Les malades alcooliques mettent souvent mal à l'aise les soignants en général et les médecins en particulier. Leurs comportements déclenchent chez les professionnels de santé des réactions émotionnelles qui influent directement sur la nature de la relation thérapeutique. Ces réactions, appelées contre-attitudes, prennent source dans la relation que les soignants entretiennent avec l'alcool, dans leur relation avec leur vécu des phénomènes de dépendance et dans leur manière de considérer leur rôle de soignant. La connaissance de ces contre-attitudes doit permettre au soignant de les dépasser afin d'offrir un espace relationnel thérapeutique dégagé de préjugés.Le modèle motivationnel d'une part, et la connaissance des facteurs biologiques, psy-chologiques et sociaux qui conditionnent le vécu des patients dans leur maladie d'autre part, se révèlent des outils très performants pour comprendre et donc aider plus efficacement les patients alcooliques dans leur désir de rétablissement ou simplement dans leurs difficultés à vivre.
Souvent ignorés, voire méprisés par les soignants en général et les médecins en particulier, les malades alcooliques le sont plus que tout autre patient en raison non seulement d'une réprobation sociale, mais aussi d'un malaise qui saisit les thérapeutes et les entrave dans leur désir de soigner, ambition pour le moins légitime mais qui souffre parfois de motivations peu claires, voire irréalistes.1 Le résultat de cette situation est de diviser grossièrement le corps des soignants en deux, à savoir ceux pour qui les malades alcooliques représentent un groupe à sauver et ceux pour qui, au contraire, il est inutile de leur consacrer du temps car leur situation est de toute façon sans espoir d'amélioration. Entre ces deux attitudes un peu caricaturales, les soignants ont souvent du mal à faire exister une relation empreinte à la fois de réalisme et d'humanité.
Car le malade alcoolique nous confronte à nos limites dans notre capacité à soulager et à guérir. C'est bien souvent dans la remise en cause de notre «fantasme de toute-puissance» thérapeutique que nous, soignants, développons des attitudes de blocage et de défense face à ces patients qui multiplient les rechutes et les échecs dans la vie.2
Dans une étude canadienne, 473 patients ont été interviewés dans la salle d'attente de leur médecin généraliste.3 Parmi ces patients, 11% considéraient avoir des difficultés avec l'alcool. Lors de la consultation, deux d'entre eux ont fait une demande claire, dix-huit ont mentionné le problème et dix-huit n'en ont pas parlé. Treize cas étaient ininterprétables. Parmi les vingt patients qui ont envoyé un signal «alcool», huit médecins ont répondu (en pratique, ils ont proposé une nouvelle consultation), trois ont fait une offre assez vague et neuf n'ont envoyé aucun signal-réponse. Parmi les dix-huit patients qui n'ont pas envoyé de signal, les médecins ont suspecté un seul cas et ne sont pas intervenus. Au total, huit malades sur 51 ont reçu une offre de soins spécifiques. D'où vient cette difficulté à repérer ces patients et à leur proposer des soins adaptés ?
La réponse n'est pas univoque et recouvre à la fois la nature du trouble et les conséquences de celui-ci sur l'attitude des patients et des soignants, en particulier des médecins.
Souffrir de dépendance à l'alcool expose inévitablement celui qui en est atteint à un dénigrement de la part de ceux qui l'entourent, engendrant alors honte et culpabilité du malade et l'enfermant un peu plus dans son monde irréel. Cet enfermement, accompagné de la certitude de ne pouvoir être compris par les autres, génère une attitude de défense, voire de déni des patients à l'égard non seulement de leur entourage mais aussi des médecins et des soignants qui voudraient essayer de les aider. L'alcoolisme est une des rares maladies qu'on cache à son médecin. Les fréquentes rechutes qui émaillent le parcours des malades de l'alcool et qui font partie d'une certaine façon de la nature du trouble renvoient les médecins à leur impuissance souvent transformée en résignation à mesure que les efforts thérapeutiques se soldent par des échecs. S'installe alors chez les soignants une confusion entre l'obligation de moyens et l'obligation de résultats. Confusion d'autant plus vive que la rechute est un acte perpétré par le patient et donc souvent vécu par le soignant comme une sorte de trahison au «contrat moral» tacite qu'ils avaient passé l'un envers l'autre.
