L'obésité, l'hypercholestérolémie et le diabète sont trois exemples illustrant le rôle spécifique de la diététicienne dans la pratique ambulatoire. Bien que l'alimentation soit reconnue comme un facteur primordial dans le traitement de nombreuses pathologies chroniques, la profession de diététicienne souffre souvent d'une méconnaissance de la part de nombreux autres professionnels de la santé. Il ne s'agit pourtant pas d'une «médecine parallèle», encore moins d'une méthode de soins «alternative», mais bien de l'application rationnelle de recommandations «Evidence-based» adaptées à la situation particulière de chaque patient.
«Une consultation diététique ? mais pourquoi faire ?» C'est à cette question, que médecins et patients oublient parfois de se poser, que cet article se propose de répondre. Trois exemples l'obésité, l'hypercholestérolémie et le diabète illustrent le rôle spécifique de la diététicienne dans la prise en charge en prenant appui sur plusieurs années de pratique et de collaboration interdisciplinaire à la Policlinique de médecine des Hôpitaux universitaires de Genève, dans un souci d'amélioration de la qualité de prise en charge ambulatoire du patient.
Une prise en charge diététique débute par un bilan complet des habitudes et comportements alimentaires du patient. Des objectifs spécifiques adaptés à ses habitudes de vie et sa culture seront proposés sur la base de cette analyse. L'évaluation des résultats peut ainsi s'effectuer à moyen terme (atteinte des objectifs spécifiques) et à long terme (évolution pondérale, paramètres sanguins, etc.) à partir de critères spécifiques et individuels. En outre, la rétro-information au (et du) médecin prescripteur est un élément essentiel à l'amélioration de la collaboration et la qualité du suivi.
A Genève, plus d'une personne sur dix est obèse. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) parle d'une épidémie mondiale, touchant 10 à 25% de la population dans les pays occidentaux, et en augmentation dans de nombreux pays en voie de développement.1 Outre le risque accru de morbidité et de mortalité et les coûts qu'elle occasionne,2,3 l'obésité a des conséquences sérieuses sur la qualité de vie.4 La pression sociale est telle que plus de 70% des Genevoises adultes déclarent désirer être plus minces.5 «L'obésité est une maladie, et il faut la traiter comme telle» déclare le panel d'experts réuni par l'OMS afin de définir une stratégie pour lutter contre cette nouvelle épidémie.1Bien que l'ampleur du problème et la nécessité d'y remédier soient reconnues, la professionnalisation de la prise en charge reste l'exception. Si parmi les 120 nouveaux patients adressés chaque année à la consultation diététique de la Policlinique des Hôpitaux universitaires de Genève pour excès pondéral, la moitié ont déjà essayé de suivre un régime, seuls 3% ont vu une diété-ticienne. Les autres ont tenté, avec ou sans l'aide de
leur médecin, de perdre du poids de diverses façons. Souvent, ils y sont parvenus, pour quelques semaines ou quelques mois, avant de revenir au poids initial. L'exemple ci-dessous est illustratif. Madame M., 35 ans, pèse 85 kg pour une taille de 160 cm (BMI 33 kg/m2) et souhaite perdre 20 kg le plus rapidement possible. Elle m'est adressée par son médecin de policlinique pour la prise en charge de son obésité. Par le passé, elle a déjà tenté plusieurs fois de perdre du poids en suivant divers ré-gimes, toujours avec un succès provisoire. La dernière fois, elle a perdu 5 kg en deux semaines en supprimant les farineux de son alimentation. Mais après avoir avalé une plaque de chocolat elle a abandonné son projet et a rapidement retrouvé son poids initial. Cette patiente, comme tant d'autres, est très demandeuse d'un régime rapide et efficace. Cette approche est illusoire et vouée à l'échec : les restrictions nécessaires pour une perte de poids rapide vont favoriser l'abandon du régime dès l'atteinte d'un résultat, et parfois même avant. La rapidité avec laquelle les kilos perdus sont repris est un des autres effets délétères de la restriction. Ce phénomène est le résultat de l'association d'un mécanisme physiologique,1,7,8 abondamment étudié et décrit, et comportemental.
Il convient de rappeler les faits suivants :6
I La majorité des tentatives de perte de poids se solde par un échec à cinq ans. Au mieux, le poids revient à sa valeur initiale, bien souvent il est augmenté de quelques kilos supplémentaires.
I Les régimes hypocaloriques stricts et autres diètes draconiennes peuvent avoir de graves conséquences sur la santé physique (fonte de la masse musculaire, baisse du métabolisme et du système immunitaire, carences en micro-nutriments, etc.).
