Au cours du vieillissement, la structure et la fonction du rein se modifient. Un des éléments marquants est une diminution progressive du nombre de glomérules fonctionnels et de la filtration glomérulaire (0,8 ml/min/an dès 40 ans). On observe également une perturbation de l'adaptation rénale lors d'une restriction ou d'une charge sodée. La régulation de la kaliémie est modifiée avec une incidence d'hyperkaliémie augmentant avec l'âge et favorisée par certains médicaments. Une diminution du pouvoir de concentration des urines associée à une baisse de la sensation de soif facilitent le développement d'hypernatrémie chez le sujet âgé. Les conséquences pratiques de ces perturbations sont analysées.
En raison de l'augmentation considérable de l'espérance de vie dans les pays occidentaux, il est important d'avoir une bonne connaissance des modifications physiologiques liées au vieillissement rénal. En effet, ces changements prédisposent à différentes perturbations hydro-électrolytiques et ont d'importantes implications pour le traitement médicamenteux du sujet âgé. On observe principalement des modifications de structure et de fonction au cours du vieillissement rénal. En situation basale, ces changements se traduisant par une diminution modérée de tous les transports, n'ont pas de répercussion clinique majeure. Par contre, lors de conditions de stress (prise de certains médicaments, déplétion volémique), le sujet âgé a une capacité d'adaptation rénale limitée. Dans ces situations, des perturbations biologiques marquées peuvent survenir et s'exprimer par différents tableaux cliniques. Le but de cet article est de décrire les modifications de la fonction rénale associées au vieillissement et d'analyser leurs conséquences en pratique médicale courante.
Le vieillissement est associé à une perte progressive de la masse rénale. Les deux reins pèsent environ 50 g à la naissance et 270 g entre 30 et 40 ans. Par la suite, leur poids diminue pour atteindre 180 à 200 g à 80 ans.1,2 Mc Lachlan3 a montré que la taille du rein diminue de 2 cm entre 50 et 80 ans, ce qui correspond à une perte d'environ 40% du volume rénal. La diminution de la masse rénale se fait essentiellement aux dépens du cortex, la médullaire étant relativement épargnée.2,4
La perte de la masse rénale correspond histologiquement à une diminution du nombre de glomérules fonctionnels. On observe également une atrophie des artérioles afférentes et efférentes, entraînant des modifications hémodynamiques des capillaires glomérulaires avec développement d'une glomérulosclérose. Le nombre de glomérules hyalins augmente au cours du vieillissement, en passant de moins de 5% à 40 ans à environ 40% de la totalité des glomérules à 80 ans.5,6 On note également un épaississement focal des membranes basales glomérulaires et tubulaires, probablement en raison de dépôts de collagène de type IV.7Des foyers d'atrophie tubulaire et de fibrose peuvent exister dans l'interstice.
Dès l'âge de 40 ans, le débit de filtration glomérulaire et le flux plasmatique rénal diminuent d'environ 0,8%7,8 et de 1% par année respectivement.7,9 La diminution plus prononcée du flux plasmatique rénal par rapport à la baisse de la filtration glomérulaire implique une élévation de la fraction filtrée. Cette dernière est secondaire à l'augmentation de la pression hydrostatique glomérulaire engendrée par une vasoconstriction préférentielle de l'artériole efférente. Ces modifications de l'hémodynamique intraglomérulaire sont caractéristiques du vieillissement et participent au développement de la glomérulosclérose.
Parmi les facteurs susceptibles de favoriser la détérioration de la filtration glomérulaire associée au vieillissement, signalons l'hypertension artérielle,10 le diabète de type II, l'artériosclérose et les apports alimentaires en protéines.11 En effet, le débit de filtration glomérulaire augmente avec les apports protidiques, quel que soit l'âge du sujet. Cette observation pourrait expliquer les résultats des études épidémiologiques longitudinales12,13montrant que la clairance de la créatinine diminue de 0,8 ml/min par année chez deux tiers des patients mais reste stable dans le tiers restant. L'absence de diminution du débit de filtration glomérulaire chez certains sujets s'explique probablement par un apport protidique important. Ce dernier entraîne une vasodilatation préférentielle de l'artériole afférente ce qui augmente la pression intraglomérulaire et maintient la filtration glomérulaire. L'hyperfiltration glomérulaire résultant de ces apports protidiques élevés aggrave le processus de hyalinose glomérulaire lié au vieillissement.
Chez le sujet âgé, la créatinine plasmatique est souvent un mauvais reflet de la fonction rénale. En effet, elle peut être normale alors que le débit de filtration glomérulaire est significativement abaissé.14 Une perte de la masse musculaire entraînant une diminution de la production endogène de créatinine explique la mauvaise corrélation entre une baisse de la fonction rénale et le taux de créatinine plasmatique lors du vieillissement. Il faut donc recourir à d'autres méthodes pour estimer la fonction rénale du sujet âgé. Le débit de filtration glomérulaire peut être déterminé en utilisant des marqueurs isotopiques. Cette technique est très précise mais trop astreignante et coûteuse pour être réalisée en routine.
