Vous avez remarqué à quel point on ne parle plus que de facteurs de risque ? Réduction du risque cardiovasculaire par ici, de risque de tel ou tel cancer par là. C'est une tendance de fond. Parler de maladie, décrire des tableaux cliniques complets genre textbooks des années 60, ça fait terriblement pré-moderne. L'homme du XXIe siècle mourra sans tomber malade, vous verrez. Si on en traque les prémisses, si on la dépiste assez tôt, la maladie n'apparaîtra plus, voilà le credo auquel la nouvelle médecine croit dur comme fer.Pour mettre en place ce paradigme qui nous sem-ble de plus en plus naturel, il a suffi de quelques décennies, remarquent N. Postel-Vinay et P. Corvol dans un délicieux bouquin intitulé «Le retour du Dr Knock. Essai sur le risque cardiovasculaire».1 Pourquoi Knock, dans ce titre ? Parce qu'il est le «génial inventeur des malades qui s'ignorent», expliquent Postel-Vinay et Corvol. On croyait le Dr Knock hypocrite, filoutant sa clientèle villageoise. Mais non, au contraire. Il n'était que le précurseur de la médecine moderne. Depuis son époque, la vie humaine n'a cessé de se médicaliser. Et le mouvement s'accélère encore. Nous sommes tous des Knock. Les rares qui ne le sont pas feraient bien de ne pas le dire.***Comme prétexte à la discussion, Postel-Vinay et Corvol prennent l'hypertension. Il faut avouer que, plus typique, comme morceau récent d'histoire médicale, il n'y a pas. Au début du siècle passé, on a commencé par mesurer la tension artérielle (ça fascinait, de pouvoir mettre en chiffre un paramètre vital), puis on a fixé une normalité des chiffres. S'en est suivi l'ère de la planification de la santé cardiovasculaire. Et cet étonnant résultat que, de nos jours, l'hypertension-maladie n'existe quasiment plus : ne reste que l'hypertension-risque cardiovasculaire (remarquez, au milieu du bouquin, on voit quelques photos à peine cinquantenaires d'hypertendus attendant la mort, assis dans leur lit, la tête bouffie, l'anévrisme battant sous la peau : personne ne se plaindra de la disparition de la véritable maladie hypertensive).Au-delà de l'hypertension, c'est désormais toute la médecine qui mesure, bricole des statistiques, édicte des normes et dit au patient ce qu'il a à faire. Plus besoin de tout ce tralala qui consistait à écouter les symptômes des malades : il suffit d'analyser des résultats. Qu'un patient ne se plaigne de rien ne signifie d'ailleurs pas qu'il ne soit pas médicalisable. Il a toutes les chances d'héberger sans le savoir une future maladie. «Tandis que les patients perdent leurs symptômes, les médecins multiplient les «bilans» capables d'identifier des anomalies de plus en plus minimes au fur et à mesure des progrès techniques» résument nos auteurs. Ecouter la «parole du corps» (le symptôme) devient superflu, puisque, grâce à la technique, on capte son défaut silencieux (l'anomalie chiffrée).Nous voilà au cur du problème : la médecine ne s'intéresse plus à la parole. Elle ne laisse même plus le temps au malade de souffrir de sa maladie. Personne ne s'en plaindra, d'accord. Mais tous les comptes de la maladie ne sont pas pour autant soldés, dans cette nouvelle médecine : que devient l'ancienne parole désormais inécoutée ?***Jusqu'où aller dans la direction actuelle ? On pourrait médicaliser davantage en durcisssant les normes. Justement : ça se fait déjà. A chaque découverte, les seuils d'intervention thérapeutiques baissent. Le normal d'hier devient le dangereux d'aujourd'hui. Ce phénomène s'observe pour la pression artérielle, le cholestérol et la glycémie et bien d'autres paramètres. Mais cette baisse de la norme ne pourra pas continuer indéfiniment : une limite naturelle infranchissable finira bien par être atteinte. Pour vivre, il faut malgré tout un peu de pression dans les artères et de cholestérol dans le sang Donc, de ce côté, la marge de progression s'amenuise. Autre solution : allonger la liste. Tout ou presque de notre biologie peut se doser, se contrôler, se discuter en termes de risques et s'améliorer par traitement. Mais là encore, la limite ne pourra pas être éternellement repoussée.Une véritable progression pourrait se faire du côté du suivi des malades qui s'ignorent. Ces malades, la médecine ne les soigne plus guère : elle «les surveille et les éduque». Immense programme. Donner davantage d'autonomie à chacun en est le but. On n'est qu'au début. Et puis, il y aura la pharmacologie. Vous verrez qu'elle se proposera d'offrir ses compétences aux sujets encore appelés bien portants. «Le temps des médicaments exclusivement réservés aux malades est derrière nous», affirment nos auteurs. «Demain, nous utiliserons les médicaments, mais aussi des aliments transformés, au nom du maintien d'objectifs de vie calqués sur les normes des sujets jeunes».***C'est à un rôle métaphysique qu'est appelé le médecin : devenir un alchimiste du futur. Mêlant information, éducation du malade, décryptage des gènes, analyse des risques, il lui faudra organiser à ses patients une vie sans souffrance et une mort la plus tardive possible. Et à ce programme 100% sans maladies, la limite ne viendra pas de la science, affirment nos auteurs : c'est l'économie qui l'imposera. Ce sera celle du coût. Finie la norme égalitaire, on décidera selon un taux de risque admissible financièrement personnalisé.***Le patient moderne ne veut plus être soigné, mais gérer son futur. Il se veut touriste payant dans le monde du soi, choisissant ce qui lui convient le mieux. Il se veut vivre libre, mais sans combat. Comme le dit Finkelkraut, le tourisme «n'est pas simplement la manière itinérante qu'ont les sédentaires contemporains d'occuper leur temps libre, c'est l'état vers lequel s'achemine l'humanité, et cet état, à l'heure des bilans, est érigé en valeur suprême».***Même Illich dit s'être trompé. Même lui donne raison à Knock. S'il devait réécrire son best-seller Némésis médicale, explique-t-il dans le Monde diplomatique (cité par Postel-Vinay et Corvol), il se garderait bien de réaffirmer que le système médical nuit à la santé. Il renverserait la perspective et dirait que la «recherche de la santé est devenue le facteur