La psychiatrie est en pleine évolution et renouveau, grâce à l'apport des neurosciences, de la psychopharmacologie, de l'épidémiologie et des psychothérapies. La formation psychiatrique se doit de porter une grande attention à l'intégration de ces aspects dans la pratique quotidienne. L'entretien psychiatrique représente un point de convergence de ces différentes approches et un point constitutif de la spécificité de la psychiatrie. Dans les détails de chaque entretien s'ouvrent à la fois des pistes d'investigations et des possibi-lités de traitement. Une écoute attentive de ces détails, de ces nuances, permet de créer un lien inédit, le lien psychothérapeutique.
La psychiatrie est en mutation, en évolution, des avancées remarquables sont faites dans des domaines aussi différents que l'épidémiologie, la psychopharmacologie, les neurosciences. On assiste à des transformations importantes de la conception des soins, des traitements. Les patients, mieux informés, sont considérés comme des partenaires. Des alliances sont créées, maintenues avec les familles. Un effort important est consenti pour éviter l'enlisement dans des situations pathologiques sans issue, pour que l'intégration sociale de chaque patient soit maintenue, et si possible améliorée. Des liens fonctionnels se tissent entre les différents partenaires ayant affaire avec des patients souffrant de troubles psychiatriques. La psychiatrie peut aujourd'hui sans crainte ouvrir son champ d'action, rendre son action visible et accessible, lutter efficacement contre l'exclusion, la discrimination des patients dont elle a à s'occuper. Cette ouverture et cette diversification s'accompagnent d'une nécessaire attention portée à la spécificité de l'action psychiatrique. En quoi consiste-t-elle ? C'est à cette question que nous aimerions nous intéresser ici, en nous centrant sur le domaine précis et limité de l'entretien.
La nouvelle formation FMH, récemment entrée en vigueur souligne que : «l'entretien est la base de toute activité professionnelle dans le domaine de la psychiatrie-psychothérapie». Ainsi place peut et doit être faite dans la formation FMH à l'instauration professionnelle de la relation avec le patient ainsi qu'aux aspects psychothérapeutiques toujours susceptibles de se développer dans cette relation. Ce dernier point retient particulièrement notre attention. Il est une base importante, constitutive de la spécificité de l'approche en psychiatrie. A tel point, qu'il apparaît déjà dans une des vignettes proposées en psychiatrie aux étudiants en médecine de l'Université de Genève, dans le cadre de l'apprentissage en milieu clinique du nouveau programme d'enseignement : il s'agit d'une ménagère chez laquelle un traitement antidépresseur bien conduit ne donne pas les résultats escomptés. Alors que le dysfonctionnement des échanges au niveau des amines cérébrales est certainement rétabli par les antidépresseurs, persiste pourtant un état de souffrance dépressive dont se plaint la patiente. On rend attentifs les étudiants au fait que des éléments inattendus, d'une autre nature que ceux qu'on évalue au moyen des échelles standardisées, viennent enrichir et compliquer le tableau clinique. Il s'agit dès lors de faire une hypothèse supplémentaire en considérant que la part neurobiologique de la dépression s'articule avec des mécanismes psychiques, aussi complexes que ceux qui régissent les échanges neuronaux. Et il convient d'investiguer et d'évaluer quels motifs psychiques cette femme peut avoir de se déprimer, de se sentir découragée, démotivée. Il peut s'avérer qu'elle soit accablée par son histoire, par des échecs anciens restés trop discrets pour qu'elle en ait pris vraiment acte, des rancurs mal digérées, des obstacles qu'elle n'a peut-être jamais reconnus en tant que tels mais qui l'ont empêchée de s'épanouir. Elle pourrait aussi être habitée de désirs secrets, peu clairs mais qui l'occupent plus qu'elle ne s'en rend compte. Et en effet, il est fait état d'un conflit familial, de difficultés sociales, qui peuvent avoir un impact interne important et contribuer à maintenir l'état dépressif.
