L'avènement de nouveaux traitements du mélanome nécessite une meilleure connaissance de l'extension de la maladie. La dissection du ganglion sentinelle apporte désormais de précieux renseignements concernant l'éventuel envahissement tumoral du premier relais ganglionnaire. La présence de micrométastases ganglionnaires semble en effet corréler étroitement avec le risque de progression de la maladie. Les auteurs discutent le concept du ganglion sentinelle, sa technique de détection et sa place actuelle dans la prise en charge du mélanome malin.
Le Groupe mélanome lémanique a été créé en 1997. Il regroupe des représentants de l'ensemble des spécialités con-cernées par la prévention, le diagnostic et la prise en charge des patients atteints d'un mélanome malin. Le groupe a établi un protocole de détection du ganglion sentinelle et coordonne les protocoles thérapeutiques adjuvants.
La meilleure façon de prévenir la dissémination d'un mélanome malin consiste à exciser celui-ci précocement. En effet, l'épaisseur tumorale mesurée (en millimètres) par l'indice de Breslow est directement corrélée avec la fréquence des récidives et la mortalité des patients.
Parmi les démarches visant à diminuer le risque de métastatisation régionale, le curage ganglionnaire prophylactique (effectué directement après la découverte du mélanome) n'a finalement pas fait ses preuves puisque la survie à long terme des patients traités n'excède pas celle des patients non traités. En ne pratiquant pas le curage, on évite les inconvénients liés à ce type de chirurgie radicale (lymphdèmes secondaires, complications infectieuses, etc.). D'autres traitements visant des métastases locorégionales ou en transit (par exemple les chimiothérapies intra-artérielles par isolation-perfusion des membres) permettent d'améliorer temporairement la qualité de vie des patients mais ne modifient pas le pronostic vital.
La connaissance de ces différentes données et l'apparition de nouveaux traitements du mélanome malin, parmi lesquels les protocoles d'immunothérapie et de vaccinations antitumorales, ont entraîné de grands changements dans la prise en charge des patients. Plus que jamais, l'accent est mis sur le traitement différencié des sous-groupes à «faible», «moyen» ou «haut ris-que» de métastatisation. Outre certains facteurs prédictifs liés à la tumeur primitive (localisation tumorale, type histologique, indice de Breslow, etc.), il était aussi souhaitable d'améliorer la qualité du bilan d'extension paraclinique afin de pouvoir proposer un traitement complémentaire sélectivement à certains patients plus particulièrement à risque de connaître une progression tumorale.
L'attention s'est donc portée sur le premier relais ganglionnaire du territoire cutané abritant la tumeur primaire, un site de passage obligé pour les cellules tumorales envahissant les voies lymphatiques péritumorales. En effet, les études effectuées sur les ganglions issus des curages prophylactiques systématiques ont permis de démontrer une progression ordonnée des métastases le long des relais ganglionnaires régionaux. Le risque de trouver histologiquement des micro-métastases dans un ganglion appartenant aux relais supérieurs, lorsque le premier ganglion de drainage est négatif, a pu être chiffré à moins de 2%. Ainsi est né le concept de ganglion «sentinelle».
L'intervalle libre sans récidive et la survie à cinq ans n'apparaissent pas significativement différents lorsqu'on compare les patients ayant subi un curage complet à ceux qui ont subi uniquement la dissection du ganglion sentinelle.1 La survie à cinq ans des patients ayant eu un ganglion sentinelle positif avec un curage complémentaire apparaît toutefois meilleure que celle du collectif de patients ayant eu un curage radical d'emblée. La dissection du ganglion sentinelle semble donc mieux pouvoir identifier les sous-groupes de patients réellement à risque de connaître une progression de la maladie.1
La lymphadénectomie sélective (ou biopsie du ganglion sentinelle) a été introduite par Morton et coll. en 1992.2 Dans sa publication originale, Morton utilise le colorant bleu lymphazurin 1% (injection péritumorale intradermique) pour détecter le ganglion sentinelle. Dans des mains expérimentées, cette technique permet de déceler le ganglion sentinelle dans 80 à 93% des cas. En 1993, Alex et Krag3 ont proposé une technique de détection du ganglion par radiolymphoscintigraphie per-opératoire. Un sulfure colloïde radiomarqué est injecté dans la région péritumorale, permettant l'identification du ganglion à l'aide d'une sonde manuelle de détection gamma. La combinaison de ces deux techniques permet désormais de déceler le ganglion sentinelle dans 95-98% des cas.4 Le taux de ganglions sentinelles «positifs» (présence de micrométastases à l'histologie) varie entre 15 et 35%.
