La poursuite des objectifs ambitieux de qualité, équité, pertinence et coût/efficacité dans la dispensation des services de santé appelle un haut degré de coordination entre les différents acteurs sur l'échiquier de la santé. Or, la fragmentation du système de santé, illustrée par les cloisonnements relatifs entre médecine et santé publique, soins curatifs et préventifs, secteur privé et secteur public, constitue un handicap généralement observé. L'effort de réconciliation est un défi universel. Les partenaires tels que décideurs politiques, gestionnaires de la santé, professions de san-té, institutions académiques et communautaires doivent trouver des terrains d'entente et de synergie pour améliorer la performance du système de santé.
Pourquoi l'amélioration de la qualité et de l'équité dans les services de santé restet-elle une préoccupation dans la plupart des systèmes de santé, même dans les pays nantis ?
D'abord, quelques définitions ! La qualité peut être définie comme la mesure suivant laquelle les préoccupations de santé des personnes ou des populations reçoivent une réponse satisfaisante. Certes, en définissant la santé comme le propose l'OMS définition sans cesse critiquée mais servant néanmoins souvent de référence soit un état de bien-être complet physique, mental et social et pas seulement l'absence de maladie ou de dysfonctionnement, on ouvre un champ considérable d'activités. Néanmoins, la définition de qualité va au-delà de la bonne exécution d'une procédure médicale suivant des standards établis ou l'accueil convivial dans un établissement de santé, pour inclure toute une série de démarches et d'interventions tendant à maintenir un état optimal de santé par des actions coordonnées de prévention, de traitement et de réadaptation, en considérant la spécificité de chaque personne vivant dans son cadre familial et social. Quant à l'équité, c'est la mesure suivant laquelle chaque individu dans une société donnée peut bénéficier des avantages que lui procurent les services de santé, sans aucune forme d'arbitraire ou de discrimination.
La poursuite conjointe des objectifs de qualité et d'équité peut être qualifiée par certains critiques comme étant utopique. Certains, par contre, prétendent que c'est un rêve, ou du moins une ambition, que le professionnnel de la santé ne peut pas se permettre de ne pas avoir.
L'état de santé optimal que l'on peut souhaiter à chacun résulte, on le sait, d'un bouquet de déterminants et d'interventions, dont beaucoup relèvent d'autres secteurs que celui de la santé proprement dite. Récemment, dans une conférence internationale parrainée conjointement par l'OMS et l'UNESCO sur le rôle que l'université pourrait jouer en faveur de la santé des défavorisés,1,2 on entendit un participant faire le commentaire suivant, illustrant la complexe multifactorialité : «le meilleur moyen d'améliorer la santé d'un pauvre, c'est de lui trouver un travail !» Ailleurs, dans le même sens, on entendit dire que «dans la majorité des situations, le personnel de santé le plus important, c'est la mère de famille», laissant entendre que les habitudes de vie saines en matière de nutrition, d'hygiène et de prévention s'acquièrent surtout à la maison.
Devant les nombreuses sollicitations pour l'action sanitaire, et pour garder en point de mire l'amélioration de la qualité et de l'équité, il faut s'astreindre à deux autres conditions, celle de la pertinence et celle du coût/efficacité dans la prestation des services de santé. Par pertinence, on entendra la nécessité de se fixer des priorités et de concentrer son action sur ce qui est jugé comme étant plus important, dans un contexte social donné. Un programme de lutte contre la gastro-entérite infantile, par exemple, devrait obtenir plus de soutien qu'un programme de prothèses dentaires, dans le contexte d'un pays particulièrement démuni ; tandis que dans un pays industrialisé, on pourrait penser attribuer une plus grande priorité à la prévention routière qu'à la prévention des accidents à domicile.
