En guise d'éditorial, nous avons choisi de présenter les grands thèmes d'un livre blanc récemment publié par l'Association des professeurs titulaires de chaires de psychiatrie de Suisse. Ce travail représente le résultat d'une collaboration de près de deux ans entre quel-ques collègues, aboutissant à un petit ouvrage bilingue français-allemand d'environ 80 pages qui s'adresse en priorité aux décideurs du monde politique et économi-que, des assurances, de l'Uni-versité et des associations.Les professeurs de psychiatrie titulaires de chaires ont mené une réflexion touchant en particulier aux domaines de l'enseignement, de la formation à la recherche et de la relève académique au niveau national et visant à présenter les enjeux majeurs qui confrontent cette spécialité médicale en mutation.* * *La psychiatrie est un domaine de la médecine soumis à des influences multiples du fait, entre autres, des liens étroits qu'elle entretient avecde nombreuses autres sciences biologiques comme la neurophysiologie, la biochimie, la pharmacologie ou la génétique, mais aussi avec les sciences humaines com-me la psychologie, la sociologie, l'éthique, l'anthropologie ou le droit.Ces références multiples sont le reflet de la richesse et de la complexité de la psychiatrie. Par voie de conséquence, le souhait d'intervenir dans le débat entourant la pratique psychiatrique est partagé par de très nombreuses personnes et groupes d'intérêt. Ce désir légitime est également lié aux incertitudes existant encore aujourd'hui concernant les causes des troubles mentaux. Face aux incessants débats d'idées qui ont marqué l'histoire de la psychiatrie, nous considérons que le paradigme biopsychosocial représente un concept permettant une compréhension globale des personnes souffrant de troubles psychiques. Il permet également de résoudre l'opposition, que nous jugeons désuète, entre tenants d'une origine somatique et tenants d'une origine psychique des troubles psychiatriques.En cette période marquée à la fois par des découvertes scientifiques majeures et par une crise économique qui frappe l'ensemble des pays industrialisés, nos concitoyens sont soumis à de nombreuses contraintes qui ne cessent de s'aggraver et qui nécessitent de redéfinir les rôles sociaux et les attentes de la société. Les exigences du monde du travail deviennent toujours plus pressantes, les relations familiales souvent plus problématiques, les valeurs de société marquées par une tendance à l'individualisation et un sentiment d'esseulement qui ne cessent de s'accentuer. Ce contexte général contribue à une insécurisation d'autant plus forte qu'elle s'accompagne de la disparition de moyens d'aide traditionnels. La proportion de personnes qui s'inquiètent de cette évolution croît régulièrement et les patients souffrant de troubles psychiques ont sans doute le plus grand besoin d'être protégés contre toute tendance à l'exclusion et à la stigmatisation.D'un autre côté, cette situation s'accompagne d'un abandon progressif des préjugés qui étaient attachés traditionnellement au fait de demander une aide psychiatrique ou psychothérapique, ce qui explique sans doute en partie qu'au cours des dernières années, on assiste à une augmentation très soutenue de la demande de soins dans ce domaine.On ne peut également que se réjouir de constater qu'au cours des dernières décennies, des méthodes d'intervention efficaces ont été développées. La psychopharmacothérapie a fait des progrès énormes ; la psychiatrie sociale et communautaire a su développer des appro-ches plus adaptées non seulement pour les prises en soins de longue durée et la réhabilitation, mais également dans le domaine des interventions de crise ou les situations de soins aigus. Cette évolution ne pourra réussir que si les décideurs au niveau politique s'engagent à cesser de diminuer régulièrement les moyens attribués aux prises en soins psychiatriques et inversent ainsi une tendance observée depuis plusieurs années.Il est apparu pertinent de présenter à un large public une conception consensuelle de la psychiatrie et de la psychothérapie et d'attirer l'attention sur certains malentendus et dangers qui peuvent menacer leur exercice, de même que sur la qualité et la richesse de l'offre de soins disponible dans ce pays.Les données épidémiologiques indiquent que la prévalence des troubles psychiatriques ne cesse d'augmenter dans nos sociétés. Sur l'ensemble de la vie, près d'une personne sur deux va être concernée au moins une fois par un trouble psychi-que qui nécessiterait un traitement. Les troubles anxieux,les dépressions, les dépendances à l'alcool et à d'autres substances, les troubles de la personnalité, la schizophrénie et les démences, occupent les premières places. Les problèmes de santé et de maladie à l'âge avancé prennent également toujours plus d'importance et de nombreuses personnes âgées souffrent d'une polymorbidité. On peut sans doute mettre une part de cette augmentation des troubles psychiatriques sur l'allongement de la durée de vie moyenne de la population, mais encore faut-il tenir compte de l'augmentation absolue de certains troubles, comme les troubles dépressifs, les abus de substances ou certains troubles graves de la personnalité. Une autre part de l'augmentation apparente des troubles psychiques pourrait également être due au fait que de plus en plus de gens sont prêts à aborder, d'un point de vue psychologique, leurs