Moins de dix pour cent d'une population de patients hospitalisés dans un service de médecine universitaire de moyen séjour adhèrent sans condition aux efforts visant à raccourcir la durée des séjours hospitaliers. La majorité d'entre eux (54%) sont par contre ambigus ou clairementopposés à une telle mesure. De surcroît, d'importantes divergences existent entre soignants et soignés quant à la définition de la justification du séjour.Il semble indispensable que les soignants explicitent davantage, vis-à-vis de leurs patients et des politiques, les contraintes économiques et les conflits déontologiques auxquels ils font face. Cet effort doit permettre à la fois de préserver la qualité de la relation thérapeutique que des pressions trop prononcées peuvent menacer, et d'augmenter l'efficience de nos interventions en présentant aux patients des projets de soins adaptés et respectueux.
En terme de marine, l'écoute est le bout, le filin, le cordage utilisé pour manuvrer les voiles, leur donner une surface conforme à la meilleure utilisation possible du vent. Grâce à l'écoute et son effet sur les voiles, le bateau avance. La barre et le gouvernail donnent la direction mais seule la juste manuvre de l'écoute lui permet de se propulser...
En matière de rationalisation des soins, chacun le sait, augmenter l'efficience de l'utilisation des hôpitaux est devenu un enjeu majeur de la politique de la santé. «Ecoute !» est alors l'injonction de chercheurs cliniques et l'ordre des autorités sanitaires et politiques.1-4 L'Hôpital universitaire de Genève a apporté ces dernières années des contributions importantes à ces efforts de rationalisation. En ce qui concerne les soins hospitaliers, un fort accent a été porté pour mieux dépister les hospitalisations et les journées d'hospitalisation inadéquates.3 En conséquence, de profondes modifications dans les filières de prise en charge ont été induites, permettant de mieux définir des axes de compétence, sensibilisant les soignants aux aspects économiques des soins et simplifiant des procédures de prise en charge. L'importance et la nature des problèmes générant des hospitalisations inadéquates étant mieux caractérisées, c'est ainsi pour chaque patient qu'un effort est entrepris afin que le retour au domicile ou le transfert ne soit pas inutilement retardé, ce qui permet une diminution régulière des durées de séjour (statistiques HCUG). Mais comment ces transformations sont-elles vécues par les patients et leurs soignants ? Dans quelle mesure ces deux parties peuvent-elles s'entendre sur la définition de la justification d'un séjour hospitalier ? L'écoute des réponses à ces questions nous paraît d'importance pour diriger nos attitudes de soignants et constituer des éléments de discussion objectifs si les intérêts de nos patients venaient à être menacés.
Nous avons donc interrogé 316 patients consécutifs, hospitalisés dans un service de médecine interne d'un hôpital public universitaire de moyen séjour, et leurs soignants sur la justification de leur hospitalisation et sur la tendance actuelle au raccourcissement des séjours.5
Interrogés de manière standardisée au 12e jour (médiane = 9) d'une hospitalisation dont la durée moyenne était de 28 jours (médiane = 23), 80% des soignants répondent que l'hospitalisation de leurs patients respectifs est justifiée alors que le pourcentage de réponse identique chez les patients concernés est de 94% (p
Autre fait significatif, lorsque l'on s'attache à mesurer la concordance entre les avis des patients et de leurs soignants au sujet du caractère justifié ou non de leur séjour (test Kappa), la surprise est de découvrir que le taux d'accords entre les parties n'est pas supérieur à celui attendu par le seul fait du hasard ! En d'autres termes, lorsqu'une équipe trouve le séjour hospitalier d'un patient justifié, ce patient n'aura pas plus de chance de trouver lui aussi sa présence justifiée que son voisin pour qui l'équipe soignante la désapprouve ! L'inverse étant également vérifié.
Les réponses de ces mêmes patients à la question : «Que pensez-vous de la tendance actuelle à raccourcir les durées des séjours hospitaliers ?» ont été classées par deux observateurs indépendants parmi cinq catégories (tableau 1). Dans la population étudiée, on est frappé d'obtenir une réponse favorable sans condition de type «c'est une bonne chose» que dans une minorité des cas (9%), alors que le jugement est deux fois plus souvent nettement défavorable avec des réponses telles que «c'est dangereux !» ou «c'est un scandale !» (17%). Même si le nombre de patients sans avis sur la question est élevé (36%), un raccourcissement arbitraire qui ne tiendrait pas compte des particularités de chaque patient soulève ainsi une majorité (54%) de craintes explicitement exprimées.
