Les profils et cultures des migrants sont de plus en plus diversifiés. En dépit d'une politique d'assurance universelle pour les travailleurs immigrés et les requérants d'asile, des barrières à l'accès aux soins persistent pour ces groupes. Ceci résulte principalement d'une organisation insuffisante des services de santé pour répondre aux besoins spécifiques de ces populations.
Depuis des décennies, la Suisse est un pays d'immigration. Pendant de nombreuses années, les immigrantsa ont été principalement des travailleurs manuels originaires d'un petit nombre de régions européennes sous-développées. Bien que la législation continue de limiter sévèrement les possibilités de travailler des ressortissants de pays non européens, les caractéristiques des migrants d'aujourd'hui sont beaucoup plus diversifiées.
Les manifestations de cette «globalisation» sont la diversification des origines des travailleurs immigrés, l'augmentation des personnes admises dans le cadre de l'asile et l'augmentation des clandestins. Ces trois catégories, distinctes sur le plan statutaire, s'interpénètrent dans la réalité.
La tendance sur dix ans dans la composition des travailleurs immigrés (tableau 1) aboutit à une diminution des ressortissants du sud de l'Europe, alors qu'augmentent les personnes originaires d'ex-Yougoslavie, d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Cela reflète les différences planétaires dans la distribution de la richesse ainsi que de la natalité. Désormais, l'Espagne et l'Italie, avec un taux de natalité comparable à la Suisse, sont elles-mêmes devenues pays d'immigration.1
Les immigrés européens, en très grande majorité au bénéfice d'un permis d'établissement, soit en Suisse depuis plus de dix ans, peuvent aujourd'hui à peine être considérés «d'une autre culture».
Parmi les immigrés récents (permis annuel et saisonnier), deux tiers proviennent de pays autres que de l'UE, de l'AELE ou de l'Amérique du Nord. Une forte proportion est originaire des pays de l'Europe de l'Est (ancien bloc communiste), mais le nombre de ressortissants d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine est en augmentation.
Les chiffres ci-dessous n'incluent pas les permis de très courte durée, tels «les permis d'artistes». Sous ce statut voyagent les danseuses de cabaret et les employées de salon de massage, dont les effectifs sont réduits mais les risques pour la santé notables.
Il y a vingt ans, les requérants provenaient en grande majorité des pays de l'Est. Leur nombre était limité, et l'asile leur était généralement accordé. A partir des années 1980, le nombre de demandeurs d'asile en Europe a augmenté massivement (tableau 2). Cette évolution résulte des conflits et violations des droits de l'homme dans de nombreux pays, des inégalités économiques entre peuples et de la démocratisation des transports.
Les années 1990 voient l'introduction, dans plusieurs pays, de mesures pour décourager l'entrée des requérants d'asile. En même temps, la rupture du bloc soviétique et de la Yougoslavie entraîne à nouveau une augmentation des réfugiés en provenance de l'Est.
Aujourd'hui, les requérants d'asile en Suisse sont d'origines nationales, culturelles, de niveaux socio-économiques et de religions très divers. La proportion de requérants effectivement renvoyés est relativement faible (tableau 3) et nombre de requérants déboutés passent dans la clandestinité.
Si le nombre de clandestins semble en augmentation, il n'y a aucune statistique sur cette population.
Dans l'expérience des services de santé, cette population est largement composée de jeunes femmes en provenance d'Amérique latine, d'Asie et des pays de l'Est. Cette «féminisation» de la clandestinité est un phénomène nouveau qui s'intègre aux multiples contradictions dans la condition des femmes, au nord comme au sud. La majorité aide les familles dont les mères travaillent hors du domicile. Un petit nombre se trouve dans les circuits de la prostitution et du marché de l'érotisme.
La culture est un système de valeurs, de croyances et de comportements partagés par un groupe social.
Cependant, chaque individu appartient simultanément à plusieurs groupes sociaux, dont chacun véhicule une culture : origine, ethnie, genre, famille, caste, religion, groupe socio-économique, profession, niveau d'éducation, parti politique... En fonction de sa propre histoire, chaque personne réinterprète, adopte ou rejette les valeurs de ses groupes d'appartenance. L'éducation formelle et un niveau socio-économique élevé donnent accès à une culture planétaire.
