En Europe de l'ouest, le nombre des exclus et notamment celui des étrangers en situation illégale ne cesse d'augmenter, parallèlement à la mondialisation des mutations socio-économiques et des mouvements migratoires. Les difficultés d'accès aux soins des exclus sont multifactorielles ; elles dépendent du système de soins et du patient lui-même, mais aussi du manque d'information et de formation des professionnels de santé. Augmenter l'accessibilité des exclus dans le système de soins implique de développer le travail en réseau multidisciplinaire, dans lequel le médecin mais surtout l'infirmière, l'assistante sociale et le réseau associatif ont un rôle clé. Si la prise de conscience du phénomène de la précarité permet d'améliorer progressivement la couverture sociale des plus démunis en situation régulière, ceux qui vivent dans l'illégalité se retrouvent rapidement dans une situation critique, en cas de maladie. Il devient urgent de mieux documenter ces cas afin d'alerter l'opinion publique et le monde politique.
Il n'est plus à prouver que les déterminants sociaux sont d'importance majeure pour la santé, tant au niveau individuel que collectif. Indépendamment du degré de développement du pays de résidence, plus on est pauvre, plus on est malade et plus on a de risque de mourir prématurément. Corollaire : plus on est élevé dans la hiérarchie sociale, plus faible est la mortalité, plus longue l'espérance de vie et en particulier plus longue l'espérance de vie en bonne santé.1,2,3
A Genève, l'Office cantonal de la population (OCP) et les syndicats estiment la population d'étrangers illégaux à 10 000 ou 20 000 personnes. Les clandestins, comme il est usuel de les appeler, travaillent dans les entreprises de nettoyage, dans la restauration ou l'industrie du bâtiment ; les femmes sont «au pair» et s'occupent d'enfants dans des familles. Ils logent chez des particuliers, ou de la famille, en sous-location illégale, le plus souvent. En ce qui concerne la population des sans-domicile fixe (SDF) du canton, il est difficile de l'évaluer avec précision : de 300 à 2000 personnes selon les sources. Dans ce canton, plus de 500 repas gratuits sont distribués chaque jour et les structures d'accueil d'urgence ont une disponibilité d'environ 300 lits.
Cet homme, d'origine colombienne, âgé de 43 ans, vit illégalement en Suisse depuis 1996 avec sa femme et ses trois enfants. Il travaille au noir dans la restauration. En raison de son statut, il ne peut pas avoir d'assurance maladie. Avec ses économies, il a pu faire construire une petite maison en Colombie et projetait de rentrer définitivement au pays dans un futur proche, mais il a récemment appris qu'elle avait été détruite lors du dernier tremblement de terre. Tout est donc à recommencer et la famille restée au pays lui demande une aide financière pour survivre à cette catastrophe naturelle.
En avril 1999, il est hospitalisé en urgence pour un infarctus transmural consécutif à une sténose de l'artère interventriculaire antérieure et est traité par dilatation et pose d'un stent, il sort après dix jours. Il présente d'importants facteurs de risque cardiovasculaire : hypercholes-térolémie, tabagisme et antécédents familiaux. N'ayant pas le droit à l'assurance maladie, il pourra néanmoins bénéficier d'une réadaptation cardiovasculaire à l'effort, grâce aux efforts conjugués de l'assistante sociale, du généraliste et du cardiologue.
Dans l'année qui suit, il est réhospitalisé à deux reprises : une première fois pour une nouvelle sténose en amont du stent, une deuxième en raison de la réapparition de douleurs rétrosternales, sans nouvelles lésions objectivées.
Lors de l'hospitalisation d'avril 1999, on lui avait recommandé de respecter un arrêt de travail à 100% durant quelques semaines. N'ayant aucune sécurité d'emploi, il a été rapidement congédié par son employeur et une tentative d'attribution de permis humanitaire n'a pas abouti. Les quelques économies de la famille ont alors été englouties par les factures de l'hôpital et l'absence d'indemnités complémentaires.