En ce qui concerne le domaine de l'adéquation du séjour hospitalier, notre travail éclaire de manière inédite les conceptions différentes que chacune des parties peut entretenir par rapport à son caractère justifié ou non. Notre expérience clinique démontre d'ailleurs régulièrement que nos patients et leurs proches comprennent souvent mal et parfois même s'opposent aux pressions qui s'exercent sur eux pour le choix des lieux d'hospitalisation ou le raccourcissement des séjours. Les résultats de notre enquête illustrent bien cette communication difficile entre des systèmes de références distincts et l'importance des problématiques déontologiques6 ou légales7 que rencontrent les soignants face aux conséquences générées par l'importance croissante donnée au caractère économique des soins. Le défi qui attend dès lors les soignants la plupart d'entre eux savent bien que les demandes que leur adressent les patients et leurs familles ne peuvent se réduire à de stricts critères biomédicaux ou économiques est d'expliquer et de clarifier sans relâche les tenants et les aboutissants de ces nouvelles contraintes sans jamais nier les dimensions de souffrance individuelle liée à la maladie et sans gêner le décryptage d'attentes parfois «sans limites» qui leur parviennent. A ceci s'ajoute que, malgré les modifications tarifaires promises, les conditions de la pratique médicale d'aujourd'hui ne favorisent pas assez la reconnaissance du temps consacré à oser se confronter à la compréhension, à la dialectique et aux contraintes de l'autre. Une illustration de ce phénomène est donnée par le fait que, dans notre étude, lorsqu'un motif d'admission à composante sociale est identifié par le médecin envoyeur, le taux d'hospitalisations jugées injustifiées augmente significativement pour atteindre 30% selon les soignants et 10% selon les patients. Il apparaît donc clairement que tant les soignants que leurs patients ne jugent pas que l'hospitalisation constitue forcément la meilleure réponse à donner face à un problème social. Néanmoins, même en considérant l'insuffisance de disponibilité locale de structures extra-hospitalières pouvant assurer la prise en charge de ce type de situation, nous constatons que face à l'«urgence» d'une problématique de solitude ou d'épuisement de l'entourage médico-social, il reste difficile pour eux de s'entendre sur d'autres issues.
Nous faisons l'hypothèse que les divergences observées entre les soignants et leurs soignés trouvent également leurs origines dans un tissu de désaccords qui concernent aussi bien l'information dont disposent les patients au sujet de leurs problèmes de santé que les motifs de transfert par exemple.8 Sur ces points particuliers toutefois, l'amélioration du dialogue entre les parties peut permettre d'augmenter l'efficience des soins.9,10
En ce qui concerne l'avis des patients sur les rationalisations des soins en cours, nos résultats convergent avec ceux obtenus lors d'une enquête téléphonique, effectuée récemment auprès de mille sujets qui devaient se prononcer sur le rationnement des soins ambulatoires et les projets de budget global.11 Dans cette enquête, 71% des résidents suisses représentatifs refusaient l'idée d'un budget global pour la santé et seuls 21% des personnes interrogées acceptaient des mesures d'économie entraînant une diminution de la qualité des prestations des soins. Un système de santé avec des forfaits de remboursement par pathologie ou des durées de séjour fixées pour une pathologie donnée, représente donc une menace pour la satisfaction des patients interrogés et de nos concitoyens. Il est reconnu par ailleurs que ce type de pressions met à mal la relation thérapeutique en s'opposant à un rôle des soignants qui est de défendre d'abord l'intérêt des patients.12,13
Les paroles des patients et des soignants présentées ici s'exercent bien évidemment dans un contexte qui englobe et dépasse largement le sens des mots employés et probablement aussi les soins tels qu'ils sont donnés dans notre service. Chacune d'entre elles s'insère chaque fois dans une culture, appartient à un contexte spécifique. Toutes sont arc-boutées entre vécus de malades et maladies, entre vécus de soignants et professionnalisme, imprégnées de spontanéité. Nous pensons cependant que leur écoute attentive doit conditionner nos attitudes de soignants et que si nos patients et leurs soignants ont accepté ici de «prendre le risque» de dire leurs positions, c'est aussi pour pondérer des tendances, neutraliser des effets, pour stimuler les parties à clarifier leurs opinions face à des termes aussi abstraits que le rationnement ou la rationalisation sanitaires.