La mise en évidence, depuis trente ans du bénéfice d'inter-venir rapidement par des soins adaptés dans les situations d'urgence, est à l'origine du développement d'une nouvelle spécialité, la médecine d'urgence. Spécialité reconnue en Suisse, elle est devenue indispensable comme maillon de la chaîne de secours en assurant la qualité de celle-ci. Le savoir, savoir-faire et savoir-être acquis, doivent maintenant être transmis aux futurs médecins. A l'occasion du renouvellement de son curricu-lum, la Faculté de Genève a introduit un enseignement de médecine d'urgence structuré, de quatre semaines, en milieu clinique. Cet enseignement met l'accent sur l'acquisition de compétences permettant à chaque médecin d'initier la prise en charge d'une détresse vitale.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le recours aux Services d'accueil et d'urgence (SAU) pour répondre à un besoin de santé est en constante augmentation dans les pays industrialisés. Cette «banalisation» génère des flux importants de patients vers la porte des urgences des hôpitaux et provoque pour celles-ci des contraintes exigeantes pour des services dont la mission des SAU est d'accueillir 24 heures sur 24 tous les patients qui se présentent, quel que soit leur état de gravité.1,2
Pour répondre aux exigences de cette mission, les urgentistes ont développé un savoir, un savoir-faire et un savoir-être propres à cette médecine que nous appellerons la médecine «de la première heure». Cette médecine a des modes de gestion, de démarche diagnostique, de recherche et de formation qui lui sont propres et mal connus de ses partenaires extra- ou intra-hospitaliers.3
Avec l'évolution des besoins et des connaissances de santé de la population, la société ne peut plus concevoir qu'un médecin ne soit pas capable de faire face à une urgence vitale. Les spécificités liées aux situations d'urgence vitale doivent être connues et maîtrisées : déclenchement initial du processus de prise en charge et activation de la chaîne de secours en situation extra-hospitalière, recours aux confrères lorsque l'événement intervient dans une institution médicale. Il faut donc enseigner ces compétences au cours des études de médecine.4
L'enseignement de la médecine de la première heure est récent mais quelques modèles commencent à faire référence. L'une des caractéristiques de cette médecine est qu'elle est de plus en plus assurée par les médecins des services d'accueil et d'urgence (SAU) avec la collaboration de spécialistes sur des sujets ponctuels.
Avec l'introduction dans le curriculum renouvelé (depuis 1995) de la Faculté de médecine de Genève d'un enseignement prégradué obligatoire de la médecine d'urgence, la Division des urgences médico-chirurgicales (DUMC) des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG)5 affirme une dimension académique. L'objet de cet article est de préciser les spécificités de cet enseignement prégradué. Il devra être reconnu officiellement, ce qui favorisera tout naturellement le développement d'une recherche tant fondamentale (par exemple, physiopathologie de la mort, de la réanimation, etc.) que clinique (par exemple, analyse décisionnelle, efficience d'une démarche diagnostique) ou pédagogique spécifiques à la médecine d'urgence.
La réflexion, autour des connaissances et compétences qu'un étudiant en médecine doit acquérir, a subi de profonds changements depuis le début des années 80 et, parmi ceux-ci, le besoin de connaissance des situations nécessitant une intervention médicale urgente.6
En 1984, un groupe d'experts établit, à la demande de l'Association of American Medical Colleges (AAMC), un rapport intitulé «Physicians for the Twenty-First Century». Dans l'introduction, il pose comme cadre de leur réflexion :
I «All physicians, regardless of speciality, require a common foundation of knowledge, skills, values, and attitudes».
Et dans les conclusions du sous-groupe «Fundamental Skills», il est explicitement recommandé :
I «Faculties should teach students to recognize life-threatening situations and to implement appropriate basic life support techniques when encountering acutely ill or injured patients».
Jusqu'en 1990, les articles consacrés à l'enseignement de la médecine d'urgence prégradué sont surtout des directives basées sur les têtes de chapitre des textbooks mais sans explicitation ni des objectifs, ni de la méthodologie pédagogique ou du système d'évaluation.
De 1990 à 1994, les articles publiés sur l'enseignement de la médecine d'urgence ont pour titre :7
I «A model preclinical, clinical and graduated educational curriculum in emergency medicine for medical students and rotating residents».8
I «The role of undergraduate education in emergency medicine».9
I «The strength and weakness of undergraduate education».10
I «Strong foundation for undergraduate education».
Tous décrivent l'intérêt, les contraintes et les difficultés à organiser et promouvoir un enseignement de médecine d'urgence et à l'évaluer.
