Cet article s'intéresse au problème de l'évaluation des aptitudes de conduite chez les personnes âgées et les patients Alzheimer. De nombreuses difficultés rencontrées dans la conduite sont la conséquence de changements perceptivo-cognitifs liés au vieillissement. A l'heure actuelle, il s'avère néanmoins difficile de déterminer à quel moment la conduite devrait être stoppée. Parmi les méthodes existantes (simulateurs, épreuves neuropsychologiques, tests de conduite réelle), on constate un manque de consensus quant au type d'évaluation le plus approprié, même si l'on s'accorde sur les fonctions cognitives impliquées dans la conduite. Il est donc indispensable de créer un outil fiable qui permette de prédire les risques d'accident encourus par les conducteurs âgés.
Le vieillissement de la population a pour conséquence l'accroissement du nombre de conducteurs âgés. Or les problèmes médicaux et les déficits perceptivo-cognitifs liés au vieillissement peuvent compromettre l'aptitude à la conduite : on compte chez les conducteurs âgés de plus de 65 ans le taux le plus élevé d'accidents par rapport au nombre de kilomètres parcourus. Par ailleurs, les personnes âgées sont davantage susceptibles de se blesser ou de décéder suite à un accident, et elles se remettent également moins rapidement et moins complètement de leurs blessures que les conducteurs plus jeunes.1
Ces constatations ont amené les chercheurs à s'interroger quant aux risques de conduite encourus par des patients souffrant de la maladie d'Alzheimer qui présentent une détérioration des fonctions cognitives. Plusieurs études, notamment Lucas-Blaustein, Filipp, Dungan et Tune2 ont mis en évidence un taux d'accidents plus important chez les patients déments que chez les sujets normaux du même âge. Certains auteurs recommandent aux patients Alzheimer de cesser la conduite de tout véhicule motorisé,3 mais cette décision est très délicate si l'on considère que la conduite automobile est souvent essentielle au maintien de l'indépendance et que la perte de ce privilège peut entraîner de graves conséquences émotionnelles et pratiques. Par ailleurs, Hunt, Morris, Edwards, et Wilson4 ont montré qu'un bon nombre de patients déments à un stade léger conservent des aptitudes suffisantes pour leur permettre de conduire avec sûreté, du moins dans certaines conditions (con-duite diurne, avec un copilote, limitée aux environnements familiers, etc.). Durant les trois premières années qui suivent le début de la maladie, le risque d'accident demeurerait faible et serait notamment inférieur à celui des jeunes conducteurs.5 Il est cependant difficile de déterminer le moment auquel la conduite devrait être abandonnée, car on relève peu de corrélation entre la sévérité de la maladie et les performances de conduite.6
En présence d'un conducteur à risque, le médecin est confronté à un dilemme éthique : il est d'une part lié au secret professionnel et est donc tenu de respecter les droits de son patient ; d'autre part, il doit veiller au bien-être de ce dernier et à celui de la société. En l'absence de toute législation sur ce point, le médecin ne peut qu'essayer de convaincre le patient de cesser de conduire.7Nous pensons que, plutôt que d'interdire la conduite à tous les sujets présentant ne serait-ce que de modestes signes de déclin cognitif, une évaluation des fonctions nécessaires à une conduite compétente devrait d'abord être prudemment définie. L'objectif de cet article est d'attirer l'attention sur la nécessité de développer des instruments permettant d'évaluer les aptitudes de conduite de ces patients. En effet, il n'existe pas à l'heure actuelle de consensus quant au type d'évaluation le plus approprié qui permettrait de déterminer si un individu est apte à la conduite ou pas.