A noter que la recherche de micrométastases dans un ganglion sentinelle requiert généralement des coupes sériées et l'analyse minutieuse de 15-20 niveaux différents dans les blocs fixés (NB : beaucoup plus que lors d'une analyse de ganglions provenant d'un curage).
Les patients atteints d'un mélanome de Breslow >= 1 mm des membres et du tronc, sans métastase(s) ganglionnaire(s) cliniquement décelable(s) sont éligibles dans le protocole ganglion sentinelle du Groupe mélanome lémanique.
Une lymphoscintigraphie est effectuée la veille de l'intervention chirurgicale. Cet examen consiste en l'injection intradermique d'un colloïde radiomarqué (Technetium99) en quatre points autour de la tumeur ou de la cicatrice d'exérèse du mélanome primaire. Grâce à des images séquentielles le ganglion sentinelle est repéré et son emplacement marqué à la peau.
Le jour suivant le repérage du premier relais ganglionnaire par la lymphoscintigraphie, un colorant bleu (bleu Patenté V ou bleu d'Evans) non radiomarqué est injecté par voie intradermique autour de la tumeur ou de la cicatrice d'exérèse du mélanome primaire. Le colorant va se déplacer via les voies lymphatiques jusqu'au premier relais ganglionnaire. Après 10-20 minutes, une incision cutanée est pratiquée à la hauteur de la zone ganglionnaire repérée la veille par la lymphoscintigraphie. On procède alors, guidés par une sonde gamma (radio-lymphoscintigraphie per-opératoire), à la dissection prudente de l'hypoderme jusqu'au voisinage de l'aponévrose à la recherche du (des) collecteur(s) lymphatique(s) coloré(s) en bleu. La dissection se poursuit en suivant la voie lymphatique afférente jusqu'à rencontrer le hile du premier ganglion. C'est le ganglion sentinelle qui doit en principe être coloré, au moins en partie. Le ganglion sentinelle est alors prélevé.
L'échec, en termes de bénéfice de survie, des curages ganglionnaires étendus laisse présager qu'un bénéfice thérapeutique de la lymphadénectomie sélective est peu vraisemblable. L'intérêt de la détection du ganglion sentinelle avec recherche de micrométastases réside plutôt dans le fait qu'elle permet, au prix d'une morbidité limitée et alors que l'examen clinique et les différents bilans paracliniques non invasifs sont encore dans la norme, d'identifier et de traiter sélectivement les patients avec micro-envahissement ganglionnaire. En effet, la présence de micrométastases dans le ganglion sentinelle semble constituer un facteur de risque indépendant et fiable d'une possible progression tumorale à venir. Les traitements adjuvants proposés à l'heure actuelle (vaccinations par peptides, thérapie génique, etc.) sont toutefois encore tous en cours d'évaluation dans le cadre d'études randomisées multicentriques.
Lorsque le ganglion sentinelle est «négatif» (absence de micrométastases à l'histologie), on évitera ainsi d'exposer le patient à un geste chirurgical plus large (curage ganglionnaire) ou à un traitement complémentaire dont la morbidité ne serait pas négligeable.