En observant les arrivées au SAU, on identifie deux catégories de patients :
I ceux qui parlent et verbalisent leur plainte en exprimant une symptomatologie clinique : docteur j'ai...
I ceux qui ne peuvent s'exprimer (inconscience, coma, choc, douleur intense, etc.) et où une «action» a déjà été mise en route par les services de sauvetage préhospitalier, ou sera à entreprendre le plus vite possible.
C'est l'identification des motifs de consultation au SAU qui a permis, en Suisse, à la Commission de «Médecine d'urgence» de la CIMS (Commission inter-facultaire médicale suisse), présidée par l'un des auteurs (PFU), de formuler des propositions définissant un programme d'enseignement susceptible d'offrir un bagage minimum de connaissances aux étudiants en médecine d'urgence :
I Aptitudes pratiques : réanimation cardio-pulmonaire avec défibrillation ; techniques de perfusions et d'injections ; positionnement et manipulations des malades et blessés ; contrôle des hémorragies ; introduction aux techniques de ventilation au masque. Cet enseignement devrait intervenir dès la 2e année avec un examen pratique en fin du cours.
I Les grandes situations d'urgence : états de choc, comas, détresse respiratoire, douleurs thoraciques, polytraumatisés, traitement de la douleur aiguë, aspects spécifiques des urgences pédiatriques. Ces cours devraient être organisés entre la 3e et la 5e année sous forme d'apprentissage par résolution de problème puisque ces situations nécessitent de mener de front des démarches diagnostiques et thérapeutiques.
I Les urgences dans les spécialités : les cours doivent, dans tous les cas, comprendre les aspects pratiques de la prise en charge en urgence. La présence d'un coordinateur «urgentiste» offrirait l'avantage d'une certaine standardisation des aspects pratiques.
En conclusion de ce texte, la Commission estime, de manière unanime, qu'un examen doit sanctionner l'enseignement de la médecine d'urgence.
Pour choisir une méthodologie pédagogique à un enseignement, il faut identifier les objectifs d'apprentissage et déterminer les moyens nécessaires pour acquérir les compétences souhaitées :
I L'étudiant doit avoir acquis à la fin de ses études les compétences nécessaires pour initier la prise en charge d'une situation d'urgence et lui permettant d'organiser le chaos que provoque inévitablement l'imprévu.
I Les connaissances théoriques et pratiques doivent correspondre aux réalités cliniques qu'il va rencontrer.
I Les compétences à acquérir sont la somme des connaissances théoriques, des habiletés cliniques et techniques.
I L'apprentissage des habiletés techniques peut se faire en clinique, mais il est souhaitable d'exercer la gestuelle initiale dans un laboratoire appelé laboratoire des gestes techniques situé hors de tout contexte émotionnel.
En urgence, l'étudiant doit être capable d'identifier le besoin d'agir. Pour agir, il faut des informations incitatives. Les mesures immédiates des paramètres vitaux sont de bons indicateurs de l'urgence, voire de la détresse vitale et du besoin d'action. Cette approche est nouvelle dans l'éducation médicale car comme l'illustre très bien Dailey11 (fig. 1), nous avons été formés à une logique qui débute par l'anamnèse et se termine par un traitement après une longue réflexion sur un diagnostic différentiel. Une deuxième spécificité des situations d'urgence est la simultanéité des processus en cours (fig. 2).
Enfin, nous avons cherché à construire un graphique permettant de schématiser les étapes de la prise en charge d'un patient au SAU (fig. 3).12Après l'identification des paramètres vitaux, des actes non spécifiques sont effectués qui correspondent aux besoins de simultanéité comme illustré dans la figure 2. Les résultats successifs permettent ensuite d'échafauder des hypothèses diagnostiques et ainsi, d'identifier l'information la plus efficiente (anamnèse, un examen complémentaire, etc.) pour décider d'un traitement de plus en plus spécifique de la lésion d'organe.
L'apprentissage en spirale est une technique pédagogique qui favorise l'acquisition et le renforcement des compétences. A chaque pas de la spirale, une connaissance, une habileté ou une attitude professionnelle sont ajoutées. Cette démarche en spirale fait partie de la conception des processus d'apprentissage chers aux constructivistes et aux cognitivistes. Les erreurs sont conçues comme une source de conflit et de progrès. Les situations d'urgences et le non-droit à l'erreur qui lui sont liés impliquent une attitude très rigoureuse dans l'enseignement de la gestuelle et de l'application des protocoles.