Les types d'erreurs conduisant à un accident de la circulation varient selon l'âge du conducteur. Si les jeunes conducteurs présentent des comportements dits «de prise de risque», impliquant par exemple une vitesse excessive ou la consommation d'alcool, les accidents causés par les personnes âgées sont généralement en relation avec des difficultés liées au vieillissement, notamment une baisse d'efficacité de processus perceptivo-cognitifs tels que la vitesse de traitement de l'information ou la capacité à partager son attention entre les stimuli présents. Ainsi, les accidents se produisent le plus souvent dans des situations avec une demande cognitive élevée ou une prise de décision rapide, dans les intersections par exemple.7 Zhang, Frase, Lindsay, Clarke et Mao8 ont montré qu'il s'agit fréquemment de violations de priorité ou des règles transmises par les panneaux routiers.
Face aux changements liés à l'âge, de nombreux conducteurs de plus de 60 ans adoptent des stratégies adaptatives,9 en particulier les femmes et les individus les plus âgés.10 Ces stratégies consistent à éviter de conduire la nuit, lors de mauvaises conditions météorologiques, aux heures de grande affluence, dans les lieux non familiers, etc. De façon générale, les personnes âgées réduisent les trajets effectués en voiture et roulent moins rapidement que le flux de la circulation. Certaines de ces stratégies, comme celle de conduire plus lentement, peuvent toutefois se révéler dangereuses. On observe par exemple que les conducteurs âgés commettent beaucoup d'accidents lorsqu'ils doivent obliquer à gauche et Cox et Cox11 ont montré que ces accidents étaient liés à une exécution ralentie du virage dans cette direction : plus le conducteur prend du temps pour croiser la ligne médiane, plus il s'expose à une situation à risque.
Par ailleurs, la consommation de certains médicaments chez les personnes âgées augmente le risque d'être impliqué dans un accident, du fait d'une sensibilité accrue à certaines substances et de la polymédication qui augmente le risque d'effets secondaires. A titre d'exemple, il a été montré que les risques d'accident sont triplés lors de la prise de benzodiazépines.8
Il existe plusieurs modèles qui tentent d'expliquer les processus mis en jeu dans la conduite. D'après les modèles de contrôle hiérarchique,12la conduite serait une tâche complexe comprenant trois niveaux de contrôle : un niveau stratégique, qui permet de planifier la conduite selon les conditions météorologiques, la densité du trafic, l'état du conducteur, etc. ; un niveau tactique, qui consiste à prendre les décisions adéquates et à s'ajuster aux demandes de l'environnement (adaptation de la vitesse, dépassement, etc.), et un niveau opérationnel, qui renvoie à l'exécution des actions de base de la conduite comme par exemple le maniement du volant ou des freins. Les décisions prises à un niveau supérieur déterminent la charge cognitive à un niveau inférieur.
Une conduite sûre requiert une rapidité de traitement des stimuli provenant des différentes modalités sensorielles, d'appréciation des situations et de prises de décision adéquates. La conduite d'un véhicule sollicite diverses fonctions cognitives :6 les capacités visuo-spatiales, qui permettent un positionnement approprié du véhicule, une estimation des distances, une interprétation de la situation routière et une prédiction de son évolution ; la mémoire, qui intervient lorsqu'il est nécessaire de retenir la destination du trajet, mais aussi des informations provenant de l'environnement (mémoire épisodique) ; les capacités mnésiques jouent également un rôle dans la connaissance des panneaux de signalisation (mémoire sémantique), ainsi que dans le maniement du véhicule (mémoire procédurale). Les capacités de jugement sont très importantes dans la mesure où elles permettent des prises de décision appropriées à une situation donnée ; de façon indirecte, le langage, en particulier la lecture, influence les décisions stratégiques (par exemple, le choix de la route) et tactiques (par exemple, manuvres d'anticipation en lisant les panneaux de la circulation). Quant aux capacités d'attention (soutenue, sélective, divisée), elles semblent être de première importance. En effet, la conduite implique fréquemment la recherche d'une cible spécifique dans un champ relativement complexe comportant de nombreux distracteurs (par exemple chercher un panneau à une intersection).13 De plus, les conducteurs doivent continuellement surveiller la scène visuelle et doivent être prêts à déplacer leur attention d'un événement pertinent vers un autre. Finalement, la conduite implique la réalisation simultanée d'une tâche de poursuite visuelle (maintenir le véhicule sur un côté de la chaussée), d'une tâche de vigilance (observer les autres véhicules, les piétons, les panneaux de signalisation) et d'une tâche d'orientation spatiale (se diriger vers un endroit précis). La situation de conduite exige donc une division de l'attention entre ces diverses tâches.
