Dans les pays occidentaux, le tabagisme est la première cause de mortalité évitable. Devant ce constat, quel doit être le rôle des pouvoirs publics ? Dans un débat où le contrôle du tabagisme est souvent opposé à la liberté individuelle, cet article propose d'aborder cette question sous l'angle de la théorie économique et de la santé publique. Après une présentation des fondements de la théorie du consommateur, le texte discute deux éléments susceptibles de justifier une intervention de l'Etat sur ce marché. Le premier repose sur l'existence de coûts externes qu'il s'agirait de corriger par une taxe. Une discussion du modèle de dépendance rationnelle per-met ensuite d'établir l'existence de biais de perception du risque lors de l'initiation du tabagisme. L'Etat doit donc intervenir sur ce marché pour corriger cette perception biaisée de la réalité.
En raison de l'augmentation continue des décès liés au tabagisme, la pression augmente sur les collectivités publiques pour qu'elles s'engagent résolument dans le sens d'un contrôle accru du tabagisme.1,2Cela passe, par exemple, par une accentuation de la prévention, l'interdiction de la publicité pour les produits du tabac et une augmentation sensible de son imposition. Les opposants à des interventions publiques dénoncent ce qu'ils considèrent comme une dérive hygiéniste de l'Etat. Selon eux, chaque individu est libre de prendre les risques qu'il estime valables pour lui-même. L'Etat n'a pas à poser de jugement de valeur sur ces choix individuels et l'augmentation du prix du paquet de cigarettes, réalisé par l'augmentation de l'imposition, ne se justifie pas. Qu'en est-il vraiment ? L'Etat doit-il intervenir pour réguler la consommation de tabac ? L'augmentation du prix du paquet favorise-t-il la progression du fumeur dans sa désaccoutumance au tabac ? Les jeunes sont-ils particulièrement sensibles à une telle politique ? Quels sont les enjeux économiques ?Cet article propose d'aborder cette problématique sous l'angle de la théorie économique et de la santé publique. En considérant le comportement du fumeur en tant que consommateur, l'article va discuter les motifs qui peuvent justifier une intervention étatique sur ce marché, en particulier par une augmentation de l'imposition du tabac.
La théorie du consommateur a pour objet l'étude des comportements économiques des individus. Cette notion ne se limite pas au fait d'acheter ou non un certain bien sur un marché, mais s'applique à toutes les situations où l'individu opère un choix en fonction de ses préférences et soumis à des contraintes. On suppose donc que le consommateur a des préférences entre les différentes combinaisons possibles de biens et que ces préférences se reflètent dans ses décisions de consommation. En d'autres termes, l'individu choisit toujours l'ensemble de biens qui lui procure la plus grande satisfaction sur l'ensemble de sa vie, compte tenu de son revenu. C'est ainsi qu'est défini l'axiome de rationalité qui sous-tend toute la théorie économique. Un tel axiome permet donc de conclure que la consommation de cigarettes a une utilité positive pour un fumeur, car si tel n'était pas le cas, il n'en achèterait pas.Dans un tel cadre conceptuel, il existe une consommation de tabac dite optimale ou efficace qui est celle choisie par un individu parfaitement informé dont les choix ne souffrent d'aucune distorsion. L'équilibre ainsi atteint constitue un optimum social, c'est-à-dire une situation où il n'est plus possible d'augmenter la satisfaction d'un individu sans diminuer celle d'un autre.3L'Etat ne doit donc intervenir sur un marché que dans la mesure où des distorsions dans les choix des individus existent. Deux types de distorsions sont souvent avancés pour expliquer l'intervention de l'Etat sur le marché du tabac. Le premier est l'existence de coûts que les fumeurs feraient peser sur la société. Le second repose sur le fait que la dépendance irait à l'encontre du postulat de rationalité, le consommateur n'étant pas entièrement souverain dans ses choix.