A Genève, l'acquisition du concept d'une logique de l'urgence, avec une flèche du temps qui change de vitesse, va se faire progressivement entre la 2e et la 6e année. Il faut une porte d'entrée facile à ouvrir, toujours la même, qui permette de déclencher un processus d'action. Nous avons retenu l'ABCDE (A : airways, B : breathing, C : Circulation, D : neurological disability ou défibrillation, E : exposure ou ECG). La systématique ABC nous vient des Etats-Unis par l'enseignement de l'ATLS (Advanced Trauma Life Support, American College of Surgeons) et de l'ACLS (Advanced Cardiac Life Support). Chacune de ces lettres oblige à une observation ou à la mesure d'un paramètre et, s'il est absent ou perturbé, à l'action. Par exemple, dans un arrêt cardio-pulmonaire (RCP), rien ne sert de mettre une voie veineuse périphérique si le patient n'est pas ventilé et massé correctement ! Le schéma ABC permet d'éviter des erreurs grossières.
En introduisant dès la 2e année au moment de l'apprentissage théorique des systèmes pulmonaire et cardiovasculaire, des jeux de rôle centrés autour de l'ACR avec des exercices pratiques de RCP sur mannequins, nous permettons à l'étudiant d'identifier la nécessité de l'action immédiate. Par la suite en 3e année, les mêmes exercices pratiques sont effectués pour d'autres situations cliniques engageant un pronostic vital. Au cours de différents ateliers, l'étudiant se familiarise également avec l'exercice pratique des gestes techniques comme la mise en place d'une voie veineuse, le contrôle d'une hémorragie, la confection d'un pansement, l'oxygénation d'un patient ou le déplacement d'une victime.
Au cours des années cliniques, 4e et 5e années, appelées «apprentissage en milieu clinique» (AMC), les objectifs sont d'intégrer autour d'une activité clinique un enseignement théorique, pratique et psychosocial autour des besoins du patient.
La Faculté de médecine de Genève a profité de son curriculum renouvelé pour introduire une AMC de quatre semaines en médecine d'urgence (AMC/UMC).
Le groupe de pilotage de l'AMC/UMC, dans l'élaboration de ses objectifs théoriques et pratiques, a pris comme référence les directives de la CIMS et défini que :
I L'étudiant doit pouvoir bénéficier d'une supervision active lui permettant une activité clinique en toute sécurité.
I Les vignettes de tutorat reprennent les six thèmes de la CIMS.
I Des séminaires de physiopathologie de problèmes spécifiques aux situations d'urgences doivent être développés.
I Le SAU est un lieu idéal pour que l'étudiant identifie qu'il est un acteur du réseau de soins.
I Des séminaires de branches transversales (éthi-que clinique, médecine légale, maladies infectieuses, radiologies) doivent s'intégrer à l'enseignement des urgences.
I De préserver du temps pour l'auto-apprentissage.
La première volée d'étudiants en contact avec ce nouveau programme a eu lieu en octobre 1997 et les premières appréciations des étudiants étaient très critiques.
Ils reprochaient :
I Une trop grande dispersion entre les différents services de médecine aiguë (soins intensifs de chirurgie et de médecine).
I Un manque d'homogénéité entre les activités d'enseignement et de la clinique.
L'introduction dès l'automne 1998 d'un horaire privilégiant deux plages d'une activité clinique au SAU bien planifiée avec un enseignement théorique concentré en milieu de journée est appréciée par les étudiants. Un carnet de bord des gestes techniques calqués sur les directives de soins du Département des soins infirmiers a permis de faire participer les infirmières du SAU à l'enseignement aux étudiants des gestes élémentaires (voies veineuses, sonde gastrique, ECG, oxygénation, etc.).13
Tout enseignement doit être évalué.14 Des cas vignettes structurés permettent de contrôler le savoir des étudiants. Le savoir-faire est évalué au travers des commentaires faits par les infirmières dans le carnet de bord des gestes techniques.15Il faut encore développer l'évaluation du savoir-être non seulement avec le patient mais également dans le cadre de l'activité d'une équipe pluridisciplinaire.
Urgences et formation : l'association de ces deux termes est à l'origine d'un formidable défi pour les urgentistes car ils doivent répondre avec excellence à un besoin de santé qui est une réalité d'aujourd'hui. Tout en bénéficiant d'un effet médiatique positif, les étudiants comprennent vite l'intérêt qu'il y a pour eux d'être capables d'effectuer avec compétence les gestes qui permettent de stabiliser une détresse vitale en attendant les secours spécialisés.