Le 2 mars 2000, le Pr Lawrence Freedman (chef du Département de médecine interne à Lausanne de 1973 à 1979) et la Société suisse de maladies infectieuses nous ont invités, avec le soutien de SmithKline Beecham, à la 22e édition de ce classique rendez-vous printanier.
Les organisateurs de concert prennent soin généralement de placer en fin de programme les uvres les plus significatives, ou les solistes les plus prestigieux. C'est peut-être en raison d'un changement de programme que, lors de ce symposium, il nous a été donné de vivre l'inverse.
En effet, avec le Pr Donald A. Henderson, actuel directeur du Center for Civilian Biodefense Studies, c'est une personnalité d'une stature historique qui a traité du thème du bioterrorisme : un abrégé de son curriculum vitae le montre : dès 1966, il est responsable du programme OMS d'éradication de la variole, réalisant cet exploit prométhéen de débarrasser l'humanité pour la première fois d'un fléau infectieux, et quel fléau ! La promotion de deux éléments stratégiques, contrôle de qualité des vaccins et remplacement, en tant que cible du programme, du nombre de doses vaccinales administrées par la réduction des cas documentés de variole, sont les éléments clés du succès qui culmine en 1980, 182 ans après la publication de Jenner, avec la déclaration d'éradication de la variole de la face du globe. Il faut souligner que cette terrible maladie aura encore tué environ 500 millions de victimes au seul XXe siècle, cinq fois plus que l'ensemble des conflits armés. Dans les années 80-90, son expérience l'amène à servir d'expert scientifique dans les administrations Bush puis Clinton, une activité évidemment à l'origine de ses préoccupations actuelles.
Certains pourraient avoir l'impression que la notion de bioterrorisme est le produit d'Occidentaux engoncés dans leur confort et craignant de manière quelque peu paranoïde des scénarios tenant plus de la science-fiction que de la réalité. Pour ceux-là, la conférence du Pr Henderson devrait être un chemin de Damas : en une heure, il force à se rendre à l'évidence. Alors que le bioterrorisme était considéré jusqu'à la fin des années 80 comme une hypothèse peu vraisemblable, parce que historiquement peu fréquent, moralement répugnant, et techniquement difficile (les agents biologiques étant réputés technologiquement difficiles à produire et à disséminer), ce préjugé semble plutôt avoir été le reflet d'une réticence à envisager le bioterrorisme. Les années 90 seront en effet riches en enseignements. En 1995, lors de sa défection, le beau-fils de Saddam Hussein apporte en Occident des documents révélant que le programme irakien de production d'armes biologiques est beaucoup plus important que soupçonné jusqu'alors. Le 20 mars 1995, la secte Aum Shinrikyo exécute une attaque terroriste coordonnée dans plusieurs stations de métro à Tokyo, utilisant l'agent neurotoxique sarin : 3800 personnes atteintes, dont mille seront hospitalisées et douze décéderont. L'enquête révélera que des membres ont travaillé à produire de l'anthrax, allant jusqu'à exécuter une dispersion de spores dans le centre de Tokyo, heureusement, par erreur avec une souche avirulente. Cette secte a également organisé une mission au Zaïre, dans l'intention d'obtenir des isolats de virus Ebola !
Finalement, la défection de Kanadjan Alibekov, un dirigeant haut placé du programme d'armes biologiques, révèle que l'Union Soviétique, y compris après la signature de la Convention sur les Armes biologiques en 1972, et jusqu'au début des années 90, développe un gigantesque programme de guerre biologique impliquant plus de cinquante institutions et 50 000 employés. Parmi les gracieusetés développées, des installations de production de virus de la variole d'une capacité de 80-100 tonnes par année (!), de bacille pesteux, d'anthrax (avec à la clé, l'accident de Sverdlovsk en 1979, qui causera plus de 66 décès). Le programme conduit aussi au développement de souches résistantes aux antibiotiques de ces pathogènes, afin de rendre impossible prophylaxie et traitement. A la fin des années 80, ces agents sont susceptibles d'être déployés par des missiles balistiques à ogives multiples guidées indépendantes. A ce jour, une majorité des personnes ayant été employées dans ce programme sont dans des conditions économiques difficiles, beaucoup ont disparu de la circulation, et l'on connaît l'existence d'efforts de recrutement de ces personnes par la Corée du Nord et l'Irak.
