l'observation clinique, l'application du MMSE et les observations des proches détermineront l'arrêt ou la continuation du traitement. Le traitement doit probablement être interrompu si cette évaluation montre une détérioration continue dont on estime au bout de trois à six mois qu'elle se poursuit au même rythme ou à un rythme plus rapide qu'avant la mise sous inhibiteur de l'acétylcholinestérase. Parfois, une période de six semaines de «drug holiday» peut être utile dans la mesure où une détérioration accélérée peut survenir pendant ce temps, ce qui suggère que la poursuite du traitement est alors indiquée.
L'argument du placement retardé grâce à ces médicaments, utilisé par le marketing, est peut-être réel. D'aucuns pensaient ainsi que le placement était une indication pour arrêter ce type de médicament. Or, ce sont les limitations discutées ci-dessus qui représentent des directives plus appropriées et il est donc légitime de prescrire ces substances à des patients placés dans un EMS.
Cet inhibiteur réversible de la cholinestérase a fait ses preuves comme agent procognitif dans les stades débutants et moyens de la MA. Le donépézil présente l'avantage que l'on peut le donner 1 x/j. La prescription en une dose unique supprime la nécessité de titrage, ce qui est possible en raison d'une demi-vie terminale de l'or-dre de 70 heures. La dose initiale est de 5 mg/j que l'on peut augmenter à la dose maximale de 10 mg/j après un traitement initial d'environ un mois, car, chez quelques patients, une efficacité accrue est obtenue avec le dosage supérieur. Néanmoins, dans les études contrôlées, la meilleure efficacité de la dose de 10 mg/j n'a pas pu être prouvée. La prise du donépézil est indépendante de l'ingestion de nourriture et de l'heure de l'administration. Pour des raisons pratiques, il est utile que le patient le prenne par exemple au coucher. Une surveillance hépato-rénale n'est pas nécessaire, sauf pour les patients avec une pathologie avancée du foie pour lesquels il conviendra de s'en tenir à la dose de 5mg/j. Une surveillance est indiquée chez des patients souffrant de pathologies pulmonaires obstructives, de troubles du rythme et peut-être chez les patients à risque pour le développement d'ulcères d'estomac. Malgré une tolérance habituellement bonne, chez certains patients, les effets secondaires (nausée, diarrhée, céphalées, plus qu'une insomnie, des cauchemars, des vertiges ou des crampes musculaires) contraignent à l'arrêt du médicament. Le donézépil a l'avantage d'avoir un faible potentiel d'interaction avec d'autres médicaments. Il est en particulier possible de le combiner avec des psychotropes et des anti-parkinsoniens. (tableau 1).
Cet inhibiteur pseudo-réversible de la cholinestérase a, lui aussi, fait ses preuves dans la même indication que le donépézil. L'efficacité de la rivastigmine est dose-dépendante. Il faut alors essayer d'atteindre la dose maximale tolérée par le patient. La plupart des effets secondaires sont dose-dépendants, obligeant à titrer ce médicament en partant avec le starter kit pour augmenter ensuite lentement (en un minimum de deux semaines) à la dose maximale tolérée. La dose minimale est de 6 mg/j, et ce médicament doit être arrêté au profit d'une autre substance si le patient est incapable de tolérer 6 mg/j. Toutefois, avant l'arrêt définitif, on peut essayer de diminuer les nausées, effet secondaire malheureusement plus fréquent que pour le donézépil, en donnant la rivastigmine au repas et/ou à l'aide d'un anti-émétique d'action périphérique comme le dompéridone (Motilium ®). En dehors des effets secondaires gastro-intestinaux plus fréquents et une perte de poids qui peut survenir plus tardivement, le profil de ces derniers est comparable à celui du donépézil. Aucune interaction pharmacologique significative ou prédictible n'a été observée pour la rivastigmine. Notons enfin que la rivastigmine est la première substance pour laquelle une amélioration des activités de la vie de tous les jours a été explicitement rapportée dans une étude prospective, même si cet effet ne paraît pas saisissant (tableau 1).
La tacrine, premier inhibiteur sur le marché, a fait la preuve de son efficacité sur plusieurs paramètres cognitifs et l'impression clinique globale. Au vu de ses effets secondaires hépatiques probablement bénins (élévation des transaminases) et gastro-intestinaux plus prononcés que pour les deux médicaments précédents, ainsi qu'en raison de sa courte demie-vie qui nécessite une administration en quatre prises quotidiennes, la tacrine est aujourd'hui évincée par le donépézil et la rivastigmine. Si toutefois aujourd'hui de rares patients sont encore sous tacrine et tolèrent bien ce médicament, il n'y a pas lieu de le remplacer par un autre inhibiteur de l'acétylcholinestérase. Par contre, il y a lieu de contrôler l'évolution des transaminases en dosant la GPT une fois par semaine pendant les douze premières semai-nes du traitement, une fois tous les 15 jours entre la 13e et la 24esemaine et ensuite tous les trois mois. Si le taux de GPT se situe entre 3-5 fois la limite supérieure de la norme, il convient de baisser la dose de 40 mg/j. Le traitement doit être interrompu si le taux de GPT atteint une valeur d'au moins cinq fois la limite supérieure admise (tableau 2).
Le traitement à base d'inhibiteurs de l'acétylcholinestérase représente une partie seulement du traitement d'une catégorie limitée de patients souffrant d'une maladie d'Alzheimer débutante à modérée, chez qui la compliance médicamenteuse peut être garantie. En tant que thérapeutique substitutive au niveau de la neurotransmission, ces stratégies ne sont bien entendu pas en mesure d'influencer le processus dégénératif à l'uvre dans la MA. En plus, ce traitement coûteux nécessite un diagnostic préalable soigneux et le respect de directives quant à sa conduite.