Cet article a pour but d'aborder plus en détail différents domaines de la formation des profanes en matière de secours d'urgence, CPR et défibrillation précoce. Pour ce faire, nous allons réviser en premier lieu la littérature scientifique afin de détecter l'amélioration du taux de survie chez les patients en état d'arrêt circulatoire à l'extérieur de l'hôpital (ACEH) grâce à des manuvres de réanimation cardio-respiratoire (CPR) et une défibrillation, ainsi que chez les victimes d'accidents par les premiers secours. Nous procé-derons en second lieu à une vue d'ensemble des prestations offertes aux profanes en matière d'enseignement. Troisièmement, les questions, problèmes et lacunes existant dans ces domaines seront discutés.
Longtemps, la formation des profanes dans divers domaines de la médecine d'urgence est restée le monopole d'institutions privées. L'Alliance suisse des Samaritains (ASS), qui réunit environ 50 000 membres actifs, se taille la part du lion. Un authentique marché de formations à l'urgence s'est développé, soutenu par un nombre croissant de fournisseurs commerciaux. Récemment, la défibrillation précoce destinée aux profanes a fait une apparition remarquée dans les offres de formations «tout public». Le risque est désormais grand de voir apparaître des formations franchement inadaptées.
De même, l'enseignement de premiers secours est désormais sous les feux de la rampe. Ces cours ont pour objectif de transmettre aux profanes des connaissances orientées vers la pratique concernant les mesures d'urgence immédiates. Le contenu est disparate : les cours de samaritains sont bien connus, auxquels s'ajoutent les programmes pour infirmiers d'entreprise, les prestations pour mamans et éducateurs lors d'urgences chez les petits enfants, les cours d'urgence pour forestiers, paysans, personnes âgées, etc.
Le présent article se limitera à aborder les quatre questions suivantes :
1. Le taux de survie des victimes d'accidents ou des patients en arrêt circulatoire à l'extérieur de l'hôpital (ACEH) peut-il être amélioré lorsqu'il est effectué par des profanes ?
2. Quelles sont les offres de formation pour les profanes disponibles en Suisse en ce qui concerne la réanimation cardio-pulmonaire (CPR), la défibrillation précoce et les secours lors d'accidents ?
3. Quels sont les problèmes rencontrés ?
4. Dans quels domaines convient-il d'agir impérativement ?
Le rôle fondamental que les profanes doivent jouer pour déclencher l'alarme rapidement afin de recourir à une assistance professionnelle lors d'urgence est un fait incontesté. Toute étude scientifique à ce sujet est superflue. Toutefois, la contribution que les profanes peuvent apporter grâce à des mesures d'urgence simples afin de réduire mortalité et la morbidité reste à évaluer.
En ce qui concerne la réanimation, plusieurs travaux ont pu démontrer de manière évidente que la CPR précoce (ventilation et compression thoracique) effectuée par des profanes présents sur les lieux permet d'augmenter de manière significative le taux de survie lors d'ACEH.1,2
En outre, au cours de ces dernières années, parallèlement au développement des défibrillateurs automatiques externes (AED), le rôle du profane est susceptible d'être bouleversé. L'AED est un appareil de la taille d'un ordinateur porta-ble. Il analyse automatiquement et de manière fiable le rythme de l'électrocardiogramme. Lorsque l'ordinateur identifie une fibrillation ventriculaire, l'appareil incite l'utilisateur à effectuer immédiatement, par simple pression sur un bouton, une défibrillation.
Ainsi, en attendant l'arrivée du spécialiste, les profanes peuvent non seulement s'occuper de la ventilation et de la compression thoracique, mais aussi de la défibrillation précoce. On estime que 60-85% des personnes avec ACEH présentent une fibrillation ventriculaire.3,4 La délégation de la pratique de la défibrillation précoce par les profanes devrait donc conduire à un renforcement essentiel de la «chaîne de survie».5 Plusieurs études incluant des profanes traditionnellement engagés lors d'urgences (pompiers ou police) ainsi que des profanes moins habitués à l'urgence (personnel de cabine d'avions, employés de sécurité, etc.) ont confirmé ces hypothèses.2,5,6,7,8
En revanche, les premières expériences effectuées avec des parents de patients à risque sont plutôt décevantes.7,9 Il est probable que des barrières psychologiques jouent un rôle considérable dans ce contexte.