Dès lors, la détection du ganglion sentinelle, puisqu'elle s'inscrit dans la perspective d'un éventuel traitement adjuvant et puisqu'elle ne constitue pas un acte thérapeutique en soi, doit impérativement être effectuée dans le cadre d'études contrôlées débouchant sur les protocoles de traitements susmentionnés.5
Le caractère multidisciplinaire de cette approche a été facilité par la création du Groupe mélanome lémanique qui a établi, fin 1997, un protocole de détection du ganglion sentinelle. A ce jour, plus d'une centaine de patients ont déjà subi la détection du ganglion sentinelle sur les sites universitaires lausannois et genevois.
La simplicité apparente de la biopsie du ganglion sentinelle pourrait laisser envisager une généralisation de sa pratique dans tout centre médical équipé d'une infrastructure appropriée. Il apparaît toutefois que seule une équipe multidisciplinaire (médecine nucléaire, chirurgie, dermatologie, pathologie et oncologie) bien rodée, bien équipée (y compris la sonde de détection per-opératoire) et solidaire parvient à réaliser la détection des ganglions sentinelles dans une proportion de 95-98% des cas.6Morton estime que la courbe d'apprentissage doit comporter au moins trente dissections et les centres ne deviennent éligibles pour certaines études adjuvantes qu'au-delà de ce chiffre...
La proportion de ganglions sentinelles positifs double ou triple lorsqu'on recherche par PCR la trace moléculaire de cellules mélanocytaires (tyrosinase, etc.). Cette technique, encore expérimentale et non standardisée à l'échelon international, requiert l'acheminement immédiat du ganglion sentinelle à l'état frais au laboratoire de pathologie où il sera fragmenté puis congelé et/ou fixé. A noter que les marqueurs PCR actuellement disponibles ne permettent pas de différencier un mélanocyte tumoral (micrométastase) d'un mélanocyte non tumoral («en transit»). En cas d'absence de micrométastases sur les coupes (hématoxylineéosine) et en immunohistochimie (protéine S-100, HMB-45, Melan A, etc.), la positivité d'une PCR laisse un doute quant à la présence d'éventuelles micrométastases. Il n'est donc pas surprenant que certains auteurs n'utilisant pas la sonde de détection gamma per-opératoire (ris-que d'erreur lors du prélèvement) observent une positivité significative (29%) dans des ganglions non sentinelles lorsque le présumé sentinelle est négatif en PCR.7
L'utilité actuelle de la dissection du ganglion sentinelle consiste à mieux identifier les patients susceptibles de bénéficier d'un traitement adjuvant. Les études effectuées parallèlement aux démarches diagnostiques sur les ganglions sentinelles permettent d'espérer une meilleure compréhension des éta-pes successives de la métastatisation intraganglionnaire. La signification biologique des micrométastases mérite d'être approfondie (prédicteurs d'une progression inévitable ? ou parfois acteurs dans la présentation d'antigènes tumoraux en vue d'une meilleure réponse immune ?). De nouvelles cibles pourraient dès lors être identifiées pour les futurs traitements du mélanome.
L'avènement de marqueurs plus spécifiques d'un mélanocyte tumoral permettrait d'accorder davantage de crédit à un examen PCR positif. La PCR pourrait alors être effectuée sur l'essentiel, voire sur tout le ganglion sentinelle, pour permettre de meilleures sensibilités et spécificités dans la détection.
Enfin, comme c'est le cas pour d'autres pathologies où des prédispositions génétiques sont établies, l'avenir dans le domaine du traitement du mélanome consiste sans doute à mieux reconnaître les (familles de) patients génétiquement prédisposés de développer un mélanome, à mieux dépister l'émergence des tumeurs (avec l'aide de la dermatoscopie notamment), et à pouvoir proposer des traitements adjuvants efficaces dès l'excision de la tumeur primaire. La dissection du ganglion sentinelle appartiendra alors peut-être à l'histoire.