Pour qu'un équilibre de marché libre conduise à un optimum social, il faut que les prix reflètent exactement les coûts engendrés par la consommation des biens. Si le prix des cigarettes ne traduit pas l'ensemble du coût social de leur consommation, cela signifie qu'il existe un coût externe provoqué par le fumeur, mais qui affecte le bien-être d'une ou plusieurs autres personnes. Ce coût externe n'étant pas pris en compte par le consommateur lors de sa décision de fumer, cela induit une surconsommation de cigarettes par rapport à l'optimum social. Dans ce cas, l'Etat doit intervenir en augmentant artificiellement le prix des cigarettes par une taxe égale au coût externe, afin d'obliger le fumeur à prendre en compte la totalité des coûts engendrés par sa consommation. Cette taxe permet de retrouver une consommation de tabac conforme à l'équilibre de marché efficace.4De nombreuses études ont essayé d'évaluer le coût externe du tabagisme. Une étude américaine souvent citée évalue la différence de coût pour la société entre un fumeur et un non-fumeur dont toutes les autres caractéristiques et habitudes seraient semblables.5 En utilisant un taux d'escompte de 5%, le coût externe est estimé à $ 0,15 par paquet de cigarettes, ce qui est largement inférieur à la taxe moyenne de $ 0,37 frappant le tabac à cette époque. Les fumeurs coûtent plus cher au système de santé, mais leur espérance de vie est moindre, si bien que ce coût externe serait presque entièrement compensé par les économies réalisées sur les allocations de retraite. Dans cette étude, les coûts engendrés par la fumée passive ont été considérés comme des coûts internes car ils concernent principalement la famille du fumeur. Celui-ci est supposé prendre en compte dans sa décision de consommer des cigarettes les effets négatifs que son tabagisme peut avoir sur ses proches. En intégrant ces coûts dans l'analyse, le coût externe atteindrait $ 0,29. Une récente étude, menée en Suisse, aboutit à des conclusions similaires.6 Le coût externe de la consommation tabagique est évalué à Fr. 409 millions pour l'année 1995. En comparant ce résultat avec la recette de l'impôt sur le tabac qui s'élevait à Fr. 1334 millions cette même année, il apparaît que la taxe dépasse le coût que les fumeurs font peser sur la société. Par contre, si l'on considère les autres coûts liés au tabagisme (dont les coûts sociaux ou intangibles), ceux-ci sont largement supérieurs à la recette de l'impôt.Si l'on ne considère donc que la perspective du coût externe, celui-ci ne permet pas d'expliquer un taux d'imposition aussi élevé et, à plus forte raison, ne peut servir de base théorique à l'augmentation de cet impôt. Ce constat pourrait toutefois être nuancé par la prise en compte des effets du tabagisme passif. Son impact économique est encore mal documenté et l'ampleur des coûts externes qui y sont associés demeure un sujet débattu.7
La seconde distorsion possible est liée au phénomène de dépendance. Les professionnels de la santé publique estiment que dans le cas du tabac, la souveraineté du consommateur n'est que partielle.8 En effet, le tabac est un bien particulier qui engendre une dépendance chez la grande majorité des fumeurs. La dépendance physique et psychologique est liée aux caractéristiques chimiques de la nicotine et se manifeste par des symptômes et des signes physiques et psychiques lors du sevrage. De plus, la cigarette est souvent inconsciemment associée à des sentiments, des ambiances et des situations bien définis, dont la manifestation incite presque automatiquement le fumeur à prendre une cigarette. Un fumeur dépendant n'est donc plus libre dans ses choix de consommation et il peut être amené à consommer des cigarettes, alors même qu'il jugerait préférable d'utiliser cet argent pour consommer d'autres biens. Plusieurs études montrent qu'une majorité des fumeurs désirent arrêter de fumer.9,10Le phénomène de dépendance ne permet-il pas d'analyser le tabagisme sous l'angle de la théorie du consommateur rationnel ? Et si une telle modélisation existe, permet-elle pour autant d'exclure tout interventionnisme étatique sur ce marché ? Plusieurs économistes ont cherché à modéliser un comportement de dépendance dans le cadre de théorie de consommateur rationnel. La théorie la plus répandue sur cette