Dans cette diversité, la migration est le seul point commun. Elle signifie souvent :
I un vécu pénible dans le lieu d'origine, motivant un départ ;
I un processus de deuil pour les objets investis dans le lieu d'origine ;
I le besoin d'être accepté et respecté dans son identité culturelle ;
I un effort d'adaptation graduel au mode de vie et à la culture du pays d'accueil ;
I la nécessité de reconstruire sa vie ;
I un statut en Suisse limitant différents droits, en particulier en relation au travail et au regroupement familial ;
I une situation socio-économique souvent défavorable ;
I une grande incertitude face au futur.
L'équité dans l'accès aux soins est considérée comme un objectif fondamental de tous les systèmes de santé.
En réalité, ce concept répond à différentes définitions.2,3 Dans le présent article, nous nous focalisons essentiellement sur les notions de traitement égal pour des besoins égaux (égalité horizontale) et traitement différencié en fonction de besoins différents (égalité verticale).
Une égalité d'accès aux soins n'implique pas une équité face à la santé. La littérature fait état d'indicateurs de santé soit favorables,4 soit défavorables5 pour les migrants, expliqués seulement partiellement par le statut socio-économique. Le statut de requérant d'asile, plusieurs années de migration, voire être de «deuxième génération»6 semblent davantage associés à une mauvaise santé. Un accès équitable aux soins implique une utilisation accrue des services pour ces groupes.
En Suisse, les travailleurs immigrés et les requérants d'asile sont obligatoirement affiliés à une assurance maladie. Pour les requérants d'asile, l'assistance inclut la franchise et la participation.
Les clandestins sont rarement assurés ; ils ont néanmoins accès aux hôpitaux publics pour les soins urgents et indispensables. Quelques services spécifiquement destinés à cette population existent en Suisse.7 Le droit aux soins des populations clandestines s'affirme graduellement en Europe.8
Dans la situation actuelle, les barrières économiques dans l'accès aux soins sont donc semblables pour les immigrants avec un statut légal et pour les nationaux. Par ailleurs, les données d'assurances font état d'un coût moyen de soins par requérant d'asile supérieur à celui des autres habitants, ce qui correspond à une réelle égalité horizontale dans l'accès aux soins pour ce groupe aux indicateurs de santé défavorables. Cependant, la politique suisse en matière de santé des requérants d'asile, parmi les plus généreuses d'Europe,9 est actuellement remise en question.
Quelques études internationales font état d'une utilisation insuffisante des services de santé par des minorités.10
De rares données suisses indiquent des modalités particulières dans l'utilisation des services. Les données d'assurances à Genève montrent que les requérants d'asile nouvellement arrivés consultent presque exclusivement les institutions publiques, alors que le recours aux praticiens privés devient progressivement la norme pour ceux qui ont séjourné plus d'un an en Suisse.
Une plus grande tendance à consulter les services d'urgence, en particulier hospitaliers, déjà décrite pour les classes défavorisées,11 s'applique également aux migrants. A Genève, 36% des patientsb qui consultent la Policlinique de médecine et les consultations urgentes ambulatoires parlent peu ou pas le français.12
Organiser un rendez-vous par téléphone ou chercher une adresse peut représenter une barrière presque insurmontable pour des immigrants récents, en particulier âgés ou faiblement scolarisés. Par contre, se déplacer vers un bâtiment bien identifié et attendre d'être vu par un soignant reflète la pratique dans la majorité des pays du monde. Ce mode d'accès aux soins comporte le risque que le patient ne soit pas intégré dans un suivi médical structuré et que la réponse à ses problèmes de santé reste partielle et focalisée étroitement sur des plaintes ponctuelles. Par ailleurs, les consultations en urgence sont plus chères et peuvent motiver des tests de laboratoire répétés.
Parmi les nombreuses autres observations d'une utilisation sub-optimale des soins, influencée par les expériences du patient dans son propre pays, mentionnons :
I un recours excessif aux spécialistes. Dans de nombreux pays, en particulier de l'Est, les médecins généralistes fonctionnent davantage comme porte d'accès pour les soins spécialisés que comme «médecins traitants». Le rôle de ces derniers peut être mal compris ;
I une sous-utilisation des services de santé mentale.13 Dans la majorité des pays à faibles ressources, les services de santé mentale sont encore embryonnaires et réservés aux malades graves. Les ressortissants de ces pays pourront être réticents à accepter la nature psychologique de leurs symptômes.