Quand le psychiatre utilise pleinement son titre de spécialiste (qui consiste à être psychiatre et psychothérapeute) ces éléments sont immédiatement à prendre en compte, aussi précisément que le sont ceux qui permettent d'évaluer objectivement, à l'aide d'échelles standardisées, la gravité de la dépression ainsi que ceux qui fondent la prescription de tel ou tel antidépresseur. C'est à partir de ces éléments, qui ne peuvent être mis en évidence que par l'établissement d'un dialogue spécifique, que le psychiatre-psychothérapeute va poser l'indication d'une psychothérapie : dans le cas cité ci-dessus il s'agira d'une psychothérapie cognitive ou psychanalytique, selon des critères différents dans l'un et l'autre cas et qu'il ne s'agit pas de détailler ici. Ce qu'il convient de souligner c'est que l'indication de psychothérapie peut se faire simultanément à celle d'un anti-dépresseur. Ce sont deux aspects d'un même traitement qu'il s'agit de faire évoluer conjointement.
Ainsi se dégage un mouvement spécifique, propre nous semble-t-il au travail du psychiatre-psychothérapeute. Ce travail consiste à porter en permanence un double regard sur la situation :
1. Sur l'état du patient dans ses composantes objectivables, comme l'est la présence ou non d'un état dépressif, l'intensité de cet état, la présence ou non d'un risque suicidaire. De même pour d'autres affections psychiatriques : une évaluation objective d'un état d'angoisse, prenant ou non la forme d'un état de panique ; la présence ou non d'hallucinations dans un état de désorganisation psychotique ainsi que l'évaluation d'un risque de passage à l'acte dangereux. Il n'y a pas lieu de faire ici une liste exhaustive de la pathologie psychiatrique mais de simplement souligner que, de ce point de vue, le travail du psychiatre ressemble et se recoupe avec celui d'autres collègues : il est clair aujourd'hui qu'un médecin généraliste doit être à même d'évaluer un état dépressif et d'instaurer un traitement médicamenteux le cas échéant, de diagnostiquer un état de stress post-traumatique, voire une désorganisation psychotique.
2.Mais là ne s'arrête pas le travail du psychiatre-psychothérapeute. Il lui revient de simultanément porter son attention sur des éléments d'une autre nature. Ces éléments sont ceux qui surgissent de manière inattendue dans le dialogue, au gré d'une attention vive et particulière, portée à des détails ou à une manière de dire ou de parler qui tranche, parfois très discrètement, avec le reste de ce qui est exprimé. Ainsi pour la patiente dont il était question plus haut, c'est un certain débordement dans la relation avec le médecin, une répétition de plaintes identiques, portant sur autrui, sur la vie et sur le traitement, qui alerte et doit amener à traiter les aspects psychiques du trouble.
Une toute jeune femme décide de consulter un psychiatre pour avoir un deuxième avis concernant la proposition d'antidépresseur faite par son généraliste. Sur cette première question la réponse est facile et peut lui être rapidement donnée. Oui, il est légitime d'instaurer un tel traitement, il a des chances d'être utile. Mais, il ne sera certainement pas suffisant : pourquoi ? Parce que cette jeune femme souffre :
I D'un état dépressif avéré (état de deuil), qui s'est instauré sur un état de stress post-traumatique (elle a perdu dans des circonstances tragiques un membre de sa famille quelques mois auparavant). Ni l'état de stress post-traumatique, ni l'état dépressif n'ont fait jusque-là l'objet d'un traitement spécifique. C'est un premier point pour lequel le traitement antidépresseur a toutes les chances de s'avérer utile.