I La multiplication de régimes contribue à la survenue de troubles du comportement alimentaire (grignotages, compulsions, dépendance à certains produits, voire boulimie et anorexie).
Une prise en charge individualisée et professionnelle est indispensable : les bénéfices d'une perte de poids, même modeste, se mesurent en termes de réduction de la morbidité et de la mortalité, mais également en terme de bien-être pour l'individu.4,7
La prise en charge diététique d'un patient obèse dé-bute par l'évaluation de ses comportements alimentaires. Le laisser parler de son sentiment de restriction, lui demander de décrire la sensation de faim, évaluer si la sensation de satiété est efficace pour interrompre la prise alimentaire, et enfin aborder les envies de manger, les petits grignotages debout devant le réfrigérateur, voire les crises compulsives et surtout les situations favorisant ces comportements, sont déterminants pour guider la prise en charge. En présence de troubles du comportement alimentaire grave, la diététicienne discutera avec le mé-decin traitant la possibilité d'un suivi adapté auprès d'un autre professionnel spécialisé (psychologue ou psychia-tre). Le plus souvent, ce premier entretien aboutit à un contrat thérapeutique, comprenant la durée du traitement, l'objectif de poids et la méthode de prise en charge.
Les experts recommandent unanimement une perte de 10% du poids initial à raison d'un à deux kilos par mois.1 Ceci permet de minimiser les risques de variations importantes de poids9 tout en procurant un bénéfice pour la santé.La négociation de l'objectif de poids est cruciale : trop ambitieux, l'objectif ne sera pas atteint et entretiendra un cercle vicieux bien connu :10 échec de perte de poids Æ diminution de l'estime de soi Æ focalisation sur sa corpulence Æ régime draconien Æ échec Æ etc.C'est ensuite seulement que les apports alimentaires sont évalués, le plus souvent à l'aide d'un carnet alimentaire et comportemental de cinq jours. A chaque entretien, des objectifs spécifiques respectueux des habitudes et des possibilités du patient sont fixés d'entente entre lui et la diététicienne. Ils doivent être progressifs et exprimés par écrit. Par exemple, pour une patiente grignoteuse : «Manger toutes les trois heures (au maximum), sans rester plus de six heures à jeun» : pas d'heures fixes, pas de contraintes de repas, mais seulement un délai minimum entre les prises alimentaires à respecter. Un autre objectif fréquemment fixé en début de prise en charge est de «manger assis, sans rien faire d'autre».Souvent cela suffit à diminuer de manière importante les grignotages, qui surviennent notamment devant la télévision. La perte de poids qui s'ensuit favorise l'observance et donne confiance au patient dans sa capacité à changer ses comportements.Même des modifications minimes des habitudes, qui paraissent aller de soi pour la plupart d'entre nous, représentent une difficulté importante pour les patients obèses. Le temps accordé pour permettre de changer un comportement doit être proportionnel à la perception de cette difficulté.
Le désir de perte de poids touche des personnes de plus en plus jeunes.11,12 C'est un phénomène inquiétant s'il concerne des personnes dont le poids est inférieur à la norme, voire normal. Près de 40% des personnes de poids normal de la consultation diététique souhaitent maigrir !13 Chez les jeunes, la pratique de régimes alimentaires est un prédicteur indépendant du développement ultérieur de troubles du comportement alimentaire.14Dans cette population, toute demande de perte de poids doit être prise au sérieux. Une stratégie généralement bien acceptée est celle qui consiste à «manger sainement». L'objectif final est alors comportemental et non pondéral. La corpulence et la silhouette, qui sont le plus souvent à l'origine du désir de perte de poids, peuvent être améliorées grâce à la pratique régulière d'activité physique. Les résultats de la prise en charge sont alors évalués par des mesures anthropométriques (circonférence brachiale, plis cutanés, etc.), éventuellement par bio-impédance électrique.
Contrairement à une idée largement répandue, l'apport alimentaire de cholestérol, même excessif, n'est pas le facteur principal d'hypercholestérolémie. Beaucoup de patients hypercholestérolémiques suppriment en vain les ufs de leur alimentation. En fait, certains auteurs affirment qu'une inhibition partielle de l'absorption du cholestérol pourrait en favoriser la synthèse en-dogène.15Actuellement, les recommandations de consommation de lipides se déclinent comme suit :
Apport lipidique total : 30% de l'apport énergétique quotidienDont : 1/2 d'acides gras mono-insaturés ; 1/4 d'acides gras poly-insaturés ; 1/4 d'acides gras saturés.
