Le tabagisme est un problème crucial de santé publique en raison de sa prévalence élevée et de ses conséquences majeures sur la mortalité, la morbidité et les coûts. Le médecin est bien placé pour conseiller les fumeurs qu'il voit dans sa consultation. Les conseils du médecin et les substituts nicotiniques sont efficaces pour promouvoir l'arrêt du tabac et ont un très bon rapport coût-efficacité. Le médecin peut individualiser l'intensité et le contenu de son intervention au degré de motivation à cesser de fumer de chaque patient. Sa prise en charge des fumeurs doit tenir compte du processus de changement de comportement et de la dépendance nicotinique. Il peut aussi recommander et prescrire une substitution en nicotine à tous les fumeurs dépendants qui sont prêts à cesser de fumer. Le patch et la gomme à mâcher sont les substituts nicotiniques de choix en médecine ambulatoire avec le spray nasal et l'inhalateur comme alternatives.
La désaccoutumance au tabac est sans aucun doute un élément clé de la cardiologie préventive. Nous proposons ici les grandes lignes de la prise en charge du patient fumeur en relation avec deux situations cliniques. Ce texte est inspiré d'un document récemment élaboré à l'intention de l'Office fédéral de la santé publique et la Fédération des médecins suisses et qui sera prochainement à disposition du corps médical suisse. Il est la base de la prochaine version de la campagne «Vivre sans tabac» destiné au corps médical suisse.
Une patiente de 35 ans vous a consulté il y a cinq jours pour une bronchite aiguë que vous avez traitée par un traitement symptomatique. Elle revient cinq jours plus tard ; l'évolution a été favorable et vous êtes arrivé à la fin de la consultation. Vous connaissez cette patiente que vous avez traitée pour des problèmes de santé mineurs ces dernières années et vous vous souvenez qu'elle est fumeuse.
I Que faites-vous ?
I Faut-il penser : «Elle n'a pas consulté pour l'arrêt du tabac : d'ailleurs, c'est son problème, ce n'est pas à moi de lui faire la morale...» ?
Un patient de 55 ans vous consulte pour un bilan de santé (check-up). L'anamnèse ne révèle qu'une toux chronique matinale et un tabagisme à un paquet et demi/jour depuis plus de trente ans. L'examen clinique est sans particularité, à l'exception d'une surcharge pondérale (BMI 28,5 kg/m2). En cours de consultation, alors que vous terminez l'auscultation des plages pulmonaires, le patient vous dit : «Ah docteur, à propos, je pense qu'il est vraiment temps d'arrêter de fumer, qu'en pensez-vous ?»
I Que faites-vous ?
I Comment répondez-vous à cette demande ?
Nous allons voir dans les pages suivantes qu'il vaut vraiment la peine d'aborder le tabagisme lors d'une consultation pour un autre problème de santé, de conseiller l'arrêt du tabac et, le cas échéant, d'aider son patient à cesser de fu-mer. Cet article vous fournira aussi des recommandations pratiques de prise en charge.