I Le traitement médicamenteux ne sera certainement pas suffisant compte tenu de ce qui va surgir dans l'entretien : elle signale, les larmes aux yeux, le lien important qu'elle entretenait avec la personne disparue. Ce deuil est survenu juste au moment où elle devenait adulte et était en train de s'autonomiser. Cette disparition pourrait avoir empêché la fin du travail d'adolescence. D'où la question : «Et l'adolescence, c'était comment ?». La réponse est simple, sans souffrance exprimée, donnée avec distance : «C'était un peu dur». En soi ces propos n'appellent pas d'investigation supplémentaire. La réponse peut paraître banale. Pour le spécialiste, il s'agit de savoir si elle est banale ou banalisée : cette adolescence a-t-elle été un peu dure, comme le sont nombre d'adolescences, ou bien cette période a-t-elle été dure parce que cette patiente souffrait de troubles spécifiques qui lui ont rendu et lui rendent, encore maintenant, la vie difficile, durablement et depuis longtemps ? C'est pourquoi on s'arrête pour lui demander : «un peu dure, en quoi ?». Et s'ouvre alors un autre espace : celui de troubles anciens, presque oubliés aujourd'hui. Elle parle d'un malaise intense qui l'a mise en échec scolaire. Elle a vécu très isolée, ne s'est pas fait d'amis, a dû abandonner le projet d'études qui lui tenait à cur. Sa formation actuelle ne lui paraît qu'un pis-aller. Puis une rupture sentimentale l'a laissée «anéantie, pour des mois». Les précisions qu'on lui demande à ce sujet mettent en évidence qu'elle a alors passé par un grave épisode dépressif, non traité, non reconnu en tant que tel, et dont elle n'était pas complètement remise quand est survenu le deuil. Elle n'a pas tellement envie de reparler de tout cela maintenant que son principal soutien (la personne disparue) n'est plus là. Elle se renferme et dit qu'elle préfère garder tout cela caché à l'intérieur d'elle mais sans pouvoir cesser d'y penser. D'autres éléments viendront confirmer le diagnostic de troubles de la personnalité, graves, évoluant depuis bien avant l'état de deuil traumatique. Ce sont tous ces éléments qui permettent de poser l'indication de psychothérapie, à entreprendre maintenant sans délai compte tenu d'une évolution déjà trop longue : elle est franchement déprimée depuis plusieurs mois. C'est pourquoi, on peut aussi dans ce cas, entreprendre simultanément le traitement antidépresseur. L'indication de psychothérapie nécessitera pour se réaliser, de l'aider à dépasser sa réticence à reparler de tout cela, réticence faite entre autres, du lien à la personne disparue qui l'avait toujours enjointe à se surpasser, à faire preuve de volonté, ce qui, aujourd'hui, contribue à l'accabler de honte et à se sentir incapable de lutter. Elle pourra être aidée sur le plan pharmacologique et sur le plan psychique, simultanément, pour sortir de cet état qui risque de faire d'elle une adulte en péril de s'exclure (elle s'isole, manque souvent son travail), en péril de s'organiser sur un mode de dépression chronique.1
On vient d'évoquer deux situations de début de traitement, dans lesquelles on voit la double lecture que le psychiatre-psychothérapeute porte sur les troubles et les situations psychopathologiques qu'il est en charge de traiter. Ce double registre l'amène à inscrire sa réflexion dans des cadres de références théoriques distincts :
I D'une part, il récolte des signes objectivables qui l'amènent à la prescription médicamenteuse et à l'indication de tel ou tel type de psychothérapie ou de traitement spécifique. Ce faisant, on suppose une perturbation de la physiologie du système neurobiologique, semblable chez tous les sujets. Et c'est à partir de ces aspects généralisables que sont construites les échelles standardisées dont l'emploi est devenu indispensable.