Plusieurs recherches14,15 ont montré que les déficits d'attention visuelle, en particulier l'attention sélective, sont de bons prédicteurs des accidents impliquant les personnes âgées. Afin d'appréhender au mieux la relation entre aptitudes cognitives et aptitudes à la conduite, les Anglo-Saxons ont défini le concept de UFOV («useful field of view»). L'UFOV est une mesure composite de vitesse de traitement, d'attention sélective et d'attention divisée, diminuant avec l'âge, qui peut être définie comme l'espace du champ visuel dans lequel l'information peut être rapidement extraite sans mouvements des yeux ni de la tête.14 Sa taille serait liée au nombre d'accidents rencontrés par les personnes âgées.16 En ce qui concerne les patients Alzheimer, il est à noter qu'ils souffrent souvent de déficits attentionnels fortement susceptibles d'altérer leur aptitude de conduite.16 Ainsi, la composante de flexibilité attentionnelle est souvent altérée, même aux stades débutants de la maladie. Les patients déments ont également des difficultés pour engager et contrôler les mécanismes nécessaires à l'inhibition des informations non pertinentes. Finalement, on relève fréquemment des troubles dans les situations dites de «double tâche»17qui requièrent un partage attentionnel et qui sont fréquentes dans la conduite automobile.
Il n'existe pas à l'heure actuelle de méthode uniforme basée sur une démarche scientifique permettant d'évaluer les aptitudes de conduite des personnes âgées.6 Diverses mesures ont ainsi été utilisées dans le but de prédire ces aptitudes : batteries neuropsychologiques, simulateurs de conduite, tests de conduite réelle. Très souvent, la variable-critère choisie pour tester la validité prédictive de ces différents moyens est le taux d'accidents des sujets durant un certain nombre d'années précédant l'évaluation. Ce choix pose un problème méthodologique pour plusieurs raisons. D'une part, les accidents sont des événements rares, qui peuvent avoir des causes multiples, dont certaines ne sont pas dues au conducteur. Par ailleurs, les erreurs de conduite ne provoquent pas toujours d'accident. D'autre part, l'aptitude à la conduite représente un symbole important d'autonomie et il peut être difficile aux sujets d'en admettre l'altération.9,18Les méthodes utilisées dans le but d'évaluer l'aptitude de conduite sont brièvement décrites ci-dessous.
Il s'agit d'un système basé sur ordinateur qui tente de reproduire la situation de conduite, grâce à des représentations graphiques sophistiquées de scènes de la circulation. Ces machines, qui permettent une simulation de sons et de mouvements en réponse aux actions du conducteur, peuvent également être programmées pour présenter des situations potentiellement dangereuses. Les simulateurs offrent une expérience de conduite quasi réaliste et paraissent fournir des performances proches de la conduite réelle, bien que leur validité reste à démontrer.19L'utilisation d'un simulateur offre l'avantage d'évaluer les aptitudes de conduite dans un environnement sûr. L'interface patient/machine n'est toutefois pas forcément évidente et le coût reste élevé.
Il en existe deux sortes. Les tests de conduite réelle fermés évaluent sur route, mais à l'écart de la circulation, les aptitudes de base pour manuvrer un véhicule, ce qui implique uniquement le niveau opérationnel de la conduite. On demande par exemple au sujet d'effectuer un freinage d'urgence ou de slalomer entre des cônes. Ce genre de tâche ne fournit pas d'information quant à la capacité du conducteur à interagir avec le trafic et manque donc pour cette raison de validité écologique.18 Ce type d'évaluation peut toutefois être utile pour déterminer si un conducteur remplit les critères minimaux pour subir une évaluation plus poussée.