Les médecins doivent conseiller et aider les fumeurs pour de multiples raisons :
I La prévalence du tabagisme est très élevée : 33% de la population adulte, 38% des hommes et 27% des femmes.1
I Une causalité est clairement établie entre le tabac et de multiples affections, notamment les maladies cardiaques, vasculaires, pulmonaires et de nombreux cancers, dont celui du poumon.2
I Le tabagisme réduit l'espérance de vie de 7,5 ans : 80% des non-fumeurs mais seulement 60% des fumeurs sont encore en vie à 70 ans.3
I En Suisse, environ 15% des décès, soit plus de 10 000 personnes, étaient attribuables au tabagisme en 1990, dont plus de 8000 hommes et environ 2500 personnes de moins de 65 ans.4
I L'exposition passive à la fumée du tabac augmente d'environ 50% les risques de cancer pulmonaire, de maladie cardiovasculaire et de maladies pulmonaires chroniques.2
I Les coûts du tabagisme ont été estimés récemment à Fr. 10 milliards par an, dont seulement 1,2 milliards dus aux prestations médicales.5
I L'arrêt du tabac réduit les risques pour la santé, quel que soit l'âge de l'arrêt et qu'il y ait ou non une maladie liée au tabac.2,6,7,8
I Les médecins, notamment ceux de premier recours, peuvent conseiller de façon individualisée et répétée dans le cadre d'une relation thérapeutique.9,10,11
I La plupart des médecins suisses pensent que le conseil aux fumeurs fait partie de leur rôle.10,12
I La majorité des fumeurs consultant un médecin souhaitent cesser de fumer et sont favorables à une intervention du médecin13,14 qui contribue souvent à leur décision15 et constitue l'approche préférentielle.16
En Suisse, 50% à 70% des fumeurs désirent, à des degrés divers, cesser de fumer et un tiers essaye chaque année. L'arrêt du tabac est un changement de comportement, qui est un processus dynamique par stades progressifs décrit par le «modèle trans-théorique du changement». Un fumeur évolue à travers cinq stades de motivation à cesser de fumer, avec une probabilité croissante de devenir ex-fumeur (tableau 1). Seulement une minorité des tentatives d'arrêt entraîne une abstinence prolongée car la rechute est la règle et le fumeur retourne à l'un des trois stades précédents. Il poursuit cette évolution cyclique avec en moyenne 3-6 tentatives d'arrêt avant de devenir un ex-fumeur.
L'application de ce modèle permet d'individualiser l'intervention en adaptant son intensité et son contenu au degré de motivation à arrêter de fumer de chaque patient. Même s'il n'aboutit pas à l'arrêt immédiat du tabac, le conseil bien ciblé augmente la motivation de certains fumeurs à cesser de fumer, donc leurs chances d'arrêter ultérieurement avec succès. L'application de ce modèle permet un usage plus rationnel du temps de consultation et de l'investissement du médecin qui se sent plus efficace et moins frustré car ses attentes concordent mieux avec la réalité. Par exemple, il est inapproprié de prescrire une substitution nicotinique si le patient est au stade d'indétermination car la probabilité de réussite est quasi nulle, et le fumeur risque d'être découragé de faire une nouvelle tentative à l'avenir.
Après une exposition répétée et prolongée à la nicotine, l'expression de récepteurs nicotiniques cérébraux augmente et se manifeste par une accoutumance. Lorsque le taux de nicotine s'abaisse brutalement, des symptômes de sevrage apparaissent et exercent un renforcement négatif car l'individu fume pour éviter l'état de manque typique de la dépendance physique à la nicotine. En cas d'arrêt de la consommation de tabac, les symptômes de sevrage (envie irrésistible de fumer, maux de tête, fatigue, manque de concentration, irritabilité, troubles du sommeil) apparaissent en moins de 24 heures, sont maximaux à 24-48 heures et s'atténuent progressivement en quel-ques semaines. Il faut également veiller à ne pas précipiter une dépression sous-jacente jusqu'alors «masquée» par la consommation de cigarettes. Une toux productive peut s'installer durant une période de quelques jours à 1-2 semaines, mais elle est toujours transitoire.
De nombreuses études et méta-analyses ont démontré qu'un conseil médical aux fumeurs est efficace avec des taux d'abstinence à un an allant d'environ 7% pour un simple conseil à 11% pour un conseil avec prescription d'un substitut nicotinique.17,18,19,20
Même si elle n'aboutit pas à l'abstinence, l'intervention médicale permet de faire progresser certains fumeurs dans les stades de la désaccoutumance au tabac, entraînant une augmentation des tentatives d'arrêt.21,22 Les stades sont présentés dans le tableau 1 et leur utilisation pratique est illustrée dans le cadre des deux situations cliniques (tableau 2).