Il se trouve actuellement sans ressources et sans travail fixe (il a récemment été employé à des travaux de peinture, mais l'employeur a refusé de le payer à la fin du mois de travail), porteur d'une maladie chronique potentiellement sévère qui nécessite un suivi régulier et un traitement au long cours. La situation se complique d'un conflit conjugal entraînant un important retentissement psychologique.
L'Unité mobile de soins communautaires (UMSCO), qui dépend du Département de médecine communautaire des Hôpitaux Universitaires de Genève, est un dispositif de soins ambulatoires destinés aux patients en situation précaire.4Au sein de cette structure, le patient a pu bénéficier gratuitement de médicaments, ainsi que d'un suivi médical et social. Le médecin généraliste de l'UMSCO a fait le lien entre les différentes structures hospitalières et ambulatoires, évitant ainsi des consultations spécialisées inutiles ; l'assistante sociale a cherché des fonds pour un soutien financier ponctuel de la famille et a offert la possibilité d'un paiement échelonné des factures. Cependant, dans cette situation de maladie chronique, l'action de l'UMSCO est essentiellement palliative : comme clandestin, le patient n'a droit à aucune prestations d'assistance publique et il ne sera jamais assurable, sauf si la loi change.
Ce cas illustre les difficultés de vie que peut rencontrer un patient précarisé et leurs possibles retentissements sur son état de santé.
En l'occurrence et bien qu'il résulte en partie d'un choix délibéré, le statut de l'étranger en situation illégale dans un pays «d'accueil» est un équilibre fragile qui repose essentiellement sur son capital santé. Les revenus du travail au noir, un réseau familial et amical de soutien dans le pays d'accueil l'aident à se loger et à se nourrir à moindre coût, lui permettant d'envoyer la majeure partie de ses gains à la famille restée au pays et qui souvent a financé son voyage. Qu'un de ces éléments dysfonctionne et ses conséquences psychosociales sont sans proportions. Ainsi, le projet de ce patient, qui était de rentrer vivre au pays grâce aux économies de ses trois années de travail, a dû être brutalement révisé en raison d'une catastrophe naturelle. On ne peut affirmer que l'infarctus en a découlé, pas plus que les difficultés socio-économiques qui ont suivi la première hospitalisation ont favorisé la seconde sténose, mais ces facteurs psychosociaux ont probablement joué un rôle favorisant dans la dégradation de son état de santé.
A l'évidence, le cumul de conditions sociales défavorables et la désinsertion sociale qui en découle retentissent sur l'état de santé des individus. Différents travaux ont mis en évidence le mauvais état de santé des sans-abri : à Paris, le taux d'hospitalisation des personnes SDF est deux à quatre fois plus important que celui de la population générale.5,6 L'augmentation de la morbidité constatée chez les personnes en situation précaire peut être attribuée à la diminution de leur consommation de soins, elle-même consécutive aux difficultés d'accès aux soins(tableau 1). Ces difficultés peuvent être rattachées à trois catégories de facteurs, détaillées ci-dessous.
En Suisse, depuis la révision de la LAMal en 1996, l'affiliation à une caisse-maladie est conditionnée par la légalité du permis de séjour, ce qui exclut toute personne clandestine du système d'assurance. Seule exception : à Genève, les enfants clandestins peuvent être scolarisés et par ce biais également assurés. Dans ce canton, le nombre d'enfants de 4 à 20 ans «clandestins» et scolarisés est estimé à 1000. D'autre part, depuis le 7 juin 2000, le Conseil municipal genevois a voté à l'unanimité la possibilité pour les parents clandestins d'inscrire leurs enfants de 0 à 4 ans auprès du service municipal de la «Délégation à la petite enfance» afin de leur permettre, par cette reconnaissance officielle, d'être affiliés à une caisse-maladie. L'accès aux soins en cas d'urgence thérapeutique est garanti à Genève : l'hôpital public est tenu d'accepter et traiter toute personne indépendamment de son statut si le pronostic vital est en jeu, encore faut-il s'entendre sur le terme «urgence». Une fois l'urgence réglée, l'institution n'a aucune obligation de fournir gratuitement des soins pour le suivi, si le patient ne peut pas payer.