De plus, on cherchera à améliorer le coût/efficacité de nos interventions. Tirer le meilleur parti de ressources disponibles tout en maintenant la qualité est une exigence universelle. Ce principe s'applique, certes, au choix des techniques et des médicaments, mais également à d'autres domaines plus délicats à circonscrire et à quantifier, tels que celui des ressources humaines. Ainsi, par exemple, des médecins généralistes peuvent arguer qu'ils s'acquittent d'un certain nombre de tâches assumées habituellement par des spécialistes et de le faire aussi bien et à moindre frais. Ceci peut en effet se justifier dans certains pays où les généralistes sont parfaitement formés et soutenus par des activités de formation continue. De plus, on sait que dans certains contextes, des infirmières (par exemple, les nurse practitioners au Canada) peuvent se prévaloir d'une bonne exécution de certains gestes habituellement confiés à des généralistes, et à moindre coût. Le même raisonnement en cascade peut s'appliquer en se référant à d'autres catégories professionnelles moins gradées (technicien sanitaire, assistante sociale,...) mais tout aussi performantes pour des tâches spécifiques que la catégorie immédiatement supérieure.
En supposant même que des ajustements de priorités et de coût/efficacité soient faits, il reste encore à envisager des approches pour réduire la fragmentation croissante dont souffrent les services de santé et qui handicape significativement une démarche cohérente pour davantage de qualité et d'équité. On constate en effet des dichotomies importantes entre la médecine et la santé publique ou, en d'autres termes, entre des activités de santé individuelle et des activités ciblant des populations, entre activités curatives et préventives, entre actions menées par des généralistes et actions menées par des spécialistes, entre secteur public et secteur privé, entre aspects sociaux et aspects économiques de la santé. Cette fragmentation s'accentue dans les cas où est faite une promotion de la privatisation, particulièrement lorsqu'elle est non régulée, entraînant une compétition entre acteurs offrant le même plateau de services. La tendance à la spécialisation, poussée par les progrès scientifiques et techniques, lorsqu'elle se fait aux dépens de la médecine générale et d'une approche intégrée, contribue également à l'atomisation des services. Alors que l'ambition déclarée, soit d'un gouvernement à l'échelle nationale, soit d'une direction décentralisée de la santé à l'échelle d'un district ou d'un canton, peut être de mettre en place un système susceptible de garantir une amélioration constante et équilibrée de ces quatre valeurs que sont la qualité, l'équité, la pertinence et le coût/efficacité dans la prestation des services de santé, il n'en reste pas moins que cette ambition bute sur le manque de mise en synergie des idées, des talents et des ressources. Au niveau universel, on peut aussi noter que la stratégie de l'OMS de la «Santé pour Tous», soutenue par la fameuse Déclaration de Alma-Ata en 1978 sur les soins de santé primaires, a eu du mal à se concrétiser durablement dans les pays par des politiques de santé nationales, du fait que les différentes forces influentes dans le secteur de la santé n'ont pas pu harmoniser leurs actions vers un but commun et par une approche unanimement reconnue.3 Un récent rapport fait état de cette constatation.4
La réflexion centrale de cet article est d'examiner comment des composantes importantes d'un système de santé, et leurs titulaires, peuvent contribuer à une plus grande performance dans l'atteinte des objectifs déclarés. A titre d'exemple, citons trois de ces composantes principales : la formation des personnels de santé, la pratique professionnelle et l'organisation des services de santé, et examinons comment chacune d'entre elles est en mesure de se positionner par rapport à des objectifs de santé, de nouer des relations de travail avec d'autres partenaires et donc de faire preuve de vision stratégique.