I D'autre part, il considère que les troubles s'inscrivent dans l'intime singularité de l'histoire individuelle, qu'ils sont «fabriqués» d'éléments affectifs, de souvenirs (certains oubliés), de pensées (conscientes et inconscientes), qu'ils sont maintenus vivaces par des pulsions diverses et qu'ils ont des conséquences, peut-être depuis longtemps et de manière latente, sur le comportement, l'humeur, la manière d'être et d'établir des relations. Il s'agit de faire émerger ces éléments, d'en récolter le plus possible, de travailler à l'enrichissement du fonctionnement psychique et même dans un certain désordre apparent. Au fur et à mesure que se déroule l'entretien psychothérapeutique, le psychothérapeute rétablira une cohérence entre des éléments éloignés dans le temps, des éléments affectifs et cognitifs qui s'étaient désolidarisés, des mouvements pulsionnels mal supportables et des idées (agressives ou trop chargées de désirs) émergeant de manière inattendue. Ce travail est donc très différent, et en partie contradictoire, avec celui qu'on cherche à provoquer quand on évalue l'état du patient au moyen d'un questionnaire ou qu'on procède à une recherche standardisée. Et pourtant, il revient au psychiatre-psychothérapeute d'articuler, de faire travailler, ces mouvements contradictoires (évaluation objective, prescription médicamenteuse et dynamique relationnelle, versus psychothérapie) dans toutes les situations, nombreuses, où il est absolument nécessaire de les faire coexister :
I Situation (simple) dans laquelle un patient déprimé demande une psychothérapie.
I Situation plus complexe et moins habituelle, dans laquelle le patient, et son entourage, ne pensent pas qu'une aide psychothérapeutique pourrait s'avérer utile : c'est souvent le cas quand un diagnostic de schizophrénie est posé. Et pourtant, au-delà de la «maladie» au sens où la génétique moléculaire nous permet aujourd'hui de la définir, le patient souffrant de schizophrénie a souvent besoin d'une aide relationnelle spécifique : quand il s'agit par exemple d'un jeune adulte qui, simultanément à la souffrance schizophrénique, a du mal à oser se situer face aux autres, face à lui-même, ou quand il est gêné d'être devenu un adulte, qu'il est déprimé entre autres de se sentir mal à l'aise dans son corps, dans son intimité. Dans toutes ces situations, il est nécessaire de proposer des entretiens individuels et de leur donner une valeur psychothérapeutique, simultanément à un traitement neuroleptique et aux aides spécifiques qui doivent être apportées au patient et à sa famille.2
Cette dimension élargie de la psychothérapie est clairement reconnue dans la nouvelle formation FMH, sous la dénomination de «Traitement psychiatrique psychothérapeutique intégré» qui consiste en un «traitement intégrant les aspects psychodynamiques, biologiques et psychosociaux, et concernant des patients pour lesquels une psychothérapie au sens strict n'est pas (ou pas encore) indiquée». On peut se réjouir que soit prise en compte, de manière spécifique, la situation des patients pour lesquels des programmes de soins ne sont pas (ou pas encore) indiqués. En psychiatrie, les patients très graves, ceux dont on comprend mal la pathologie ou ceux qui font des évolutions chroniques, ont toujours couru le risque d'être laissés pour compte : qu'on pense aux asiles du XIXe siècle ou à la querelle des années 1900 autour de l'hystérie. Plus proche de nous les patients schizophrènes, jusque longtemps après la Seconde Guerre mondiale, étaient souvent considérés comme des «chroniques» peu intéressants à traiter. Les progrès thérapeutiques sont aujourd'hui manifestes. Malheureusement ces progrès restent inégalement répartis : les équipes en psychiatrie sont particulièrement dépendantes du