Même si les critères de définition de l'alcoolo-dépendance se sont affinés ces dernières années avec les deux grandes classifications internationales (DSM-IV, CIM-10), l'absence de marqueurs objectifs rend difficile l'acceptation par les patients de ce diagnostic vécu souvent comme un «étiquetage de la honte». Se reconnaître alcoolo-dépendant s'avère une étape douloureuse dans le cheminement vers un rétablissement et beaucoup de patients rationalisent leur comportement en minimisant les conséquences de celui-ci. Cette attitude de défense, que n'ont pas, par exemple, les personnes dépendantes de la nicotine, va exacerber chez le soignant le sentiment de perdre son temps avec ces patients qui refusent de se rendre à l'évidence.4 Cette attitude est fréquemment qualifiée de «mauvaise foi des alcooliques». Plusieurs explications peuvent aider à la compréhension de ce comportement. Le mensonge grossier peut être proféré pour éviter une sanction (permis de conduire habituellement) ou pour passer sous silence la rupture d'un contrat thérapeutique, ou encore pour ne pas mettre en péril une demande d'aide sociale. Au-delà du simple mensonge, l'attitude de l'alcoolique relève plus généralement de la dénégation, qui est un mode relationnel banal en particulier chez les enfants. L'école psychanalytique nous a appris que cette attitude pouvait venir du conflit inconscient entre le Moi Idéal et l'Idéal du Moi, c'est-à-dire entre ce que le sujet aimerait être et ce qu'il faudrait qu'il soit. Plus le hiatus est grand, plus le sujet développera des mécanismes de défense et par conséquent aura recours à «sa propre vérité», témoin de son sentiment d'être en danger. Il est utile de préciser la nature de cette peur. Ce peut être, entre autres, la peur d'être abandonné par son thérapeute, la panique de porter en soi un mal incontrôlable, ou encore la crainte que les autres soient impuissants. Balint a montré par ailleurs comment les médecins pouvaient être vécus comme des parents bons ou mauvais et que cette projection du patient sur le soignant était à l'origine de comportements pas toujours faciles à décrypter par le soignant.5 En outre, les patients rétablis nous ont appris les sentiments ambivalents qu'ils éprouvaient lorsqu'ils piégeaient un médecin : plaisir d'être le plus fort et désespoir que le médecin soit si faible.
En 1982, Najman décrit les caractéristiques principales des patients qui font l'objet de stéréotypes négatifs de la part des médecins. L'élément central qui se détache de cette description laisse apparaître que les patients perçus les plus négativement sont ceux qui dévient de leur rôle de patient.6 Le malade alcoolique entre de manière nette dans cette catégorie puisqu'il «échappe» aux recommandations médicales, dénie ou pour le moins minimise ses pro-pres difficultés, ne vient pas régulièrement aux rendez-vous, agresse quelquefois les soignants et demande fréquemment des soins en urgence, témoignant par là qu'il a attendu la dernière limite pour se soigner. Sharpe a demandé à des médecins hospitaliers quels genres de patients étaient les plus difficiles à aider. Les médecins interviewés ont répondu que ceux-ci se caractérisaient par des problèmes psychosociaux importants, étaient atteints d'une maladie grave et intraitable et avaient des symptômes médicalement inexpliqués.7 Ces deux études illustrent que les réactions causées chez les médecins (et les soignants) par les malades alcooliques ne sont pas neutres. Sur le modèle freudien du contre-transfert, on décrit chez les soignants des réactions conscientes ou préconscientes appelées contre-attitudes. Celles-ci peuvent être positives ou négatives. Les contre-attitudes négatives les plus fréquentes sont la colère, la peur, le dégoût, le désintérêt ou encore l'impossibilité de faire confiance. La conséquence de ces contre-attitudes, lorsqu'elles ne sont pas identifiées, est le rejet pur et simple de ces patients. Le rejet est habituellement justifié par des arguments «raisonnables» : manque de temps, de moyens, de formation, absence de demandes de soins, respect de la liberté d'autrui. Dans certains cas, le médecin va pratiquer un clivage entre le patient et son entourage en investissant les proches comme bon objet, les utilisant ainsi pour renforcer sa position d'autorité.8Parfois, ces contre-attitudes sont la résultante d'une relation peu claire entre le soignant et sa consommation d'alcool ou encore d'un vécu personnel et/ou familial douloureux avec l'alcool (père, mère, fratrie...). Si l'on demande aux médecins pourquoi ils trouvent que les malades alcooliques sont difficiles, ils invoquent leur discours non fiable, l'absence de solutions thérapeutiques valables et scientifiquement prouvées et, enfin, des tentatives de soins ayant débouché sur des échecs. A l'opposé de ces contre-attitudes négatives, les soignants peuvent se sentir investis d'une mission quasi messianique de sauvetage des alcooliques et ce, au mépris de la plus élémentaire distanciation dans la relation thérapeutique. A l'inverse de ce que nous avons décrit plus haut, le soignant peut aussi s'identifier à un point tel qu'il va considérer le patient comme victime de son entourage, aggravant son sentiment d'impuissance et d'irresponsabilité dans sa vie.