question est probablement le modèle de dépendance rationnelle proposé par Becker et Murphy.11 Une explicitation technique de cette modélisation a été développée dans une récente publication.12Le modèle de dépendance rationnelle suppose un individu rationnel pour lequel la cigarette a une utilité positive et qui est conscient du phénomène de dépendance. Il sait donc que sa consommation présente va augmenter son besoin de cigarettes dans le futur. Il sait aussi que, plus il fume aujourd'hui, plus il risque d'être en mauvaise santé demain. Comme il tient compte de l'influence de sa consommation présente sur sa satisfaction future, il intensifie sa consommation de tabac uniquement si l'effet positif de cet accroissement sur sa satisfaction est perçu comme ayant une valeur supérieure à l'effet négatif de cette augmentation sur sa santé.Selon ce modèle, il existe un seuil de dépendance qui représente le niveau de consommation à partir duquel le fumeur est accroché au phénomène d'intensification de la consommation. Passé ce seuil, il fumera progressivement toujours plus pour finalement atteindre un équilibre de forte consommation. Par contre, s'il fume une quantité inférieure à ce seuil, sa consommation diminuera et finira par tendre vers zéro. Le niveau de l'équilibre de forte consommation, tout comme celui du seuil de dépendance, ne sont pas déterminés uniquement par le phénomène de dépendance, mais sont bien le résultat d'une décision du consommateur visant à maximiser sa satisfaction. Cet équilibre dépend donc de ses préférences, du prix du paquet de cigarettes, de sa perception des risques liés au tabac et du phénomène de dépendance. Cela signifie que si l'une de ces variables change de valeur, le niveau de l'équilibre de forte consommation et celui du seuil de dépendance en seront affectés. Ainsi, une hausse du prix du paquet de cigarettes aura deux effets sur ce modèle. D'une part, le nombre de cigarettes consommées à l'équilibre de forte consommation va diminuer légèrement. En effet, plus le prix du paquet de cigarettes est élevé, plus le fumeur est prêt à faire des efforts pour diminuer sa consommation. Cependant pour un bien addictif tel que le tabac, cette diminution reste relativement faible, car le coût de l'effort demandé pour fumer moins est très élevé. D'autre part, cette hausse de prix fera augmenter le seuil de dépendance, si bien qu'il faudra atteindre un niveau plus élevé de consommation avant d'être «aspiré» vers l'équilibre de forte consommation.Ce modèle démontre qu'il peut être rationnel pour un fumeur dépendant de continuer à fumer, voire même d'augmenter sa consommation jusqu'à un certain équilibre. Par contre, ce modèle n'explique pas encore comment un non-fumeur peut rationnellement devenir fumeur. En effet, une personne qui n'a jamais fumé ne peut pas atteindre le seuil de dépendance, si bien qu'aucun individu rationnel ne commencerait à fumer. Pour expliquer l'entrée dans le tabagisme, les auteurs du modèle considèrent que la consommation de cigarettes varie aussi en fonction de certaines circonstances telles que l'anxiété, la tension et l'insécurité dues à l'adolescence, la pression des pairs, le divorce, le chômage, le décès d'un proche et toute autre situation engendrant une forte tension nerveuse. Tous ces événements sont de l'ordre de l'émotionnel et peuvent amener un individu à modifier ses choix de consommation.En résumé, selon ce modèle, un fumeur n'est pas libre dans sa consommation, puisqu'il est influencé par sa consommation passée. Cette dernière dépend de sa consommation antérieure qui elle-même est liée à un événement émotionnel qui l'a poussé à commencer à fumer. Cet événement est à l'origine de sa consommation de tabac et du phénomène de dépendance. C'est donc au moment de la prise de l'habitude que peut réellement s'exercer la souveraineté du consommateur.Il s'agit de déterminer quelles sont les distorsions susceptibles d'interférer dans la décision de commencer à fumer. Si ces distorsions existent, l'Etat doit intervenir pour les corriger. Plusieurs éléments sont susceptibles de nécessiter cette intervention publique sur le marché du tabac. Ces éléments sont : 1) l'âge auquel se prend la décision de fumer, 2) le taux de préférence pour le présent des individus et 3) leur perception du risque.
