Cet article se centre sur les préconstruits individuels et sociaux qui peuvent favoriser ou entraver l'accessibilité aux soins des personnes confrontées à la violence. A partir de la fonction des préconstruits, les auteurs analysent, à l'aide d'exemples tirés de leur expérience clinique, l'influence sur la rela-tion de soins des attitudes défensives et des résonances personnelles des soignants, ainsi que l'influence de la méconnaissance et/ou de la connaissance de la problématique de violence sur cette relation. Il est avancé que la potentialisation des ressources des soignants et l'amélioration de l'accessibilité aux soins passent par la sensibilisation de la communauté, le décloisonnement des spé-cialités, les pratiques pluri- et interdisciplinaires, les pratiques de réseaux, la formation de base et continue, les espaces de réflexion et de supervision, ainsi que les programmes de recherche.
L'objectif de cet article est de montrer que l'accessibilité aux soins des personnes confrontées à la violenceadépend largement de facteurs propres à la relation de soins et au contexte dans lequel elle s'inscrit, ainsi que de facteurs propres au soignant et au soigné. Partant du présupposé que ni l'un ni l'autre n'entrent en relation de manière neutre et objective, il est utile d'explorer les préjugés, les représentations sociales, les croyances, les attitudes, les valeurs et les mécanismes de défense qui composent leurs épistémologies ou leurs cartes du monde respectives. Ces rencontres vont imprégner et influencer l'accès et la qualité des soins ainsi que la perception de ceux-ci par le patient.
Afin d'éviter la menace permanente du chaos, l'homme construit sa propre carte du monde et son univers cognitif. Il ordonne et donne un sens et une valeur à l'ensemble de ses perceptions auxquelles il peut alors attribuer une valeur absolue, «réelle» à laquelle il croit.1 C'est à partir de ses apprentissages par essai et erreur, perceptions et expériences de vie qu'il construit des catégories explicatives du réel. Ces préconstruits ainsi forgés lui permettent d'élaborer des représentations et des expériences «sur comment est fait le monde, comment il convient de s'y comporter, comment faire pour apprendre de nouvelles choses, comment ce qui a déjà été appris peut être transposé dans d'autres contextes. (...) Parfois, cette transposition est adéquate, parfois elle ne l'est pas».2
Selon Watzlawick,3 on peut distinguer une «réalité de premier ordre», celle des faits et une «réalité de second ordre», qui relève du contexte dans lequel les faits prennent un sens et une valeur. Ces deux niveaux de réalité sont généralement entremêlés dans les interactions de la vie quotidienne, car un fait qui n'est pas lié à une signification a peu de valeur informative. Le système de croyance d'une personne intègre sous une forme cohérente et fonctionnelle, sa propre carte à «l'ordre du monde que des générations humaines ont établi avant lui et qui s'avère compatible avec sa propre grille personnelle de décodage. (...) Cet ensemble devient un système de croyance auquel on adhère et dont on se sert pour agir».1
Par ailleurs, on observe une interaction et une influence constante entre la manière dont l'individu se représente le réel et la manière dont le corps social se le représente. Les préconstruits d'ordre individuel sont donc toujours emprunts de préconstruits d'ordre social. Ainsi, la conception que le patient a de la santé, de la maladie et des soins dont il peut bénéficier, notamment en cas de violences subies et/ou agies, correspond aussi aux représentations sociales relatives à ces domaines. De même, la représentation qu'un soignant a de sa mission reflète également la politique de soins du contexte institutionnel et socio-politique dans lequel il travaille. C'est avec sa carte du monde basée sur ses expériences personnelles et professionnelles que le soignant aborde ses patients. Les problématiques auxquelles il est confronté peuvent ébranler sa carte du monde ; en particulier, les enjeux des problématiques de violence peuvent confronter le soignant à des remises en question existentielles, à une réflexion sur sa philosophie de vie, voire à des expériences traumatiques non assimilées.4
Qu'elles soient d'ordre psychologique, physique et/ou sexuel, les violences constituent les formes les plus extrêmes de la relation humaine. L'intervention auprès d'un patient, victime et/ou auteur de violence, expose le soignant à ses émotions, ses valeurs, ses préjugés, son histoire, ses représentations du monde et son éthique. Pour y faire face, le soignant peut développer des attitudes défensives. De plus, la connaissance et/ou la méconnaissance de la problématique et les résonances personnelles qui y sont associées vont influencer ses attitudes personnelles et professionnelles.