«L'applicabilité» d'éventuels droits des patients est souvent difficile à faire valoir : la lenteur et la complexité des procédures administratives représentent des barrières difficiles à franchir même pour le travailleur social et le médecin non aguerris.
En règle générale, dans le système public comme en pratique privée, le premier contact du patient avec le réseau de soins se fait par l'intermédiaire d'une réceptionniste posant des questions standardisées portant notamment sur l'existence d'une caisse-maladie. C'est assez pour effaroucher des clients aux droits incertains, qui par ailleurs redoutent d'être dénoncés auprès de la police lors de leurs contacts avec une administration.
Malgré une croissance économique importante et durable en Europe de l'ouest, une fraction croissante de la population se retrouve en situation de précarité et d'exclusion sociale. Le mythe que la croissance économique génère un meilleur niveau de santé de toute la population doit être révisé.7
En termes d'accès aux soins, des études relèvent une diminution du nombre de consultations des ménages en fonction de la précarité de l'emploi du chef de famille. La consommation médicale passe de 0,47 consultation par personne et par mois en cas de travail, à 0,39 en cas de chômage. Cette diminution est encore plus accentuée pour les consultations de spécialistes.8
Un moindre recours au médecin et notamment au dentiste peut traduire l'absence de perception du besoin, mais il est aussi souvent conséquence d'un renoncement aux soins ou d'un report dans le temps pour des raisons financières : taux de remboursement trop faible, difficulté de faire l'avance des frais. Ainsi, en France, en 1994-1995, sur 6701 adultes interrogés, 14,5% déclaraient avoir renoncé à des soins pour des raisons financières au cours des douze derniers mois. Ces restrictions étaient évidemment plus fréquentes pour les individus n'ayant pas d'assurance complémentaire : 23,6% contre 12,6% pour ceux qui en bénéficiaient.8
En règle générale, la consommation de soins est fonction de l'âge, du sexe et de la morbidité. Logiquement, les individus les plus malades sont ceux qui consomment le plus de soins, mais ce lien de causalité ne se retrouve pas dans tous les groupes sociaux, ni pour tous les types de soins. A âge égal, les groupes favorisés sur le plan socioculturel font plus souvent appel aux soins de ville et notamment aux soins les plus techniques et les plus spécialisés, alors que les groupes les moins favorisés ont plutôt recours à l'hospitalisation. A l'inverse, les groupes les plus défavorisés cumulent les obstacles à l'accès aux soins : géographiques, économiques et culturels.8,9,10,11 A elle seule, la barrière linguistique constitue un obstacle de taille.12 Les patients précarisés sont mal informés de leurs droits et ne se sentent guère en mesure de les revendiquer.5,9
Par ailleurs, la précarité en soi induit une souffrance psychologique, évoluant en quatre stades allant de la révolte à l'abandon, étape ultime où la personne perd la qualité d'écouter son propre corps et d'agir en cas de souffrance. Certains psychiatres n'hésitent plus à parler de syndrome d'exclusion, associant honte, désespérance et inhibition affectivo-cognitive. Ces troubles psychologiques favorisent les comportements à risque : abus de substances, recours à la violence, maladies sexuellement transmissibles et contribuent à marginaliser davantage le patient du système de soins.5,13,14
Les médecins, issus en majorité des couches sociales favorisées, sont rarement confrontés à des situations de précarité, ce qui limite leurs capacités de dépistage et de compréhension de ces phénomènes sociaux. Il est d'ailleurs exemplaire de voir que les premières consultations précarité, qui se sont créées dans les grandes villes au début des années 90, ont été mises en place à l'initiative d'associations médicales humanitaires : de retour en Europe, ces médecins habitués à soigner la misère sous d'autres latitudes ont été choqués de la trouver dans les rues de leur capitale.