En pratique clinique quotidienne, on utilisera soit la mesure directe de la clairance de la créatinine, qui a pour inconvénient de nécessiter le recueil des urines des 24 heures (souvent difficile à obtenir de façon complète), soit une estimation (utilisation de formules mathématiques) de la clairance de la créatinine. La formule de Cockcroft et Gault est la plus connue. Elle prend en compte l'âge du patient et sa composition corporelle. Elle peut être utilisée chez les patients âgés, en relativement bonne santé et avec une fonction rénale stable.15 Une autre formule a été développée par Sanaka pour des patients âgés dénutris.16
Il faut toutefois savoir que la corrélation entre la clairance de la créatinine calculée et mesurée est mauvaise chez le sujet âgé (r = 0,7). Cette dissociation s'explique en partie par un rapport masse grasse/masse maigre variable dans la population gériatrique. Sur le plan pratique, il faut utiliser la clairance calculée de la créati-nine avec précaution, surtout lorsque l'on veut ajuster la posologie d'un médicament à excrétion rénale. Dans ces situations, un dosage sanguin régulier du ou des médicament(s) (par exemple digoxine, aminoglycosides) est également utile.
Clairance créatinine [ml/min] = (140-âge) x poids (kg)/0,82 x créatinine plasmatique [mmol/l]
Ce résultat doit être multiplié par 0,9 pour les femmes.
Par rapport au sujet jeune qui s'adaptera en environ trois jours à une restriction sodée, le sujet âgé aura besoin du double de temps. Ceci implique qu'en cas de restriction sodée thérapeutique ou involontaire (accident ou maladie intercurrente) le sujet âgé aura tendance à développer une hyponatrémie de déplétion.
Lors de l'administration d'une perfusion de NaCl 0,9%, on observe une élimination plus lente (70% après 24 heures) de cette charge sodée et essentiellement nocturne chez le sujet âgé. Ce retard d'excrétion pourrait être en rapport avec une diminution de la sensibilité du rein au facteur natriurétique auriculaire (FNA).8
Sur le plan pratique, un patient âgé soumis à une charge sodée mettra plus de temps à l'éliminer qu'un sujet jeune. La traduction clinique de ce phénomène pourra aller de simples dèmes des membres inférieurs à un dème aigu du poumon (en cas de cardiopathie sous-jacente).
Le vieillissement est associé à une élévation de la kaliémie dans la population générale et à une incidence non négligeable d'hyperkaliémie chez les sujets âgés hospitalisés (15% des patients de plus de 70 ans ont des kaliémies > 5 mmol/l). En raison d'un état d'hyporéninisme-hypo-aldostéronisme associé au vieillissement, la personne âgée est particulièrement sensible à une augmentation des apports en potassium et aux médicaments interférant avec l'excrétion rénale du potassium par le néphron distal. Les principaux médicaments incriminés sont : 1) les diurétiques épargnant du potassium (triamtérène, amiloride, spironolactone) ; 2) les inhibiteurs de l'enzyme de conversion ; 3) les anti-inflammatoires non stéroïdiens ; 4) les b-bloquants et 5) le triméthoprime-sulfaméthoxazole. Il faut souligner qu'une hyperkaliémie peut être observée chez le sujet âgé lors de l'utilisation de doses standard, per os, de triméthoprime-sulfaméthoxazole.17 Un état de déshydratation est un facteur aggravant, puisque la diminution du flux tubulaire distal de sodium empêche la sécrétion de potassium.
Rappelons que : 1) le triamtérène et l'amiloride bloquent le canal sodique des cellules principales du tube collecteur, empêchant la génération du potentiel trans-épithélial négatif, favorable à la sécrétion de potassium ; 2) la spironolactone est un inhibiteur compétitif du récepteur de l'aldostérone ; 3) les anti-inflammatoires non stéroïdiens inhibent le système rénine-angiotensine ; 4) les b-bloquants empêchent l'entrée du potassium dans la cellule et 5) le triméthoprime-sulfaméthoxazole a un effet «amiloride-like».
Le pouvoir de concentration maximale de l'urine en réponse à une restriction hydrique diminue avec l'âge. Après 12 à 24 heures de restriction hydrique, Lindeman18 a montré que l'osmolalité urinaire maximale diminue avec l'âge. Celle-ci passe de 1109 mosm/kg chez des sujets jeunes à 882 mosm/kg chez des sujets âgés (60 à 80 ans). Cette anomalie n'est pas corrélée à la diminution physiologique de la filtration glomérulaire. Cette baisse du pouvoir de concentration urinaire n'est pas due à une diminution de la sécrétion de vasopressine.19Une résistance du tube collecteur à l'action de la vasopressine combinée à une augmentation relative du flux sanguin médullaire réduisant l'efficacité du système de concentration à contre-courant semble impliquée dans la diminution du pouvoir de concentration du sujet âgé. L'association de la diminution du pouvoir de concentration des urines et d'une perte de la sensation de soif favorise le développement d'états de déshydratation avec hypernatrémie.
Le vieillissement est associé à des modifications des fonctions rénales touchant principalement la filtration glomérulaire, l'excrétion du sodium, du potassium et le pouvoir de concentration du rein. La réduction de la filtration glomérulaire est souvent méconnue en raison d'une créatininémie faussement normale. L'implication pratique est la nécessité d'ajuster la posologie des médicaments chez le sujet âgé, en particulier tous ceux dont l'excrétion est préférentiellement rénale. La diminution de la capacité d'adaptation du rein aux variations des apports sodés favorise le développement d'hypo- ou d'hypernatrémie. Cette dernière tendance est encore accentuée par la diminution du pouvoir de concentration des urines et de la sensation de soif. Enfin, la diminution de la capacité de sécrétion du potassium par le néphron distal se traduira par une incidence plus élevée d'hyperkaliémie surtout lors de traitement médicamenteux interférant avec l'homéostasie du potassium.