Confronté à la haine, au non-respect de l'autre et de sa différence, voire au désir de mort d'un être humain sur autrui, le soignant est naturellement contraint à développer des attitudes défensives qui peuvent inhiber son action individuelle, relationnelle et sociale. Bien étudiées dans le contexte de la maltraitance infantile,5 des attitudes défensives telles que le doute, la toute-puissance, l'impuissance, le clivage, la banalisation, la dramatisation s'observent fréquemment dans l'exposition des soignants à d'autres contextes de violence, comme la violence conjugale et familiale, la violence institutionnelle, les agressions de rue, les violences de guerre et la violence organisée.
Elle ne veut pas en parler, vous croyez vraiment qu'elle dit la vérité ?b
Ce n'est pas un vrai viol, car il s'agit de son ex-mari.
Visant à réduire l'angoisse, le doute du soignant peut porter sur la réalité de la situation de violence alléguée, sa gravité et/ou ses conséquences sur la santé globale des patients, ainsi que sur sa compétence à intervenir.
C'est pas de la violence, c'est une bagarre.
Dans ces pays-là, c'est normal de battre sa femme, ou de se taper dessus.
Il tape sa femme parce qu'il a été maltraité dans l'enfance.
Visant à se défendre contre l'émergence du doute et à lutter contre l'angoisse, la banalisation ou la dramatisation sont une tentative du soignant pour atténuer le problème et la souffrance qu'il provoque. Apparemment opposés, ces mécanismes de défense s'expriment sous forme de généralisations, de poncifs, de clichés. Ils peuvent faire écho à un besoin du patient de minimiser les conséquences de la violence et de se protéger des remises en question qu'elle peut engendrer. Ils risquent aussi de réduire au silence le patient qui, lui-même, cherche à se défendre de son vécu traumatique et peut par là-même ne pas se sentir autorisé à prendre en compte sa souffrance.
Cela ne sert à rien... car c'est la énième fois qu'elle vient pour des coups,... car elle veut rester avec son mari.
Je ne comprends pas, vous avez déjà vu cette patiente et la violence continue.
Qu'elles soient le fait d'inconnus ou de personnes proches, les situations de violence provoquent une brèche dans le sentiment d'invulnérabilité de la majorité des personnes qui en sont victimes et les confrontent à des sentiments d'impuissance, allant de l'incapacité à réagir à une sidération psychique. Exposés aux récits de tels faits, les soignants peuvent éprouver des sentiments similaires qui rendent difficile la gestion de la bonne distance émotionnelle avec leurs patients et/ou leurs collègues. Les soignants risquent alors d'alterner entre des attitudes d'impuissance et de toute-puissance. Cette dernière peut se traduire par le fait de se penser seul compétent, de dénigrer les possibilités d'aide d'autres professionnels, de refuser le travail pluridisciplinaire, ou encore d'attribuer une toute-puissance à d'autres instances/professionnels (police, justice, équipes spécialisées), dont l'intervention sera inévitablement source de déception.
Je ne vous ai pas appelé, il n'a pas l'air choqué.
Aujourd'hui elle va mieux, ne venez pas lui rappeler de mauvais souvenirs.
Le clivage, la dépersonnalisation et la déréalisation sont des mécanismes de défense inconscients qui permettent aux personnes d'échapper à l'extrême violence qui leur est faite.6 Parfois confronté à une apparence de «normalité» d'un patient ayant subi des violences, le soignant peut aller jusqu'à dénier les probables conséquences du traumatisme consécutives à la violence, voire la violence elle-même. Ces réactions peuvent également être attribuées à une méconnaissance des symptômes consécutifs à l'exposition d'une personne à un événement violent (entre autres : état de stress aigu, état de stress post-traumatique).
La méconnaissance comme la connaissance d'une problématique peuvent conduire le soignant à une appréciation biaisée des besoins du patient et à une intervention inadéquate, voire une absence d'intervention. De plus, une formation spécifique dans un domaine (par exemple, médecine d'urgence, chirurgie, psychiatrie, etc.) n'implique pas automatiquement des compétences suffisantes dans la prise en charge des personnes confrontées à la violence. Située à l'intersection de plusieurs disciplines, la problématique de la violence exige des connaissances dans plusieurs domaines et requiert la coopération et la collaboration de professionnels de tous les secteurs concernés (victimologique, médical, médico-légal, psychologique, social, juridique).
Je ne vous ai pas appelé, car elle provoque, elle cherche la violence.
On ne peut pas faire grand chose car il/elle est borderline, toxicomane, alcoolique...
La patiente a «avoué» que son mari la battait, la violait.