En pratique privée, le praticien qui favorise l'accès de son cabinet à des patients en situation de précarité, risque à terme d'avoir à choisir son camp : la clientèle classique peut avoir une attitude de rejet vis-à-vis d'individus dont la tenue vestimentaire, le langage et l'état d'hygiène sont hors norme. A l'hôpital, les règles administratives sont strictes : hors urgence, les patients sans assurances sont tenus de déposer une garantie avant de voir le médecin, (Fr. 500.- pour une consultation de médecine interne à l'Hôpital cantonal de Genève). Dans ce contexte, sauf tolérance du chef de service, le médecin qui souhaite respecter le serment d'Hippocrate doit choisir de se mettre hors la loi face à son employeur. Là encore, le choix est délicat et les enjeux difficiles. La situation du médecin salarié peut induire une confusion des rôles : il n'est plus seulement prestataire de soins mais est aussi impliqué dans la bonne gestion financière de son établissement.
D'une façon générale, les soignants sont peu formés au mode d'approche des patients vivant dans la précarité : parfois agressifs ou au contraire totalement passifs, leurs demandes dépassent les compétences médicales habituelles. Or, les médecins sont formés pour pratiquer la médecine et ont le sentiment qu'une activité sociale les éloigne de celle pour laquelle ils ont été formés et qu'ils souhaitent d'exercer.10La prise en charge de ces patients nécessite donc une approche pluridisciplinaire associant infirmière, médecin, assistant social mais aussi le réseau associatif. A l'UMSCO, dans près de 65% des cas, l'intervention clinique du médecin est seulement ponctuelle et ce sont les infirmières et l'assistante sociale qui assurent la coordination du suivi des patients, sous responsabilité médicale.
En Europe, les inégalités d'accès aux soins vont croissant, notamment en raison des mutations socio-économiques des dernières décennies. Ces mutations socio-économiques sont liées à l'accélération des mouvements migratoires à l'échelon planétaire générant des clandestins. Elles favorisent également la précarité des conditions de travail, avec augmentation du travail temporaire et du chômage. Par ailleurs, l'explosion des structures familiales traditionnelles favorisant l'éducation monoparentale rend les familles plus vulnérables aux pressions économiques. En conséquence, l'écart entre l'espérance de vie des couches sociales favorisées et défavorisées s'agrandit.8 Les difficultés d'accès aux soins des personnes en situation de précarité sont multicausales : la prise en charge de ces patients passe par une meilleure collaboration entre les mondes sanitaire et social et la pratique quotidienne du travail en réseau.
A Genève, la création en 1997 de l'UMSCO a permis de répondre à la demande de soins ambulatoires d'une fraction non négligeable de la population du canton :10 à 20 000 clandestins et 300 à 2000 personnes sans domicile fixe, selon les sources.4,10 Parallèlement, dans le système privé, nombre de médecins s'adaptent au statut socio-économique de leurs patients en modulant leur tarif aux possibilités économiques de ceux-ci.
Plusieurs pays européens se trouvent confrontés au phénomène croissant des working poors. En Suisse occidentale, le taux de précarité atteindrait 25% de la population et le taux de pauvreté 13%.10 A l'échelon de la Communauté européenne, ce taux de pauvreté atteignait 17% en 1993.9 Certains gouvernements mettent en place des mesures politiques pour améliorer l'accès aux soins des plus démunis «légaux» : en France, la Couverture Maladie Universelle donne accès à une assurance complémentaire, en fonction des ressources des assurés sociaux. Mais peu de pays répondent par la voie institutionnelle à la problématique de l'accès aux soins des sans-papiers.
En juin 2000, 58 Chinois qui tentaient d'entrer illégalement en Grande-Bretagne sont morts d'étouffement dans le camion de leur passeur, à Douvres. Cette détermination à franchir les frontières du monde occidental est symbolique d'un fossé nord-sud sans cesse grandissant. La réponse politique à ce phénomène, souvent uniquement répressive, favorisera encore l'émigration illégale : la médecine humanitaire de proximité a encore de beaux jours à vivre et il devient urgent de former des «pauvrologues» dans nos facultés.