La relation aux malades alcooliques nous renvoie tout d'abord à notre propre relation à l'alcool et à l'intégration de celui-ci dans notre vie. Il importe de prêter attention à ses propres contre-attitudes et d'essayer de les travailler pour être plus libre et mieux soigner. Quelques questions peuvent s'avérer grandement utiles comme un préalable à la relation avec un malade alcoolique :
I quelles sont mes propres conceptions d'une relation normale avec l'alcool ? d'une relation pathologique avec l'alcool ?
I quelles sont mes propres expériences de l'alcool ? de l'ivresse ?
I quelles sont mes dépendances actuelles ou passées (tabac, alcool, nourriture, affection, ...) ?
I ai-je déjà souffert de compulsions, d'envies incontrôlables ?
I quelle est ma relation au mensonge, en rapport à la «mauvaise foi» des alcooliques ?
I quelle est ma façon de gérer mon sentiment de colère vis-à-vis de certains comportements déviants des alcooliques ?
I quelle est ma façon de gérer les échecs, les miens et ceux des autres ?
Ces questions peuvent aisément trouver réponses dans un groupe de pairs (type groupe Balint) ou encore dans un travail de formation continue. Les réponses apportées ne sont d'ailleurs pas définitives mais s'étofferont à mesure de l'enrichissement de l'expérience.
Après cet indispensable travail d'analyse de ses propres réactions, l'étape suivante s'organise autour de la compréhension du caractère chronique de l'alcoolo-dépendance. Pour intégrer cette dimension, deux outils peuvent aider les soignants, le modèle motivationnel de Prochaska et DiClemente et la connaissance des mécanismes d'apprentissage.
I Le modèle motivationnel décrit les différentes étapes du processus de changement (fig. 1). Il explique comment les personnes dépendantes passent d'une étape à l'autre. Il n'explique pas pourquoi. Il se compose de six étapes : la précontemplation, la contemplation, la détermination, l'action, le maintien et la rechute (tableau 1). La connaissance de ce modèle permet au soignant d'adapter son comportement et son discours au stade dans lequel se trouve le patient. Le soignant ne se trouve pas surpris alors des réactions du patient, réactions qu'il peut même parfois anticiper. Ce modèle donne au soignant la possibilité d'accepter l'échec, le déni, ou encore l'ambivalence. Cette dernière, souvent source d'irritation pour les médecins et les soignants, est à l'origine de nombreuses ruptures d'alliance thérapeutique avec le patient.9
I La connaissance des mécanismes d'apprentissage : pour sortir de sa dépendance à l'alcool, le malade alcoolique doit accepter de changer la vision qu'il a de lui-même, des autres et aussi du monde.10 Ce processus cognitif, d'une durée variable selon les patients et leur capacité à changer, peut être utilement étayé par la prise en compte des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux qui contribuent à donner un sens à la maladie du patient et au vécu de celle-ci (tableau 2). Dans cette compréhension et cette prise en compte, s'organise la durée nécessaire à une bonne alliance thérapeutique.
Ces deux moyens doivent permettre aux soignants d'être plus efficaces dans leur relation avec un malade alcoolique en leur évitant notamment de sélectionner les patients à qui ils vont parler d'alcool ou non selon des critères subjectifs comme l'ont montré Volk et coll.11 Ce travail a mis en évidence que les médecins parlaient plus facilement d'alcool avec les hommes, avec les personnes ayant fait peu d'études ou encore avec les patients plus âgés. Ce travail illustre parfaitement la nécessité de bien connaître ses préjugés et contre-attitudes afin de pouvoir les dépasser dans la pratique clinique.
Le fait de prendre conscience de ses contre-attitudes et de ses préjugés, de les élaborer, de pouvoir les verbaliser, peut transformer la relation que nous avons avec les patients en général et les alcooliques en particulier. La relation avec les malades alcooliques est une relation complexe et riche si l'on prend le temps de s'y arrêter et de se donner du temps pour en comprendre les enjeux. Les malades alcooliques restent des êtres dont la souffrance déroute les soignants et les entraîne, s'ils n'y prennent garde, dans des comportements non thérapeutiques. Accepter le regard de ses pairs sur nos relations thérapeutiques peut nous aider à progresser dans la connaissance de nous-mêmes et de nos patients.