A l'heure actuelle, en fonction de leur pathogénicité et de la possibilité de disséminer des germes infectieux, les agents suivants ont été reconnus susceptibles d'être utilisés à des fins de bioterrorisme : variole, peste, anthrax, toxine botulinique, tularémie, fièvres hémorragiques africaines.
La variole présente des caractéristiques séduisantes pour un agent potentiel : transmise par aérosol, après une incubation de 10-12 jours, et un prodrome fait de fièvre et de douleurs abdominales, l'éruption suit son cours, avec jusqu'à 25% de mortalité. Depuis l'éradication de la variole, la vaccination des enfants a été interrompue en 1975 aux Etats-Unis, et en 1980 dans le reste du globe, créant ainsi de larges masses de populations susceptibles. Tandis qu'il n'existe pas vraiment de moyen chimio-thérapeutique ou -prophylactique, on peut protéger les individus exposés par une vaccination rapide, au prix d'effets secondaires appréciables chez l'adulte non immunisé. La variole étant très contagieuse, l'effort visant à contrôler une épidémie doit être intense. On peut l'évaluer en étudiant la réponse aux deux épidémies importées en Occident, respectivement à Meschede en Allemagne en 1970, et au Kosovo en 1972. On y vérifie que des contacts très fugitifs sont suffisants pour causer des cas secondaires. En Yougoslavie, c'est un pèlerin de retour de la Mecque, vacciné, qui rentre avec un rash bénin. Durant la fête du retour, il rencontre de nombreuses personnes. On compte onze cas secondaires, dont chacun infectera à son tour treize individus en moyenne. Cet événement entraînera la mise en quarantaine de la Yougoslavie, la vaccination de sa population entière (19 millions de doses) et la mise en quarantaine des contacts, c'est-à-dire le confinement de 100 000 personnes dans des conditions policières.
Il est donc facile d'imaginer quel serait, à l'heure actuelle, l'impact d'une attaque biologique utilisant le virus varioleux, impliquant d'emblée quelques dizaines de cas, en tenant compte de la susceptibilité complète des générations nées après 1975-80, de la fréquence des contacts internationaux, et de l'inexpérience de l'immense majorité des travailleurs de la santé face à la variole. De plus, à l'heure actuelle, il ne reste que des stocks de virus de la vaccine vieillissants, en quantité insuffisante pour faire face à une épidémie internationale, alors qu'il n'existe pas de traitement. Des vaccins plus récents et moins dangereux, comme par exemple le vaccin Ankara, n'ont jamais été produits en quantité ni prouvés efficaces contre la variole.
Le second agent potentiellement utilisable dans une attaque biologique est l'anthrax : il a été étudié et développé dans tous les programmes de guerre biologique, y compris en URSS et en Irak. C'est un bacille Gram + qui sporule : les spores peuvent être produites en grande quantité, disséminées en aérosol infectieux qui cause un anthrax d'inhalation beaucoup plus sévère que l'anthrax cutané, c'est-à-dire un sepsis rapidement évolutif, après une incubation de quelques jours jusqu'à six semaines. L'OMS a calculé, utilisant entre autres les données de l'accident de Sverdlovsk, que la dispersion de 50 kg de spores sur une ligne de 2 km au vent d'une ville de 500 000 habitants pourrait causer l'infection de 125 000 personnes avec 95 000 décès. Si l'anthrax peut être traité précocement, et prévenu, après exposition, par des antibiotiques, des souches résistantes ont été développées en tout cas dans le cadre du programme soviétique. De plus, le délai d'incubation jusqu'à six semaines, multiplié par le nombre d'individus exposés poserait des problèmes logistiques énormes en termes d'emploi d'antibiotiques prophylactiques.
A l'heure actuelle, ce n'est pas tellement des puissances militaires, que des individus ou des groupes (y compris des sectes) ayant des agendas politiques et une volonté d'utiliser n'importe quels moyens pour les remplir, qui sont susceptibles de réaliser de telles attaques. Les caractéristiques de nos sociétés développées nous rendent particulièrement vulnérables : diffusion de l'information, facilités de communications, radicalisation de nombreux conflits.