Depuis quelques années, la consommation de tabac a tendance à diminuer dans la population générale, alors que celle des jeunes augmente.13 Les données suisses montrent par exemple, qu'en 1986, près de 8% des jeunes de 15-16 ans interrogés en Suisse prétendaient fumer chaque jour, alors qu'ils sont 18% à répondre par l'affirmative en 1998.14,15,16 Bien qu'il soit difficile d'obtenir des données fiables sur le tabagisme des jeunes, il semble que les adolescents font leurs premières expériences avec le tabac toujours plus tôt, soit vers 11-12 ans. A cet âge-là, l'argument principal est d'avoir voulu essayer et le goût ou l'effet de la nicotine n'entre pas encore en considération. Par la suite, ils fument surtout pour braver l'interdit et s'émanciper en participant symboliquement au monde des adultes. Progressivement, l'habitude s'installe et les jeunes fument de plus en plus. L'environnement est souvent un environnement de fumeurs, ce qui a pour effet de favoriser la conservation de l'habitude. Vers 15 et 16 ans, ils s'installent définitivement dans le tabagisme en fumant parfois plus d'un paquet par jour. A ce stade, les jeunes reconnaissent les deux aspects essentiels du tabac : son goût et sa propriété relaxante. Lorsque ces deux caractéristiques sont définitivement établies, une dépendance psychologique s'installe. La dépendance physique n'apparaît souvent qu'après plusieurs années de consommation. Cette dynamique de l'entrée dans le tabagisme est certes schématique et tous les fumeurs ne suivent pas le même parcours. Cependant, il semble qu'une forte majorité d'entre eux commencent avant 18 ans. C'est donc avant 18 ans que s'exerce la souveraineté du consommateur et que se prend une décision qui peut avoir des conséquences sur l'ensemble de sa vie.Il s'agit donc de savoir si l'âge a une influence sur l'adéquation des décisions individuelles. En Suisse, le législateur considère que les individus peuvent disposer entièrement de leur autonomie dès 18 ans. Avant cet âge, leur engagement n'a aucune valeur juridique en l'absence du consentement de leur représentant légal. Le Code Civil suppose donc que les décisions des mineurs ne sont pas toujours adéquates et que leurs choix doivent pouvoir être contrôlés par un adulte. La théorie économique a une vision assez proche de celle du législateur. Elle considère que l'unité de décision est la famille et que c'est à ce niveau-là que s'applique le postulat de rationalité. Cela signifie que lorsqu'un mineur est jugé trop jeune pour prendre une décision de manière autonome, ce sont ses parents qui vont le guider dans son choix, afin que celui-ci soit rationnel. Dans le cas de la consommation de tabac, il semble difficile d'invoquer cet argument. La décision de commencer à fumer se prend le plus souvent en dehors de la cellule familiale et parfois contre l'avis des parents.14,18 C'est d'ailleurs souvent un moyen utilisé par les adolescents pour affirmer une prise de distance par rapport à leurs parents et à l'autorité qu'ils représentent.13,19,20 Le jeune âge auquel se prend cette décision à caractère irréversible peut donc constituer un échec du marché, ce qui signifie que dans ce cas l'équilibre de marché libre n'est pas optimal.
Dans la théorie économique, l'individu rationnel cherche à maximiser sa satisfaction sur l'ensemble de son existence, c'est-à-dire en tenant compte des conséquences présentes et futures de ses actes. Les personnes ont généralement une préférence pour le présent, c'est-à-dire qu'ils accordent une valeur supérieure aux événements intervenant aujourd'hui qu'à ceux intervenant dans le futur. On appelle cette pondération le taux de préférence pour le présent. Ce taux varie suivant les individus et leur âge. On considère par exemple que l'enfant a un comportement «myope», c'est-à-dire qu'il accorde une très forte valeur au présent et ignore souvent les conséquences de ses actes.21 Ceci explique la nécessaire intervention des parents dans les choix de l'enfant qui vont en quelque sorte lui «imposer» leur propre taux de préférence pour le présent. Par la suite, l'individu développe une perception de l'avenir, ce qui va l'amener à considérer aussi les conséquences futures dans ses décisions présentes.Mais le taux de préférence pour le présent peut aussi varier en fonction des aléas de l'existence. Toutes les situations émotionnelles susceptibles d'amener un non-fumeur à devenir fumeur (anxiété, tension et insécurité dues à l'adolescence, pression des pairs, divorce, chômage, décès d'un proche et toute autre situation engendrant une forte tension nerveuse) sont de nature à «aveugler» les individus, c'est-à-dire à les empêcher de prendre en compte les conséquences futures de leurs décisions. Face à de telles situations, ceux-ci risquent de prendre des décisions maximisant leur satisfaction à court terme uniquement. Ainsi, c'est souvent la recherche d'une gratification immédiate qui pousse avant tout certaines personnes vers une drogue, même si celle-ci peut se révéler mortelle à terme.22 Si l'on considère que les individus commencent à fumer suite à un choc temporaire qui les empêche de percevoir les dangers liés à leur décision, cette dernière ne sera pas optimale. La