Une recherche7 récente portant sur les connaissances et les attitudes des médecins de premier recours, montre qu'ils ont été peu exposés à la problématique de violence conjugale, qu'ils en sous-estiment la prévalence (50% selon les chiffres de la littérature médicale) et qu'ils tendent à considérer qu'une intervention auprès des femmes battues ne présentant pas de lésions physiques, n'est pas de leur ressort. Une autre recherche8 portant sur 206 soignants de première ligne (médecins, infirmières, etc.) indique que plus de 50% d'entre eux considèrent que dans leur pratique la prévalence de la violence domestique est de 1% au maximum. 25% croient que c'est du fait de sa personnalité que la personne abusée provoquerait la violence, 28% pensent ne pas pouvoir aider une personne abusée, 20% sont inquiets pour leur propre sécurité.
Si je comprends bien, votre travail c'est de supporter la misère morale des femmes.
Je ne comprends pas, vous la laissez rentrer à domicile.
Ah, vous n'êtes pas médecin psychiatre...
La méconnaissance par le soignant des enjeux médico-psycho-socio-juridiques, auxquels une personne confrontée à la violence doit faire face, peut parfois le conduire à éprouver un sentiment d'impuissance et d'incompréhension face à certaines demandes et décisions du patient, voire de ses collègues. S'il est du ressort du soignant d'informer le patient des alternatives à sa disposition, il est de son devoir éthique de créer un contexte permettant au patient de faire ses propres choix en fonction de ses ressources et de ses vulnérabilités.9
Pour se mettre dans une histoire pareille, elle doit avoir...
Je n'ai pas pensé qu'elle avait d'autres problèmes, elle changeait tous les jours de chemise de nuit et avait l'air si contente avec son bébé.
Vous rendez-vous compte de ce que vous faites ? Si elle quitte le domicile, elle aura encore plus de problèmes.
La méconnaissance peut induire des appréciations erronées, souvent associées à des jugements de valeur. Qu'elle soit inscrite dans une relation ou le fait d'un inconnu, qu'elle soit d'ordre physique, sexuel et/ou psychologique, la violence touche toutes les catégories socio-économiques de la population. De même, elle n'est pas réservée à un seul type de fonctionnement psychologique.
En fonction des taux de prévalence des différents types de violence, il est admis qu'un certain nombre de soignants sont ou ont été confrontés dans leur vie privée à la violence, en qualité de victimes, auteurs, et/ou témoins. De plus, plusieurs études10,11,12 montrent que les soignants sont souvent exposés à des agressions physiques, psychologiques et/ou sexuelles sur leurs lieux de travail. Cette exposition a un impact significatif sur leur bien-être personnel (perturbations d'ordre psychologique, dépression, flashback, insomnies, absentéisme, etc.), sur leur performance professionnelle (augmentation des prescriptions médicales, peur constante de nouvelles violences et des patients, etc.) et sur leur satisfaction professionnelle (demandes de mutations, démissions, etc.).
Dans la relation de soins avec une personne confrontée à la violence, les résonances13 du soignant vont interagir avec ses compétences professionnelles. En fonction du degré d'intégration psychique et affective de ses expériences plus ou moins traumatiques, les résonances du soignant vont à la fois opérer comme des ressources et comme des vulnérabilités dans son intervention.
De plus, le travail avec des patients traumatisés a des effets psychologiques sur les soignants, effets qui peuvent se manifester soit au moment du contact avec le patient, soit peu après celui-ci ou encore à long terme. Ces symptômes spécifiques se retrouvent dans la littérature sous les termes de burn-out, de traumatisation vicariante4 ou secondaire, ou encore de fatigue de compassion.14
Les interactions dans les relations de soins impliquent inévitablement une rencontre entre préconstruits individuels et sociaux et attributions de sens de chacun des protagonistes. Cette relation va être déterminante à la fois dans la demande ou non d'aide, la qualité des soins prodigués et dans la perception de celle-ci par le patient.
Les protagonistes de la relation soignant-soigné n'ont pas les mêmes rôles et responsabilités. Il revient au soignant d'être le garant d'un accès à des soins respectueux de la carte du monde du patient.
Les différents éléments qui constituent les préconstruits tant du patient que du soignant peuvent être à la fois des ressources et des vulnérabilités dans la création du contexte relationnel de soins. Afin de potentialiser les ressources des soignants et l'accessibilité aux soins des personnes confrontées à la violence, il paraît indispensable de favoriser l'information et la sensibilisation à cette problématique dans la communauté, le décloisonnement des spécialités, les pratiques pluri- et interdisciplinaires,15 les pratiques de réseaux, la formation de base et continue, les espaces de réflexion et de supervision et les programmes de recherche. Une telle définition des modes de fonctionnement des lieux de soins pourrait avoir un impact sur la satisfaction et les performances professionnelles des soignants et par conséquent sur l'accessibilité aux soins.