Le rôle de la diététicienne est de traduire ces recommandations en aliments et en portions et d'aider le pa-tient à modifier son alimentation pour en tenir compte. Environ 30% des patients adressés à la consultation diététique le sont pour dyslipidémie. La majorité d'entre eux ont déjà reçu des conseils, parfois une liste d'aliments «autorisés-interdits» (!). Ils se posent de nombreuses questions : «margarine ou beurre ?» ; «huile d'olive ou de tournesol ?» ; «que veulent dire 60% Mg/Es sur l'emballage du gruyère ?» ; etc. Outre les recomman-dations officielles, la diététicienne doit connaître les produits, leurs caractéristiques physico-chimiques, leur comportement à la cuisson, leur goût et leur prix.
«Je n'y comprend rien, je fais pourtant attention à ne pas manger de féculents, mais mes glycémies restent élevées !» Phrase entendue chez nombre de patients diabétiques. Comment ensuite les convaincre de l'importance de manger des féculents à chaque repas ?Les recommandations nutritionnelles pour les diabétiques ont souvent changé au cours des soixante dernières années et la crédibilité des soignants en souffre lorsqu'ils s'adressent à une personne au long passé de conseils contradictoires. L'apport recommandé en hydrates de carbone est passé de 20% de l'apport énergétique total en 1940 à 60% dans les années 90 ! En outre, de nombreux patients ne sont pas au fait des subtilités de l'étiquetage des produits spéciaux : ainsi, certains bonbons affichent, en toute légalité, «sans sucre» sur leurs emballages, alors que le produit contient 80% d'hydrates de carbone ! *Pourtant, le respect d'une diète appropriée permet de retarder un grand nombre de complications liées au diabète16 et tous les patients diabétiques, de type I ou de type II, doivent bénéficier d'une prise en charge nutritionnelle complète et professionnelle.16
Classiquement, les thèmes abordés en consultation portent sur :
1. Evaluation des comportements et connaissances alimentaires du patient.
2. Rôle des hydrates de carbone chez un diabétique.
3. Aliments sources d'hydrates de carbone.
4. Produits spéciaux «pour diabétiques», «light», etc.
5. Plan alimentaire et équivalents glucidiques.
6. Evénements particuliers (voyage, restaurant, invi- tation, maladie, ramadan, etc.).
7. Matières grasses.
C'est du premier point, l'évaluation des comportements et connaissances du patient, que vont découler les éléments de la prise en charge, comme l'illustre l'exemple suivant :Monsieur C., 40 ans, patient diabétique de type II depuis plusieurs années, est adressé par son médecin afin d'adapter le régime à son nouveau traitement. Son taux d'hémoglobine glycosylée est de 15%. Il a reçu un plan alimentaire-type il y a plusieurs années, décrivant précisément le nombre de tartines à con-sommer au petit déjeuner, le nombre de cuillères de pâtes ou équivalent à consommer aux deux repas principaux. Monsieur C. est Africain. Il ne consomme pas de tartine au petit déjeuner. Le seul repas de la journée a lieu autour d'un grand plat commun, où les convives se servent de galettes, de manioc, d'épinards et viandes en sauce ou grillées. Il boit 1/2 litre de bière par jour au minimum, ce qu'il admet sans gêne après m'avoir expliqué qu'il ne boit jamais d'alcool. Contradiction ? Pas du tout : par «alcool» il entend «eau de vie» et non «toute boisson contenant de l'alcool». Le plan alimentaire donné à M. C. ne lui a pas été de grande utilité. Il n'a pas osé en parler, de peur qu'on ne comprenne pas ses coutumes alimentaires. «Vous comprenez, l'alimentation de chez nous, c'est tout ce qu'il nous reste...».La consommation d'une collation en milieu de journée aurait déjà permis de mieux contrôler ses glycémies, mais, pensant bien faire, il a soigneusement évité les hydrates de carbone en dehors des repas. Une consultation diététique précoce aurait peut-être limité les malentendus, et sans doute contribué à retarder les complications liées aux glycémies chroniquement élevées.
L'alimentation est un facteur primordial dans la prévention et la prise en charge de nombreuses pathologies chroniques. Domaine en perpétuelle évolution, l'expérience montre que la diététique souffre souvent d'une méconnaissance de la part de nombreux autres professionnels de la santé. Il ne s'agit pourtant pas d'une «médecine parallèle», encore moins d'une méthode de soins «alternative», mais bien de l'application rationnelle de recommandations «Evidence-based» adaptées à la situation particulière de chaque patient.