Concernant la formation des personnels de santé, prenons comme exemple l'institution de la faculté de médecine, dont l'un des objectifs est de former le médecin répondant «idéalement» aux besoins des personnes et des populations qu'il ou elle entend servir. Dans cette perspective, on pourrait étudier deux cas de figure : le cas «fait vrai» et le cas «est vrai». Dans le cas de figure «fait vrai», on peut imaginer une faculté ayant pris un ensemble important de dispositions pour former le médecin «idéal», telles qu'une étude prospective des besoins de santé, l'utilisation d'un profil du médecin «idéal» comme référence à la construction et l'évaluation des programmes de formation, l'option pour un processus éducatif centré sur l'étudiant, l'intégration des programmes de formation comme l'apprentissage par problèmes, une évaluation continue de l'acquisition des compétences, une immersion précoce et continue de l'étudiant dans son futur environnement de travail. Une telle faculté de médecine pourrait être décrite comme un modèle, en tout cas au chapitre de la formation médicale, dans la mesure où elle assume sa double responsabilité d'appliquer des approches éducatives reconnues comme performantes et de s'assurer que les médecins formés répondent en principe aux besoins de la société dans laquelle ils sont censés pratiquer. Il est rassurant de constater que beaucoup de facultés de médecine de par le monde sont en train de faire des progrès dans l'application du train de dispositions décrites plus haut et qu'elles ne méritent pas, dans leur ensemble, la critique générale de «tours d'ivoire» qu'on leur a adressée sous prétexte de leur désintérêt pour l'évolution sociale et le système de santé. Une première analyse de la base de données établie à l'occasion de la publication de la septième édition du «Répertoire mondial des écoles de médecine» semble confirmer cette impression.5 Ceci étant, à supposer que la faculté soit confiante dans sa démarche pour former le «produit» désiré, encore faut-il qu'elle s'assure que celui-ci contribue à l'amélioration de la performance du système de santé, et serve les valeurs de qualité, équité, pertinence et coût/efficacité. Dans le cas de figure «est vrai», on s'attend qu'une faculté de médecine assure une responsabilité sociale de ses actes, en l'occurrence celle de formateur de médecins, c'est-à-dire, qu'elle influence les conditions de pratique des médecins formés afin que ceux-ci exploitent au mieux les compétences acquises. Ainsi, par exemple, la faculté pourrait-elle être engagée à favoriser le développement de la médecine générale et à faciliter les conditions d'emploi pour les médecins généralistes, par la négociation avec des employeurs potentiels. La responsabilité sociale s'exprime aussi par une implication dans la recherche sur le système de santé pour améliorer son fonctionnement et prêter main-forte aux autres acteurs politiques, économiques et sociaux engagés dans cette tâche. La faculté participerait ainsi à concrétiser dans le système sanitaire et social local et national les principes et méthodes mêmes qu'elle s'est appliquée à inculquer aux futurs médecins. Ainsi, sur le plan de l'éthique et de l'équité, ne devrait-on pas attendre d'une institution académique qu'elle utilise l'avantage de sa liberté académique pour parler vrai et promouvoir une action coordonnée pour lutter contre la pauvreté, la marginalisation et la discrimination, causes reconnues d'iniquité devant l'accès aux servi-ces de santé ? L'encouragement des étudiants à l'action sanitaire dans la communauté, à pratiquer la prévention et la promotion de la santé, à travailler en équipe pluridisciplinaire, n'entraîne-t-il pas une responsabilité à préparer le terrain d'une pratique conforme à ces directives et à être comptable devant la société de l'influence qu'elle peut exercer dans ce sens ?6 Alors que seulement 15% environ des facultés de médecine s'exposent à un véritable système d'accréditation, aucune de celles-ci, cependant, à notre connaissance, n'applique des standards de qualité pour juger de sa responsabilité sociale et de l'impact de son action sur les services de santé.7 La différence entre les configurations «fait vrai» et «est vrai» donne une idée de la dimension stratégique que la faculté devrait acquérir.
Quant à la pratique professionnelle, prenant comme exemple la pratique médicale, on notera également un schisme entre ce qui constitue le corps des pratiques usuelles et ce qui pourrait éventuellement être fait pour agir durablement sur la santé des individus et des populations. Dans le registre «fait vrai», on pourrait noter toutes les interventions à l'actif du corps médical pour lutter contre la maladie, en suivant rigoureusement les dernières normes suggérées par la science et la technique, ainsi que l'application d'un code de conduite, propre à préserver la dignité humaine et les valeurs morales. Dans le registre «est vrai», on s'attendrait à voir le médecin jouer le rôle de promoteur de la santé, s'intéresser à la santé de la population générale et pas seulement à celle de sa clientèle, agir, dans le cadre d'une équipe de santé, sur certains déterminants socio-culturels et environnementaux de la santé et de la maladie, prendre des décisions en tenant compte de leurs implications sociales et économiques. En prenant comme principale référence les besoins de santé de la population et anticipant les caractéristiques probables du futur système de santé, un profil de médecin «idéal» pourrait être établi, tel celui du médecin «cinq étoiles», allusion étant faite au symbole d'excellence et à cinq agrégats d'aptitudes, définis par l'OMS.8 Certes, on arguera que, dans beaucoup de pays, il manque le cadre institutionnel et les incitatifs pour que le médecin puisse jouer un tel rôle de leader et de coordonnateur de la santé. On mesure néanmoins l'insuffisance d'une approche stratégique permettant une analyse critique des rôles et des opportunités de développement.