Concernant les défibrillateurs de dernière génération (fire-extinguisher-mode), leur évaluation est encore insuffisante. Toutefois, des écoliers sans expérience en matière de défibrillation, âgés de 15 ans, ont déjà obtenu des résultats comparables à ceux de sauveteurs professionnels lors d'exercices sur mannequin après des explications orales succinctes concernant l'AED.10 Des experts belges en réanimation ont calculé pour leur pays un doublement potentiel du taux de survie lors d'ACEH si la défibrillation précoce était effectuée par des profanes.11
Depuis 1976, en Suisse, les futurs automobilistes ont l'obligation de suivre un enseignement de premiers secours. Les autorités fédérales ont élaboré des exigences et contenus minimaux. Cinq fois deux heures sont consacrées à l'enseignement du comportement à adopter lors d'urgences : la règle d'or lors d'urgences RRSS (répond-il, respire-t-il, saigne-t-il, son pouls est-il palpable ?), la position d'un blessé inconscient, la reconnaissance de l'arrêt respiratoire, la ventilation artificielle, l'hémostase externe, la reconnaissance de l'état de choc, la possibilité d'ôter un casque et les principes de traitement des plaies. Dès 2001, les participants recevront les bases des techniques de réanimation selon la marche à suivre internationale courante, la règle ABCD, qui remplacera la variante RRSS.
Le certificat CPR reste cependant et malheureusement réservé aux personnes ayant suivi séparément un cours de base CPR. Les participants apprennent pendant cinq heures au moins, l'anatomie, la physiologie et les symptômes de l'arrêt circulatoire ainsi que les exercices pratiques de la réanimation cardio-pulmonaire.
Depuis fin 1999, l'ASS organise en outre des cours de défibrillation précoce pour profanes, soit environ un an seulement après que l'American Heart Association ait organisé, en juin 1998, les premiers cours officiels en défibrillation précoce destinés aux profanes. Ces cours américains de défibrillation précoce représen-tent un programme d'instruction intensivement planifié connu sous le nom de Cours Heartsaver AED. Cet enseignement repose sur des bases scientifiques et ne dure que trois à quatre heures en incluant la CPR. L'ASS a élaboré son propre programme de neuf heures, destiné à transmettre le sens et le but de la défibrillation précoce, à assurer la compréhension des éléments du système cardiovasculaire, à élargir les connaissances sur le système de conduction électrique, la reconnaissance des tableaux ECG les plus importants ainsi que les troubles du rythme, la sécurité du CPR et de la défibrillation précoce, et à permettre une exécution claire de la marche à suivre au moyen d'algorithmes. Les conditions de participation à ce cours sont l'acquisition des connaissances de base de la CPR ou un cours de répétition suivi en l'espace de deux ans.
Le problème principal de la formation des profanes en matière de médecine d'urgence réside dans le fait que le contenu et l'instruction sont déterminés en majeure partie par des institutions non médicales : la CRS (Croix-Rouge suisse) et l'ASS. L'influen-ce des médecins et des sociétés médicales se limite actuellement à un rôle de conseiller. La Commission médicale de sauvetage de la Croix-Rouge suisse (CMS, CRS) est dissoute. Le manque d'engagement de la part des médecins a entraîné par exemple la CRS à régler elle-même, et depuis longtemps, les cours CPR pour les secouristes professionnels, c'est-à-dire les médecins et le personnel soignant. Le programme de la formation, l'organisation et le contrôle de qualité pour les activités en médecine d'urgence ont été ainsi établis sans la participation officielle des sociétés médicales correspondantes. Les dernières directives CPR remontent en outre à 1993 et seront bientôt dépassées.
Un second problème tient au nombre de personnes formées, particulièrement dans le domaine de la CPR. Les associations qui forment le plus (ASS et Société suisse de sauvetage) instruisent ensemble, chaque année, 0,09% de la population à la CPR et 1,2% de la population de plus de 15 ans aux premiers secours (tableau 1). Depuis 1992, l'armée instruit environ 2500 recrues sanitaires et, depuis 1995, environ 3000 sanitaires de section par année (communication personnelle du Colonel Stöckli, BASAN). Ensem-ble, ces trois institutions instruisent donc chaque année à la CPR environ 0,19% de toutes les personnes de plus de 15 ans. Ce chiffre est ridiculement bas au regard de ceux que l'on peut constater par exemple à Seattle (Etats-Unis), avec 40% de participation des habitants, ou en Pologne où environ 75% de la population ont reçu un cours de CPR une fois au moins.12 Selon l'American Heart Association (AHA), il faudrait 20% de la population formée à la CPR dans une commune pour entraîner une amélioration sensible du taux de survie.13
Par ailleurs, notre pays manque d'études susceptibles de fournir des réponses à des questions brûlantes. Formons-nous vraiment les personnes adéquates, c'est-à-dire celles qui ont la plus grande possibilité d'être un jour témoins d'un ACEH ? Ainsi, nous savons qu'aux Etats-Unis, environ trois quarts de tous les ACEH surviennent à domicile, alors que ce sont en particulier les épouses de patients à risque qui ont la formation la plus faible à la CPR.15 De plus, la formation de personnes plus âgées, représentant un groupe à haut risque, est négligée. Souvent même, ces personnes pourtant directement intéressées sont refusées aux cours pour des raisons injustifiables. De même les enfants et les adolescents pourraient peut-être jouer un rôle important dans le contexte d'ACEH survenant chez leurs parents ou grands-parents. Contrairement à la Norvège, où la CPR est obligatoire depuis 1961 à l'école,16 et aux recommandations de l'ERC (European Resuscitation Council) de 1992,17 nous sommes encore largement éloignés de ces cas de figure idéaux.