contexte socio-économique et politique dans lequel elles s'insèrent comme le souligne Guy Baillon dans un livre récent où il s'attache à décrire la situation de la psychiatrie en France : tel centre peut être à la pointe d'un travail très spécifique concernant les interventions à domicile et/ou les interventions de crise alors que les séjours hospitaliers restent sous l'égide d'une conception encore asilaire du soin ; à l'inverse, l'accent peut être mis sur la spécificité du traitement hospitalier alors que les traitements ambulatoires sont laissés pour compte ; et parfois c'est un secteur géographique entier qui reste à la traîne de tout progrès... L'auteur constate que le facteur humain, à savoir l'engagement du personnel auprès des patients, la formation continue de tous les acteurs du soin, restent en psychiatrie, primordiaux : c'est souvent l'endurance, la motivation et la créativité des équipes de professionnels, qui permettent sur le long terme l'évolution globale d'un service, d'un secteur.3
Pour les psychiatres en formation, l'attention portée à l'entretien, et à ses techniques, dans la spécialisation FMH est une source vive d'enrichissement clinique, d'occasion de participer activement à l'amélioration de la qualité des soins et de se former à la psychothérapie. L'entretien permet à la fois d'investiguer et de traiter, tout en mettant à jour des questions essentielles sur tout ce qui reste à découvrir en psychiatrie. Les connaissances en neurobiologie avancent à grands pas, en même temps qu'elles bousculent les vieux modèles, amènent à changer nos conceptions, celles concernant le fonctionnement du cerveau, et par ricochets, celles concernant la notion de maladie, de santé, de fonctionnement du corps et du psychisme. A propos du psychisme justement, les modèles théoriques et la pratique de l'interprétation ont clairement évolué ces dernières années en psychanalyse. Ce qui ne sera pas sans conséquences pour la pratique psychothérapeutique. Il paraît déjà loin le temps où les spécialistes du psychisme, les psychanalystes ouvraient le champ de l'inconscient sans se soucier suffisamment de l'application de cette méthode en psychiatrie. Aujourd'hui, des liens nouveaux, des liens fonctionnels, peuvent s'établir entre la pratique analytique et le travail psychothérapeutique tel qu'il peut se développer en psychiatrie.4
En voici un exemple, complémentaire aux précédents : une patiente suivie depuis longtemps à la consultation ambulatoire, (avec un diagnostic de trouble schizo-affectif) débute l'entretien avec le médecin en lui demandant, assez vivement, si l'infirmière lui a «tout dit». Il s'avère qu'elle a parlé le jour précédent de manière intime de sa sexualité avec l'infirmière qu'elle rencontre régulièrement seule à seule. Le psychiatre peut utiliser cette abrupte question à des fins psychothérapeutiques : il prend soin d'expliciter à la patiente qu'il n'a pas de raison de parler de cela avec l'infirmière. Ce qui est différent que de simplement répondre, oui j'en ai parlé avec elle, ou non, je n'ai pas eu le temps de voir l'infirmière. En explicitant que de tels propos appartiennent à la patiente, en reconnaissant qu'elle peut les partager avec une femme plutôt qu'avec lui, le médecin, en faisant entendre qu'il ne tient pas à s'immiscer dans tout ce que dit la patiente, contribue à créer un espace et une possibilité d'investir librement une relation autre, différente, de celle que la patiente se croit obligée d'entretenir avec lui. C'est un détail mais la somme de tels détails acquiert au cours du temps une grande importance : c'est ce qui aide des patients dits «chroniques» à se sentir plus autonomes, plus responsables, à maintenir une image d'eux-mêmes moins dégradée, à garder des envies, des désirs.