La seconde catégorie de tests de conduite réelle implique la réalisation d'un trajet prédéfini au sein de la circulation cette fois-ci. Cette évaluation directe fournit des informations quant aux déficiences de base de la conduite, mais ne mesure cependant pas la capacité à réagir à des situations urgentes et imprévues. De plus, ce type de test ne permet pas une présentation standardisée, en particulier de situations dangereuses requérant un jugement et des actions rapides. Finalement, réaliser cette épreuve avec un conducteur dont on soupçonne des capacités de conduite altérées place les protagonistes et les autres usagers de la route dans une situation potentiellement dangereuse.
La valeur des corrélations entre les déficits observés dans les tests neuropsychologiques et les aptitudes de conduite varie selon les études. Certains auteurs2 n'observent par exemple aucune différence de scores entre des patients Alzheimer qui ont déjà eu des accidents et ceux qui n'en ont jamais eu. D'autres études rapportent une relation significative entre les résultats à certains tests neuropsychologiques, des mesures d'attention visuelle et de flexibilité mentale notamment, et les performances à un simulateur de conduite15 ou à une épreuve de conduite réelle.4,14Deux raisons peuvent expliquer ces résultats discordants : d'une part, il se pose, comme souvent en neuropsychologie, la question de la validité écologique de l'évaluation, à savoir sa pertinence par rapport aux troubles réellement rencontrés dans la vie quotidienne ; d'autre part, les tests neuropsychologiques administrés varient d'une recherche à l'autre, tout comme les variables-critères choisis (taux d'accidents, résultats à un test de conduite réelle ou à un simulateur), le nombre de sujets inclus, le degré d'homogénéité de l'échantillon et le niveau de gravité de la démence.
A l'avenir, le problème de la conduite automobile chez les personnes âgées sera de plus en plus important du fait du vieillissement de la population et de l'augmentation du trafic. Il est donc nécessaire de disposer d'une procédure valide, afin d'évaluer l'aptitude à la conduite d'un individu et de prédire le risque futur d'accidents. La clé d'une évaluation adéquate est probablement l'utilisation conjointe des diverses méthodes décrites ci-dessus, afin d'exploiter les avantages de chacune. L'administration d'épreuves neuropsychologiques permet tout d'abord l'examen détaillé des fonctions cognitives sous-jacentes à la con-duite. Le simulateur place ensuite le sujet dans des situations dangereuses similaires à celles que l'on peut rencontrer dans la réalité et nécessitant de réagir rapidement, sans toutefois mettre en péril la vie du conducteur. Grâce au simulateur, il est également possible de faire varier les conditions environnementales, telles que les conditions météorologiques et la densité du trafic. Selon les résultats à l'évaluation neuropsychologique et au simulateur, on peut finalement demander au conducteur de réaliser un trajet en voiture au cours duquel on évaluera au moyen d'une grille d'observation détaillée le maniement du véhicule et la réaction du sujet face aux autres conducteurs. Compte tenu du déni ou de l'anosognosie de certains patients, il apparaît utile de s'entretenir avec un proche quant à leurs aptitudes de conduite. Le développement d'un outil valide d'évaluation apparaît essentiel sur le plan de la prévention, mais une bonne identification des processus cognitifs impliqués dans les difficultés devrait également permettre d'ouvrir des perspectives rééducatives.
A l'heure actuelle, il n'existe pas en Suisse d'endroit proposant une évaluation des aptitudes de conduite aussi complète que celle décrite dans cet article. Des «cliniques de la con-duite» («Driver's clinics») se sont créées aux Etats-Unis, mais ce type de service reste à développer en Suisse.
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