Quant à l'organisation des services de santé, on peut dire que rares sont les pays qui ne se soient pas clairement déclarés en faveur d'une politique basée sur la satisfaction des besoins de santé primaires, endossant ainsi les principes de la Déclaration d'Alma-Ata citée ci-dessus. Dans le registre «fait vrai», on note des efforts de réforme du système de santé, soit pour évoluer vers une couverture universelle, soit pour introduire des mécanismes d'amélioration de qualité, soit encore pour installer un contrôle des dépenses ou pour statuer sur des questions d'éthique particulièrement préoccupantes. Pour répondre à la complexité et la diversité des questions liées aux changements institutionnels nécessaires à la mise en place d'un système de santé conçu pour l'amélioration continue de la qualité, l'équité, la pertinence et le coût/efficacité des services de santé, de nombreuses initiatives sectorielles ont pu être prises. Cependant, l'approche par système faisant souvent défaut, ces différentes initiatives et composantes restent insuffisamment coordonnées, laissant ainsi persister une fragmentation et une productivité amoindrie de l'ensemble des efforts en faveur de la santé. De ce fait, des iniquités subsistent ou même s'accroissent, des coûts restent trop élevés et des manques de qualité deviennent probants.
Dans le registre «est vrai», on souhaiterait que l'organisation des services de santé reconnaisse la nécessité d'une approche globale pour servir mieux une population donnée. Un inventaire étant fait des services préventifs, curatifs et promotionnels de la santé à pourvoir pour cette population, les principaux acteurs susceptibles d'agir sur la santé étant identifiés, on s'attend à ce que des modèles d'intégration soient conçus et expérimentés pour mettre en uvre cette approche globale.
A la fragmentation doit répondre une tendance à l'unité d'action entre différents partenaires. Le «Polygone du partenariat» (fig. 1) identifie cinq partenaires-clés dont l'action devrait être mieux coordonnée, sinon intégrée, pour répondre de façon optimale aux besoins et attentes de la population, et aux valeurs déjà citées de qualité, équité, pertinence et coût/efficacité, à savoir les décideurs politiques, les gestionnaires de la santé, les professions de santé, des institutions académiques et la communauté.
Certes, chacun de ces partenaires a ses propres traditions, références, objectifs et organisation. Cependant, sachant que l'unité d'action entre ceux-ci est indispensable pour répondre aux ambitieux buts de la santé, des compromis sont nécessaires, des alliances souhaitables, ainsi que des changements institutionnels régissant de nouveaux rôles et règles de fonctionnement. Ceci dit, on peut imaginer que chaque partenaire, pour uvrer en synergie avec les quatre autres, fasse un sérieux effort de réajustement. Ainsi donc :
I le décideur politique favoriserait la décentralisation et soutiendrait des actions intégrées en faveur de la population générale ou d'un groupe particulièrement à risque ;
I le gestionnaire de santé, disons un directeur d'hôpital de district, participerait à des programmes de prévention dans la communauté ;
I le professionnel de la santé, disons le médecin généraliste, assumerait des responsabilités de santé publique ;
I une faculté de médecine contribuerait à la conception de nouveaux modèles de services de santé intégrant services de santé individuels et communautaires ;
I une communauté de citoyens prendrait une part active dans le plaidoyer pour des modes de vie saine.
La chimie de cette «unité» d'action est loin d'être réglementée par des méthodologies rigoureuses bien que dans certains pays des efforts notoires sont faits pour avancer dans cette recherche. Le projet de l'OMS «Vers l'Unité Pour la Santé» indique précisément le besoin de baliser et de codifier cette approche par une recherche/développement.9,10 Les leçons apprises sur le terrain dans des projets animés par des équipes composées des cinq partenaires susmentionnés devraient nous aider à mieux comprendre comment «faire prendre la mayonnaise» entre des activités et des acteurs aussi différents bien que complémentaires. Pour assurer une meilleure performance de nos systèmes de santé, non seulement devrions-nous mieux appréhender les stratégies susceptibles de faire évoluer chacun des partenaires vers davantage de pertinence sociale et de performance mais aussi des stratégies pour créer des synergies durables.