Plus loin dans l'entretien, la patiente va parler de sa crainte d'avoir été abusée (peut-être parle-t-elle du passé, ce n'est pas clair), de se sentir sans défense et spontanément elle met cela en relation avec le pouvoir du médecin qui pourrait abuser d'elle en l'envoyant «ligotée» à l'hôpital. Curieusement elle parle de tout cela avec un mélange d'irritation et d'excitation. Pour agir sur cette légère dysphorie, on pourra prévoir un ajustement médicamenteux. Mais là encore il vaut la peine d'intervenir simultanément dans le dialogue : il est souhaitable de souligner à la patiente la confusion qui s'est instaurée à son insu, entre des craintes d'être sexuellement abusée et dont on ignore si elles font référence à des événements réels et le devoir qu'aurait le médecin de la protéger des excès de violence qui pourraient sortir d'elle si elle présentait une crise d'agitation. Une telle intervention peut ouvrir sur une élaboration ultérieure concernant les liens délétères, que cette patiente a sans doute créés depuis longtemps entre la sexualité, la violence et l'amour que lui ont porté les adultes. Se basant sur la théorie psychanalytique, on fait l'hypothèse que ces liens ont pu prendre forme depuis son enfance et réapparaître actuellement, transformés, déformés. Mais dans ce cas il ne peut s'agir que d'une hypothèse qui restera sans doute cliniquement invérifiable, parce que les entretiens sont espacés et la pathologie grave, ce qui ne permet pas un approfondissement suffisant pour comprendre l'organisation infantile. Cependant des ébauches de cette organisation infantile ancienne et en partie disparue, peuvent réapparaître, à l'improviste : c'est ce qui se passe à l'occasion d'un départ en vacances, lorsque la patiente s'inquiète de manière visiblement infantile de la permission que lui donnerait ou non son médecin de s'éloigner et surtout, d'avoir du plaisir, en son absence. Son inquiétude s'exprime par des idées soudainement délirantes : elle soupçonne le médecin de vouloir prendre sur elle un total pouvoir. Il s'agit alors de mobiliser la dynamique relationnelle, d'en potentialiser les aspects psychothérapeutiques : dans ce cas, le médecin rappelle à la patiente les craintes qu'elle a pu avoir au sujet de reproches que les adultes font aux adolescents, lui rappelle les attentes secrètes qu'elle a eues d'être indépendante et dont elle avait parlé antérieurement. Pour le psychiatre-psychothérapeute, il s'agit de construire des hypothèses à valeur heuristique, au sujet de ce que pense le patient sans qu'il puisse l'exprimer clairement, et de le lui expliciter d'une manière qui lui paraisse à la fois plausible et intéressante, lui donnant envie de creuser la question, sans honte et sans excès de souffrance. Pour cela, le thérapeute doit veiller à rester au plus près de ce qui lui est dit, à ne pas se laisser emporter par son imaginaire, ni par des réactions intempestives de rejet ou de trop grande envie de guérir. Il suit pas-à-pas ce que le patient exprime, cherchant à capter les moindres nuances, les infimes détails, le pourquoi des répétitions. Il s'intéresse aux silences, à ce qui est volontairement non dit, s'interroge aussi sur ce qui n'est pas dicible et qui pourtant, à son insu, habite le patient. Ainsi se crée un lien inédit, à nul autre pareil, le lien psychothérapeutique.
En un temps qui paraît désormais lointain, à la fin du XIXe siècle, un très grand clinicien, Freud,5 a initié une démarche clinique inédite à l'époque : la démarche consistait à investiguer et à traiter dans le même mouvement, des patients présentant des symptômes désordonnés, variables, incompréhensibles, et dont on commençait tout juste à comprendre qu'il s'agissait de symptômes qu'il fallait référer tantôt à des affections neurologiques, tantôt à des affections somatiques diverses. Parfois il s'avérait que ces symptômes étaient d'une autre nature, encore inconnue. C'est à propos de la place à donner à l'inconnu que réside une des parts les plus originales de la démarche freudienne : alors que la plupart de ses contemporains pose ce qui est inconnu comme se référant à une faiblesse congénitale, Freud fait une hypothèse audacieuse : celle d'une catégorie de maladie (pouvant prendre des formes graves, sévères et durables) psychique, qui pourrait ne pas avoir de fondements biologiques connus. Et il s'agit pour lui de travailler sur cette notion nouvelle sans prétendre tout comprendre, sans omettre non plus d'intégrer les apports de la biologie, le cas échéant. Dans ces aspects l'apport de la psychanalyse, en psychiatrie, n'est ni désuet ni obsolète : il donne un modèle extrêmement utile pour aborder la complexité de la clinique qui émane de l'entretien, de tout entretien, et même de celui de la pratique la plus quotidienne. Aux psychiatres-psychothérapeutes, à leurs collègues internistes, généralistes, chacun à leur manière et dans le respect de leur spécificité, d'en préserver l'immense richesse.