Quel contenu pour ces cours ? Plutôt que la règle ABCD reconnue et établie dans le monde entier (A pour Airways, B pour Breathing, C pour Circulation et D pour Defibrillation), des systèmes confus sont utilisés tels que le RRSS ou le BAPP, en allemand : B pour Bewusstsein (conscience), A pour Atmung (respiration), P pour Puls (pouls) et Pupillen (pupilles).
Quelle évaluation de ces formations ? La littérature nous apprend que, malgré de nombreuses améliorations pédagogiques, notre capacité de mémorisation et nos aptitudes pratiques diminuent assez rapidement.18 Le contenu des cours et les méthodes d'apprentissages sont-ils adaptés ? La formation doit-elle vraiment durer cinq heures ? Qu'en serait-il de deux à trois heures, avec une simplification correspondante du programme ainsi qu'une concentration sur les paramètres cliniques essentiels ? Ne devrions-nous pas offrir des prestations adaptées aux be-soins spécifiques des participants ? L'AHA connaît actuellement cinq cours différents, définis selon les groupes cibles choisis. Est-il judicieux que les instructeurs enseignant la CPR n'aient encore jamais effectué eux-mêmes une réanimation, ni même été une fois présents lors d'une réanimation ?
A quelle fréquence, en Suisse, les personnes formées à la CPR l'utilisent-elles lorsqu'elles sont confrontées à un ACEH ? S'agit-il de la moitié, comme une étude suédoise l'a démontré,19 ou moins encore ? Quelle est la proportion absolue de «Bystander-CPR» ? Se trouve-t-elle plutôt dans le domaine inférieur des données indiquées dans la littérature, avec 8%, ou dans le domaine supérieur, avec 54% ?20
S'agissant de la défibrillation, on pourrait envisager théoriquement une augmentation de son succès de 300% environ, impliquant 400 à 1700 survivants supplémentaires chaque année, en Suisse, si le défibrillateur était chez le patient et si la défibrillation était effectuée aussi vite que possible.21
Certes, la formation des profanes à l'AED est relativement facile. Cependant, le choix des groupes-cibles pour une formation est plus complexe. Ainsi, par exemple, le remplacement des policiers, en tant que «first responders», par les pompiers, aurait eu pour conséquence, dans une ville américaine, une diminution drastique du taux de survie des patients avec ACEH de 22% à 4%.22 La question du public-cible idéal, chez nous, se pose donc. S'agit-il des Samaritains, de la police, des agents Securitas, du personnel des trains, etc. ? Disposons-nous des données nécessaires nous permettant de prendre des décisions raisonnables ? Dans ce contexte, l'étude menée actuellement, par le Pr H. Saner, à Olten, vaut la peine d'être mentionnée. Elle évalue l'introduction des AED auprès des pompiers, policiers et chauffeurs de taxi. D'autres études devraient encore suivre.
Les recommandations de l'AHA concernant l'introduction de ces systèmes de défibrillation pour profanes soulignent l'importance de leur inclusion dans un programme de défibrillation précoce dirigé et surveillé par un médecin. En outre, il est impératif d'assurer un entretien technique irréprochable des appareils, un système d'alarme le plus rapide et éprouvé possible, tout en s'assurant du respect des conditions légales.
Les médecins doivent s'engager là où ils ne l'ont pas fait à ce jour. Sous la direction de la Société suisse de médecine d'urgence et de sauvetage (SSMUS) et des médecins dans leur ensemble, de concert avec les institutions non médicales, la formation des profanes doit se développer dans le domaine de la médecine d'urgence. Leur tâche consiste à définir les buts et contenus des formations, selon les connaissances médicales et pédagogiques les plus récentes. Ces formations doivent être élaborées et contrôlées sur la base d'études scientifiques.
En ce qui concerne la CPR, la mise sur pied d'un «Swiss Resuscitation Council» réunissant les acteurs du sauvetage est impérative. Ce council a pour but d'établir des directives uniformes et actualisées, les objectifs et les programmes de formation destinés aux spécialistes et aux profanes ainsi qu'un contrôle de qualité. Il est responsable de l'étude scientifique des questions épidémiologiques et cliniques des autres problèmes évoqués précédemment. Il s'efforcera en particulier de clarifier les problèmes liés à la défibrillation par des profanes, en définissant le public-cible, les conditions cadres et les bases juridiques nécessaires.