La communication avec le médecin est un élément fondamental de l'efficacité de la prise en charge, de la satisfaction du patient, ainsi que de son adhésion au traitement.
La langue est un obstacle majeur à la communication et plusieurs auteurs14,15 ont démontré le rôle d'un interprétariat compétent dans la prise en charge médicale des patients d'une autre culture. Or, en Suisse, seuls quelques services de santé ont la possibilité de faire appel à des interprètes formés.16 Cette situation représente un sérieux obstacle à l'accès aux soins pour l'immigrant récent, en particulier pour les femmes, les aînés et les travailleurs les moins qualifiés. Par comparaison, en Suède, la loi rend obligatoire l'accès à un interprète pour toute visite médicale.17
Les problèmes de communication vont bien au-delà de la langue. Quelques enquêtes font état de l'insatisfaction des patients et des difficultés des soignants18 dans les situations de communication interculturelle. Ces difficultés peuvent constituer une barrière à l'utilisation de services par les migrants, par exemple pour des consultations de gynécologie.19
Parmi les nombreuses stratégies tentées dans différents pays pour surmonter ce problème, mentionnons :
I l'intégration de modules sur la communication interculturelle dans la formation pré-graduée et post-graduée,20,21 des médecins et autres professionnels de la santé ;
I l'intégration de médiateurs culturels dans les équipes médicales ;
I l'intégration préférentielle de soignants migrants dans les structures de santé et une valorisation de leur rôle de médiateurs.
Les professionnels de la santé ne sont pas à l'abri de «contre-attitudes» envers des personnes de culture différente. Un traitement différent d'affections semblables chez des migrants et des nationaux est documenté par de rares études sur ce sujet.22
Une culture médicale, axée sur le savoir biomédical et des approches rigoureuses et technifiées, ne favorise pas la tolérance envers les migrants. Une prise en charge compétente de ces populations fait largement appel à des compétences peu valorisées, tels l'engagement, la capacité de mettre en question ses propres valeurs et une curiosité pour d'autres cultures.
Soigner une personne avec laquelle il est difficile de communiquer demande un investissement personnel et en temps supplémentaire de la part d'un soignant, souvent déjà surchargé. Un accueil sub-optimal23 pourrait expliquer les résultats d'une enquête auprès de patients migrants qui attendent des soignants «de la gentillesse et de la compréhension».24
L'intolérance est «institutionnalisée» lors du refus de modifier des habitudes de travail pour tenir compte des demandes de l'immigré. Parmi les exemples courants : refus d'attribuer des soignants femmes à une jeune fille musulmane, refus de conduire l'entretien médical en présence de plusieurs membres de la famille, renvoi d'un patient peu ponctuel. Ces positions supposent implicitement la notion «d'assimilation» par laquelle l'immigrant est tenu de se conformer aux normes du pays d'accueil. Or, cette notion est désuète puisqu'il a été démontré que le migrant s'intégrera d'autant plus facilement qu'il se sentira lui-même respecté et accepté dans son altérité. Pour l'immigrant, les soignants sont aussi des représentants du pays d'accueil. La relation qu'ils lui offrent peut être un facteur clé pour l'aider à amorcer le processus d'intégration.
L'accès aux soins pour les migrants dans notre pays est caractérisé par une excellente égalité horizontale. Cependant, les services de santé sont insuffisamment organisés pour répondre aux besoins spécifiques des migrants, ce qui est laissé largement aux initiatives des soignants.
Une politique globale d'accueil et d'intégration de la population migrante pourrait amener les systèmes de santé à une attitude active pour répondre aux défis posés par la «globalisation». Parmi toute une série de mesures concrètes qui pourraient être proposées, mentionnons :
I la création de réseaux de médecins de premier recours, motivés par cette problématique et spécifiquement formés ;
I une extension des possibilités actuelles d'interprétariat et de médiation culturelle ;
I une orientation aux migrants nouvellement arrivés sur le système de santé, par divers moyens, par exemple, des consultations infirmières spécialisées dans les quartiers ;
I la participation d'associations culturelles à l'évaluation et à la définition d'objectifs pour les services de santé ;
I l'établissement d'indicateurs permettant d'évaluer et de suivre l'adéquation des soins aux besoins des migrants.
Investir dans la santé des populations migrantes n'est pas seulement une question éthique, mais aussi d'intérêt national. En effet, les Suisses de demain seront, dans une proportion importante, les enfants des migrants d'aujourd'hui.