Certaines stratégies de conseil augmentent l'efficacité de l'intervention : soutien du médecin, détermination d'une date d'arrêt et enseignement de techniques de prévention de la rechute.23
En cas de multiples facteurs de risque cardiovasculaire ou après un infarctus myocardique, l'intervention du médecin a un impact plus grand avec des taux d'arrêt pouvant atteindre 50%.17,18
La substitution en nicotine, qui fournit entre un et deux tiers de la nicotine absorbée en fumant, facilite la désaccoutumance tabagique en réduisant les symptômes de sevrage. Quatre formes de substitut nicotinique sont actuellement disponibles en Suisse : gomme à mâcher, patch transdermique, spray nasal et inhalateur (tableau 4).
Une méta-analyse exhaustive récente montre que la substitution nicotinique multiplie par 1,7 le taux d'abstinence à 6-12 mois, qui atteint en moyenne 17% contre environ 10% dans les groupes «placebo».19 Il n'y a pas de différence significative d'efficacité entre les quatre formes de substitution nicotinique, mais la gomme à 4 mg et le spray nasal sont plus efficaces pour les fumeurs les plus dépendants.19 La substitution en nicotine est efficace quels que soient l'intervention associée et le contexte où elle est prescrite mais avec des taux d'arrêt variant selon le degré de motivation des fumeurs.
Craignant d'induire des événements cardiaques aigus, les médecins sont réticents à prescrire un substitut nicotinique aux patients cardiaques. Deux études suggèrent qu'une substitution nicotinique chez des patients avec une coronaropathie stable n'entraîne pas plus d'événements coronariens que la poursuite du tabagisme ou le placebo.24,25La prescription de produits nicotiniques semble sûre chez les patients avec une cardiopathie stable mais reste déconseillée lors d'angor instable, d'arythmie ventriculaire grave et pendant les trois mois après un infarctus aigu du myocarde. Cependant, dans ces situations, il est très probablement moins néfaste de prendre un substitut nicotinique que de continuer à fumer.
Parmi les autres traitements pharmacologiques, un antidépresseur, le bupropion, est efficace dans l'arrêt du tabagisme, même chez les fumeurs non dépressifs.26 Il sera prochainement homologué en Suisse. Quelques études suggèrent que la clonidine facilite l'arrêt du tabac mais son efficacité est limitée par ses effets secondaires. Par contre, les benzodiazépines sont inefficaces dans la désaccoutumance au tabac.17
D'autres méthodes de désaccoutumance au tabac sont efficaces mais elles ne seront pas détaillées dans cet article car elles sortent des activités de la consultation médicale :18
I Programme comportemental en groupe.
I Traitement comportemental individuel.
I Méthodes d'arrêt par soi-même («self-help») avec messages personnalisés, comme le nouveau programme suisse, «Stop-Tab@c», qui donne par courrier ou Internet des conseils personnalisés aux participants en fonction de leurs réponses à un questionnaire concernant leur tabagisme.27,28
Par contre, l'acupuncture et l'hypnose, pour lesquelles les études de bonne qualité sont rares, sont inefficaces avec des taux d'arrêt semblables à ceux des groupes sans intervention ou placebo (acupuncture factice). Ceci suggère que les éventuels effets sont dus à un effet placebo lié aux attentes positives des fumeurs par rapport à ces méthodes.18
Si l'efficacité de l'intervention médicale auprès des fumeurs paraît faible au niveau individuel, cette intervention a un impact potentiel très important à l'échelle de la population en raison de la haute prévalence du tabagisme et du contact annuel des médecins avec 80% de la population. En Suisse, parmi les 1 400 000 fumeurs consultant un médecin chaque année, environ 69 000 arrêteraient spontanément. Ce chiffre pourrait s'élever à 104 000 grâce à un conseil médical minimal, voire même à 150 000 suite à une prise en charge plus intensive et une substitution nicotinique.