perception du risqueUn équilibre de marché libre est une situation optimale que dans la mesure où les décisions des individus reposent sur une bonne perception de leurs implications. Dans le cas du tabagisme, cela signifie que le fumeur doit avoir une juste appréciation du risque résultant de sa décision de commencer à fumer. Mais la simple connaissance d'un risque ne signifie pas automatiquement une perception objective de ce risque. Il peut exister deux types de biais dans la perception du risque : le biais d'optimisme et le biais de conformité supérieure de soi.23,24 Le biais d'optimisme repose sur l'hypothèse généralement admise que l'individu accorde plus d'importance à sa perception subjective du risque qu'aux données objectives qui lui sont fournies. Ainsi, même si les personnes connaissent parfaitement l'estimation du risque pour la société dans son ensemble, elles ont tendance à penser que cela ne les concerne pas elles personnellement. Dans le cas du tabac, le fumeur considérera que les probabilités d'apparition de maladies véhiculées par les messages de prévention ne s'appliquent pas à lui en particulier. Le biais de conformité supérieure de soi très proche du biais d'optimisme provient du fait que l'individu s'estime généralement plus différent d'autrui qu'il ne l'est en réalité. Ce biais est d'autant plus présent que la capacité de contrôle individuel de la situation est en jeu. Par exemple, une étude effectuée dans des classes d'élèves de 16-17 ans a montré qu'une forte majorité d'entre eux estimait avoir moins de risque d'encourir des problèmes d'alcool ou de drogue que les autres membres de la classe.25Dans le cas du tabac, les jeunes qui commencent à fumer connaissent généralement les risques de ce comportement sur leur santé. Par contre, il n'est pas évident qu'ils aient une bonne connaissance du risque de dépendance à la nicotine. Une étude effectuée auprès d'écoliers de 11 à 16 ans a montré que seul un tiers d'entre eux estimait que fumer rendait dépendant.14En outre, la perception du phénomène de dépendance est généralement inadéquate, chacun estimant avoir suffisamment de volonté pour arrêter de fumer quand il le désirera. Cela peut s'expliquer par le fait qu'il est très difficile de se rendre compte ce que signifie vraiment la dépendance avant d'être devenu soi-même dépendant. L'existence d'un tel biais de perception signifie que des individus vont commencer à fumer en s'imaginant qu'ils seront capables d'arrêter sans difficulté dès qu'ils le voudront et qu'ils risquent de se retrouver «aspirés» vers un équilibre de forte consommation, alors même qu'ils auraient préféré fumer moins. Dans ce cas, lorsque le consommateur ne considère pas sa décision de commencer à fumer comme un engagement à long terme, le modèle de dépendance rationnelle perd de sa pertinence et une intervention publique se justifie.
Le modèle de dépendance rationnelle permet d'expliquer la dynamique d'un comportement d'entrée en dépendance. Mais certaines variables de ce modèle n'étant pas correctement perçues par les individus, l'équilibre de marché libre conduit à une consommation de tabac supérieure à celle qui prévaudrait si les individus percevaient parfaitement les conséquences de leurs actes.Ceci explique donc la nécessaire intervention de l'Etat sur ce marché, afin de corriger cette mauvaise perception des risques. Cette intervention peut prendre plusieurs formes. La solution optimale qui permettrait de retrouver une situation d'équilibre efficace serait de développer des programmes de prévention permettant aux individus d'avoir une juste perception de la réalité. Mais, la simple diffusion d'information permet difficilement d'influencer les perceptions subjectives et les variables psychologiques telles que le taux de préférence pour le présent. Une autre possibilité serait d'utiliser le levier de la taxation. C'est la solution que préconisent certains économistes qui considèrent que l'augmentation artificielle du prix des cigarettes est le moyen le plus simple d'obliger les individus à intégrer le risque dans leur décision de fumer.26,27 Cette idée est très proche de celle du coût externe. Dans la mesure où un fumeur n'intègre pas entièrement dans sa décision de consommation les risques qu'il encourt, c'est-à-dire la totalité des coûts de cette consommation, il fumera une quantité supérieure à celle qui prévaudrait en information parfaite. Il s'agit en fait d'un coût externe qu'il s'inflige à lui-même. En fixant une taxe égale à ce coût non considéré, cela oblige l'individu à consommer une quantité correspondant à l'optimum social.
La difficulté est bien entendu de doser ces politiques de prévention. Quelle cible de consommation doit viser les pouvoirs publics ? Selon notre analyse, il existe une consommation optimale de tabac qui n'est pas forcément nulle, mais qui est inférieure à la quantité fumée en situation de marché libre.12 Cela signifie que d'une part l'impôt sur le tabac peut être supérieur au coût externe pour compenser les erreurs de perception des individus et d'autre part les recettes ainsi prélevées peuvent permettre de financer des programmes de prévention visant à corriger ces erreurs de perception.