problèmes de vie, leur souffrance fonctionnelle ou leur maladie physique.Si l'on s'accorde à reconnaître que les troubles psychiques peuvent avoir des conséquences sérieuses pour les patients et leurs proches, on en sous-estime largement les coûts énormes qu'ils représentent pour l'économie nationale. Cela concerne aussi bien les coûts directs, liés au traitement et à la prise en soins, que les coûts indirects, liés à la perte de productivité, au chômage, aux prestations fournies par les proches ou à une mort prématurée.Les progrès observés au cours des dernières années tant dans la compréhension que dans le traitement des troubles psychiques, touchent aux trois grands domaines du paradigme biopsychosocial. Dans le domaine biologique, les progrès majeurs proviennent de la psychopharmacologie, des nouvelles tech-niques d'imagerie cérébrale et de la génétique. Dans le domaine psychologique, ces progrès concernant l'évo-lution des techniques psychothérapeutiques, toujoursmieux codifiées et transmissibles au moyen de manuels, à l'efficacité mieux démontrée et pour lesquels des indications spécifiques pour l'une ou l'autre forme de thérapie sont davantage con-nues. Dans le domaine des approches sociales, on observe un renforcement de la prise en compte de l'importance du contexte social du patient et le développement d'approches intégrées mieux codifiées.Parmi les points importants relevés dans le livre blanc, mentionnons, en par-ticulier, la difficulté à transférer, dans la réalité, les moyens attribués traditionnellement aux services hospitaliers pour soutenir le développement de services ambulatoires et semi-ambulatoires type centre de jour. Dans le domaine de la psychiatrie gériatrique, l'ouverture vers la communauté et la mise en place de centres de crise et de structures ambulatoires multidisciplinaires manquent encore trop souvent, alors qu'ils sont particulièrement indiqués pour éviter l'hospitalisation des personnes âgées. De nombreuses régions du pays n'ont encore à disposition aucune consultation de la mémoire, ni service prenant en charge la prévention et le dépistage des phases précoces de démence. Dans le domaine de la psychiatrie de consultation-liaison, seule une petite minorité des cliniques et des services de médecine interne a à disposition un médecin psychiatre, sauf pour cinq hôpitaux universitaires et les six principaux hôpitaux régionaux du pays. Dans le domaine de la psychiatrie légale, les manques sont très importants, tant en ce qui concerne les besoins des départements spécialisés en psychiatrie légale, le travail de pronostic et d'évaluation des risques chez les délinquants ou la prise en charge des délinquants souffrant de troubles psychiques. Il manque pratiquement partout, en Suisse, à l'exception de Bâle, des places dans des services spécialisés capables d'accueillir et de traiter les délinquants dangereux souffrant de troubles psychiatriques.Le livre blanc aborde également différentes autres ques-tions touchant aux conditions cadres juridiques de l'exercice de la psychiatrie, aux problèmes de la déstigmatisation des maladies psychiques, à l'enseignement et à la recherche, soulignant les points forts des différents centres universitaires. Il traite également des questions des coûts et des bénéfices des traitements psychiques, ainsi que des caractéristiques de différents systèmes de dédommagement. Il insiste également sur l'importance de la collaboration entre psychiatrie publique et privée comme avec les associations de patients.Concernant les perspectives et les recommandations, les professeurs de psychiatrie de Suisse sont en faveur du maintien du titre de spécialité qui s'intitule depuis 1961 «FMH en psychiatrie et psychothérapie», malgré la difficulté de la formation et tout en notant que, dans notre pays, le centre d'intérêt de l'activité professionnelle a été jusqu'à présent essentiellement orienté vers le cabinet de psychothérapie, ce qui a abouti à un déficit considérable dans le domaine de la relève académique, com-me dans le domaine de la recherche, et ceci dans les cinq départements universitaires. Au plan national, si la Suisse dispose, par rapport au nombre d'habitants, d'un grand nombre de médecins spécialisés en psychiatrie et psychothérapie travaillant en pratique privée, il existe cependant de très grandes disparités entre les cantons, ainsi qu'entre zones urbaines et rurales, le réseau de soins étant loin d'être suffisant partout.L'intensification, à l'avenir, de la collaboration avec les neurosciences paraît incontournable, si la psychiatrie universitaire suisse veut éviter de se mettre hors jeu, mais ceci ne veut pas dire que la recherche biologique de base doive être la seule à être soutenue. Les recherches dans le domaine de la psychopathologie descriptive, de la clinique et sur l'évaluation de différentes modalités de soins psychiatriques sont aussi importantes. La seule application d'une technique ou d'une technologie, si elle n'est pas accompagnée par une réflexion clinique, représenterait sans doute une démarche stérile. Les patients souffrant d'un trouble psychique attendent aussi de leur psychiatre-psychothérapeute et à juste titre, une compréhension de leurs motivations irrationnelles, de leurs angoisses et de leurs difficultés, et une capacité à les accompagner et à les guider au travers d'un processus d'amélioration ou de guérison parfois de longue durée.