Il faut donc augmenter le degré de préparation de nos sociétés : un tel programme a débuté aux Etats-Unis en 1995, sur la base d'une directive présidentielle, avec crédits de plusieurs centaines de millions de dollars. Il implique des mesures telles que la mise en place d'un réseau épidémiologique impliquant en particulier les services susceptibles de recevoir les cas index, le développement, la production et le stockage de vaccins, le stockage d'antibiotiques en réserves tournantes, ainsi que la promotion d'une collaboration internationale.
A la fin de cette conférence, on ne peut que se demander, avec une certaine inquiétude, ce qu'il en est dans notre pays. Une préparation efficace représente des investissements importants. Si certains d'entre eux peuvent être comprimés par une collaboration internationale, la formation des médecins à reconnaître les maladies pouvant représenter une attaque bioterroriste, la constitution et la maintenance de stocks de vaccins et d'antibiotiques représentent un effort local. L'évaluation du rapport entre le risque d'une attaque bioterroriste en Suisse et les moyens que nous sommes prêts à consacrer pour nous y préparer est une décision politique difficile. Cependant, au moment où notre parlement délibère de l'achat, pour un milliard de francs, de nouveaux blindés de transport de personnel, on ne peut que se demander si nous nous préparons vraiment aux risques auxquels nous aurons à faire face à l'avenir.
La deuxième conférence est donnée par le Pr Robert Webster, chef du Département de virologie au St-Jude Children Hospital à Memphis. Au cours de sa carrière, le Pr Webster a joué un rôle central dans l'élucidation de l'écologie des virus de la grippe. Il établit que le réservoir des virus influenza se trouve chez les oiseaux, en particulier aquatiques. On peut montrer par des études de séquences que les virus sont relativement peu évolutifs chez ces hôtes, suggérant qu'ils y sont bien adaptés par une longue évolution. Au contraire, chez les mammifères, on voit des virus influenza évoluer très rapidement, suggérant qu'il s'agit de virus qui sortent du réservoir aviaire et n'ont pas (encore) établi une relation écologique stable avec ces espèces.
Il faut rappeler que le virus de la grippe est un virus enveloppé à génome à ARN simple brin, formé de huit segments. Ceci lui confère deux caractéristiques cruciales, importantes surtout pour le virus de la grippe A, le plus important du point de vue médical : comme tous les virus à ARN, sa polymérase est une copieuse à gènes infidèle, introduisant fréquemment des erreurs. Ces erreurs conduisent à des remplacements d'acides aminés dans les protéines du virus, y compris celles reconnues par le système immunitaire (par exemple, l'hémagglutinine HA et la neuraminidase NA), permettant au virus muté d'échapper aux réponses immunes. On parle de drift antigénique. D'autre part, lors d'une infection d'une cellule par deux virus parentaux différents, les particules filles peuvent recevoir des segments génomiques issus de l'un ou de l'autre parent : on parle de réassortiment. Lorsque ce processus touche aux deux protéines HA et NA reconnues par les systèmes immunitaires, ce processus peut conduire à la genèse de virus aux propriétés entièrement nouvelles du point de vue immunitaire : on parle alors de shift antigénique, c'est-à-dire à l'apparition d'un virus aux caractéristiques sérologiques encore inconnues chez l'homme. Il existe quinze sérotypes d'hémagglutinine HA, dont trois sont connus de la population humaine tandis que les autres se trouvent chez des virus animaux, et neuf sérotypes de neuraminidase, dont deux sont connus de l'homme.
C'est l'apparition de tels virus nouveaux, contre lesquels l'humanité n'a pas d'immunité spécifique préalable, qui cause le phénomène de pandémie, c'est-à-dire une épidémie annuelle de grippe particulièrement importante, que l'on a observé en 1918, 1957 et 1968, respectivement avec les virus influenza A H1N1, H2N2 et H3N2. Il semble qu'en 1918, un virus aviaire se soit adapté avec succès à l'homme causant ainsi une pandémie avec une mortalité de l'ordre de 20 à 40 millions de personnes. Au contraire, les pandémies de 1957 et 1968 sont dues à des dérivés de H1N1 dans lesquels des segments génomiques, à la suite de réassortiments, sont remplacés par des segments correspondants d'origine aviaire, dans un background génomique déjà adapté à l'humain. Il est probable que ces réassortiments se produisent chez le porc, qui sert de marmite à mélanger des virus aviaires et humains, parce que ces deux types de virus infectent efficacement les cellules de porc. Enfin, en 1977, on voit réapparaître H1N1, qui avait disparu depuis les années 50.
Cet historique pose des questions importantes : à quoi était due la pathogénicité de H1N1 en 1918. Chez les oiseaux, on connaît des virus particuliers, ayant des hémagglutinines HA5 et HA7, qui ont pour caractéristique de causer des infections systémiques et non limitées aux muqueuses digestives et respiratoires : ces virus causent chez les oiseaux de basse-cour des épidémies avec une mortalité de l'ordre de 80%. On peut, par séquençage du gène de l'hémagglutinine, corréler ce pouvoir pathogène avec une «séquence signature». Il s'est donc posé la question de savoir si le virus de 1918 portait une telle séquence. En fait, des travaux initiaux portant sur des spécimens pathologiques d'individus américains décédés de pneumonie primaire, et utilisant la polymerase chain reaction n'ont pas montré de séquence signature rappelant celle des souches aviaires hautement pathogènes. Plus récemment, des investigateurs ont exploré un cimetière au Spitzberg, où sont ensevelies des victimes de l'épidémie, dans l'espoir que, protégées par le froid dans le permafrost typique de ces latitudes, on puisse trouver des tissus infectés particulièrement bien conservés, voire du virus viable.
Plusieurs séquences de virus ont ainsi été obtenues (mais pas encore publiées), qui sont distantes des séquences en provenance du continent américain. Ces séquences elles aussi ne révèlent pas de signature pathogène, de sorte que les déterminants de pathogénicité de ces virus de 1918 restent inconnus. Il se pose la question de reconstruire des virus incluant ces séquences dans le background génétique de H1N1 plus récent, évidemment dans des conditions de confinement biologique extrêmes, par exemple de niveau 4, pour les études pathogénétiques.
En deuxième lieu, on peut se demander quand aura lieu la prochaine pandémie, et si le virus qui la causera résultera de l'adaptation directe d'un virus aviaire à l'espèce humaine, comme en 1918, ou d'un réassortiment d'un virus humanisé avec des segments codant pour une hémagglutinine ou une neuraminidase d'origine aviaire, comme en 1957 et 68.
Depuis 1997 s'est joué à Hong Kong le scénario de deux tentatives avortées d'un virus aviaire de s'établir dans l'espèce humaine : des virus aviaires H5N1 et H9N2, qui faisaient partie des nombreux isolats de virus influenza qu'on peut trouver dans l'industrie de la volaille, et en particulier dans les live bird markets, causaient des épidémies avec une mortalité appréciable chez les poulets, alors que les canards jouaient le rôle de porteurs sains. Il est d'ailleurs probable que ces virus résultent de réassortiments entre des souches de virus de différents volatiles (canard, oie en particulier) générant des virus aux caractéristiques pathogènes nouvelles. En 1997, on observe dix-sept cas d'influenza humaine causée par H5N2, avec cinq décès : ces grippes sont caractérisées par la fréquence d'atteinte parenchymateuse respiratoire (pneumonie) et extrarespiratoire : rénales, hépatiques et hématologiques, à une fréquence tout à fait inhabituelle. La séquence de l'hémagglutinine de ce virus présente la signature pathogène pour les oiseaux, et expérimentalement, ces virus se révèlent pathogènes pour le poulet et la souris. Cependant, on n'observe pas de transmission à des cas secondaires autre que sporadique, de sorte qu'il n'y a pas à proprement parler d'épidémie chez la population humaine, suggérant que le virus, quoique très pathogène, est mal adapté à l'être humain, en particulier en ce qui concerne le pouvoir de contagion. A l'approche de l'épidémie de H3N2 saisonnière causée par le virus de Sydney, les autorités sanitaires craignent un événement de réassortiment entre le H5N1 pathogène et le virus H3N2 adapté à l'être humain (produisant un virus contagieux et hautement pathogène), de sorte qu'à fin décembre 1997, elles décident de sacrifier l'ensemble de la population de volaille à Hong Kong, Il s'agit probablement d'une très sage décision, dans la mesure où l'on pouvait alors redouter le spectre d'une pandémie à 30% de mortalité. En 1999, on rapporte quelques cas de transmission de H9N2 à l'homme, toujours à Hong Kong, montrant que la menace de pandémie est toujours présente. La problématique des déterminants d'adaptation à l'homme de virus aviaires est, on le voit, au centre de l'évaluation du risque de pandémie : en d'autres termes, combien de mutations étaient nécessaires pour que le virus H5N1 s'adapte à l'homme et soit capable d'être transmis efficacement, causant ainsi une pandémie ?
Dans le meilleur des cas, pour disposer d'un vaccin en quantité suffisante pour faire face à une pandémie, il faut pouvoir choisir les souches vaccinales six mois à l'avance, temps nécessaire à la phase de production industrielle. Le caractère hautement pathogène du virus H5N1 pour l'uf embryonné aurait nettement prolongé ce délai. De nombreux travaux sont en cours pour développer de nouveaux vaccins permettant de contourner ce type d'obstacle : vaccins atténués, vaccins tués produits dans d'autres systèmes de cultures, et vaccins constitués d'ADN codant pour des protéines d'influenza. A l'heure actuelle, il est cependant possible que la seule arme dont nous disposions pour faire face à une pandémie soit les antiviraux.
Ceci mène à considérer les nouveaux médicaments inhibiteurs de la neuraminidase du virus influenza (zanamivir et oseltamivir) d'un il nouveau. Mis à part leur rôle actuel pour le traitement et la prophylaxie chez les individus qui ne sont pas vaccinés ou chez qui la vaccination est inefficace, ils pourraient se révéler d'importance vitale dans une pandémie dont on dit aux Etats-Unis qu'elle pourrait, selon une estimation conservatrice, toucher jusqu'à 25% de la population avec 600 000 hospitalisations et 200 000 décès.
Dans cette perspective, la constitution de stocks roulants d'antiviraux est un problème qui doit être abordé en collaboration entre les industries concernées et les autorités sanitaires (voilà encore un emploi pour le crédit d'un autre blindé de transport de troupe... ?).
En conclusion, le Pr Webster nous assure d'une certitude : il y aura une prochaine pandémie !
Après midi, le Pr Stuart Levy, de la Tufts University à Boston, aborde le problème de la résistance aux antibiotiques. Si la résistance aux antibiotiques fait partie des rapports naturels de différents microorganismes dans leur écosystème, la production industrielle et l'usage d'antibiotiques étendent la zone de pression de sélection, tandis que les progrès de la médecine transforment «les commensaux d'hier en pathogènes d'aujourd'hui».
A l'heure actuelle, on voit un déplacement des problèmes de résistances, perçus jusqu'alors comme surtout hospitaliers, vers la communauté : on voit ainsi y apparaître S. pneumoniae et M. tuberculosis multirésistants, N. gonorrhoae résistant déjà à la pénicilline, aux tétracyclines, aux fluoroquinolones et devenant maintenant intermédiaires aux céphalosporines de troisième génération, pourtant le dernier recours, S. pyogenes Gr. A. résistant aux macrolides et tétracyclines, E. coli et autres entéropathogènes multirésistants. Ainsi, en Asie, plus de la moitié des E. coli sont hautement résistants aux quinolones ; au Tadjikistan, la propagation d'une S. typhi multirésistante a causé une épidémie de 9000 cas avec plus de 1% de mortalité.
Ces toutes dernières années ont été marquées par l'apparition, en ce qui concerne S. aureus de souches nosocomiales résistantes à la vancomycine dans les hôpitaux, mais aussi de souches communautaires résistantes à la méthicilline. Enfin, on voit apparaître une résistance au Bactrim® chez P. carinii, dans la mesure où des mutations dans le gène DHFR corrèlent avec un taux d'échec clinique plus élevé.
L'apparition de résistances dans des infections acquises dans la communauté et non à l'hôpital signifie que le problème ne frappe plus seulement des individus qui développent des résistances en cours de traitement, mais bien des individus qui s'infectent avec des microorganismes préalablement résistants. Cette constatation donne la plus grande importance aux mécanismes de transfert génétique que peuvent utiliser les bactéries pour transférer des caractères de résistances : en plus des mécanismes classiques de transformation, transduction et conjugaison, on a récemment décrit les intégrons comme une unité fonctionnelle génétique. Si les transposons étaient des unités génétiques capables d'effectuer un «copier coller» de leur contenu d'un plasmide sur un autre plasmide ou un chromosome bactérien, et donc de contribuer à la propagation horizontale de l'information contenue dans le transposon, l'intégron possède une autre caractéristique. Il code pour une intégrase, possède une séquence primaire de recombinaison, et un fort promoteur. De la sorte, cet élément est susceptible d'induire la recombinaison de sa propre séquence avec des cassettes de gènes de résistance équipées du même site de recombinaison. Cette propriété conduit à rassembler sur le même élément génétique un train de gènes de résistance, fortement exprimés sous le contrôle du promoteur de l'intégron. Ce dernier pouvant être localisé sur des transposons ou des plasmides conjugatifs, la voie est ouverte à la transmission horizontale d'éléments génétiques de multirésistance. On voit donc la signification désastreuse de ce «filet à papillons», rassembleur de gènes de résistance dans la propagation de la multirésistance, en particulier dans un environnement où les antibiotiques sont largement répandus.
En effet, à côté des usages médicaux, les antibiotiques sont utilisés larga manu en particulier en médecine vétérinaire, surtout comme agents accélérant la croissance (donc une motivation purement économique) et même comme traitement de maladies de plantes : on les appelle alors pesticides !
Or, la relation entre l'usage à concentration subthérapeutique et la fréquence de souches résistantes chez les animaux traités est établie : de plus, les souches sont souvent multirésistantes, de sorte qu'un «assolement triennal» utilisant différents antibiotiques tour à tour n'a pas forcément un effet favorable.
Enfin, même l'usage en médecine humaine est en général mal contrôlé : en fait, dans une majorité de pays, les antibiotiques sont vendus sans ordonnance, souvent par des personnes à la formation totalement inadéquate. Le Pr Levy cite alors l'exemple d'antibiotiques, objets de promotions du style «spécial de la semaine» au Chili, où le vendeur est souvent un collégien qui se fait de l'argent de poche.
Aux Etats-Unis, on a effectué des études consistant à envoyer en consultation des étudiants souffrant d'infection des voies respiratoires supérieures : la majorité, malgré un diagnostic d'infection virale, recevaient une prescription d'antibiotiques.
Enfin, il faut relever l'usage de produits désinfectants dans les ménages sous forme de nettoyants et dans des matériaux comme par exemple des matelas : or, certains de ces désinfectants agissent en sélectionnant des mécanismes de résistance comme des pompes à efflux capables de conditionner des résistances à des antibiotiques multiples. C'est ainsi que, tandis que des bêtalactames sont susceptibles de sélectionner des staphylocoques dorés méthicilline-résistants, le chlorure de benzalkonium est capable de les rendre résistants à de multiples autres antibiotiques. Or, de plus en plus de malades sont soignés dans cet environnement de la maison, où l'on utilise de plus en plus de désinfectants.
Quel agenda peut-on proposer pour ce problème : raccourcir les traitements, encourager un usage de différentes classes de médicaments, peut-être par périodes, former les médecins à utiliser avec parcimonie les nouveaux médicaments afin de prolonger leur période d'utilité. Il va falloir aussi utiliser d'autres approches pour le traitement et la prévention des infections, comme l'administration de commensaux pour restaurer des flores protectrices, et développer des approches immunoprophylactiques et immunothérapeutiques.
Enfin, le Pr Lowell S. Young, du Kuzell Institute for Arthritis and Infectious Diseases, présente une conférence en deux parties.
Il rappelle tout d'abord de quelle manière l'encapsulation d'agents antimicrobiens dans des liposomes permet de diriger ces agents préférentiellement par exemple dans les cellules du système réticulo-endothélial, une caractéristique évidemment souhaitable dans le cas d'infection par des pathogènes intracellulaires. C'est ainsi qu'il a développé des liposomes chargés d'aminoglycosides qui se sont révélés efficaces dans le traitement d'infections expérimentales dues à Mycobacterium avium, tandis que, ironiquement, le développement clinique était interrompu par l'arrivée de médicaments plus actifs (nouveaux macrolides, rifabutine) et la quasi-disparition des infections disséminées à M. avium chez les patients infectés par VIH, suite à l'introduction des régimes hautement efficaces de la deuxième partie des années 90.
En second lieu, le Pr Young évalue l'impact potentiel de nouvelles approches dans le processus d'identification de nouveaux antibiotiques. L'émergence des diverses résistances rend nécessaires ce type de recherche. Or, le processus classique de recherche d'isolats bactériens et mycotiques semble avoir atteint ses limites puisqu'il conduit souvent à redécouvrir des molécules déjà connues ou leurs parents. On va alors parler de génomique, de librairies, de chimie combinatoire, de robotique et de micro-arrays. Il est certainement difficile de donner une vision précise de l'apport potentiel de ces techniques en une demi-heure.
On va néanmoins comprendre que la chimie combinatoire permet de générer des myriades de composés par permutation de réactions de synthèses, composés qui seront alors disponibles pour des tests de criblage d'activités biologiques. Ces derniers doivent évidemment être simples et automatisés pour pouvoir absorber l'analyse d'un tel nombre de composés.
Ceci reste une approche fondée en partie sur le hasard. En développant une connaissance de la structure tridimensionnelle des molécules du vivant (par exemple par diffraction de rayons X sur des cristaux des molécules en question), en particulier des cibles potentielles d'antimicrobiens, il devient possible de dessiner des molécules appropriées pour interférer avec ces cibles, augmentant dramatiquement ainsi le rendement du criblage par rapport à la méthode classique fondée sur le hasard. C'est ainsi qu'ont été développés particulièrement rapidement les inhibiteurs de protéase de VIH qui ont révolutionné le traitement de cette infection au milieu des années 90.
Le concept de génomique se rapporte à des analyses à l'échelle d'un génome entier. Il s'est agi dans un premier temps de déterminer la séquence de l'ensemble du génome de certains organismes. Le nombre de bactéries pour lequel ce but est accompli dépasse la vingtaine et croît rapidement. Cette connaissance permet d'identifier comme potentielles cibles d'agents antimicrobiens l'ensemble des gènes d'un microorganisme qui n'ont pas d'équivalent humain et semblent coder pour des fonctions ne se rapportant pas à des antimicrobiens déjà connus. Cependant, l'étape suivante consiste à développer la capacité à analyser l'expression de ces ensembles de gènes dans différentes conditions : ceci est réalisé au moyen de micro-arrays, dispositifs permettant de mesurer simultanément le niveau d'expression de milliers de gènes, c'est-à-dire le niveau de l'ARN messager qu'ils produisent. On peut alors caractériser l'action d'une substance par les perturbations qu'elle induit dans l'expression génétique d'un microorganisme. En combinant ces différentes approches, on en tire la conjecture que nous allons disposer d'une capacité à engendrer de nouveaux antimicrobiens et à les caractériser physiologiquement sans commune mesure avec les méthodes utilisées jusqu'alors. On peut d'ailleurs se demander si une analyse des perturbations génétiques déterminées par les mêmes substances sur des cellules humaines permettra de prédire beaucoup mieux le profil de toxicité de ces substances avant même leur développement clinique.
* *
*
Sur cette note optimiste se termine une journée qui a chatoyé des couleurs les plus sombres et les plus brillantes de la microbiologie contemporaine, et dont il faut remercier les organisateurs et sponsors.
En jetant un il sur la dernière page du programme, on relit les intitulés du symposium de ces onze dernières années : le terme de challenge y revient souvent. Il est cependant un challenge évident que se sont posés les organisateurs : trouver un nouveau titre chaque année ; ceci les a conduits certaines années à des titres quelque peu contournés. On se permet donc ici, pour les soulager de ce défi, de leur suggérer d'appeler le symposium «SKB Symposium in Infectious Diseases», et de laisser le programme parler de lui-même. Il l'a fait de manière éloquente cette année !