Vogue des filières de soins et du managed care, mise en avant de la rentabilité, glorification de la vision coûts-efficacité, apologie des guidelines : en quelques années, la médecine s'est convertie au culte de la performance et de la raison. Un nouveau credo s'est installé dans les têtes. L'impératif est de rationaliser. Jusque là, remarquez, tout va bien.Mais la science clinique leur échappant, les rationaliseurs, pour asseoir leur pouvoir sur le système de santé, se sont mis à véhiculer le mythe d'une médecine qui, dans leurs mains, pourrait être sans problème. A chaque difficulté, affirment-ils, existe sa solution technique, raisonnable, administrable. C'est là qu'apparaissent les distorsions. Pourquoi, par exemple, ces gestionnaires ne veulent-ils pas accepter la nécessité de faire face à un rationnement des soins (ou des lits) ? Parce que cela demande de dégager des priorités, donc des valeurs. Donc de l'irrationnel. Alors que leur savoir-faire à eux, c'est la rationalisation gestionnaire....Exemple d'irrationnel au nom de la rationalisation : l'Etat de Genève et sa dernière histoire de fous. Résumons. Tous les chiffres montrent qu'à Genève le nombre de lits en psychiatrie est devenu insuffisant. Les pathologies graves, impossible à gérer de façon ambulatoire, ne cessent d'augmenter. Difficile d'accuser les psychiatres : ils n'ont rien changé à leurs critères d'hospitalisation. Cette augmentation est clairement liée à de nouveaux problèmes de société. Ce printemps, d'ailleurs, une commission d'experts reconnaissait le côté inévitable de la croissance des admissions en milieu psychiatrique (qui s'observe dans toutes les grandes villes). La réalité demande de «faire le deuil d'une psychiatrie qui pourrait se passer d'hôpital», explique le Pr François Ferrero dans la Tribune de Genève du 28 septembre. Et il ajoute : «redévelopper l'hôpital, ce n'est pas faire du mauvais travail». Quoi ? Comment peut-on dire une chose pareille ? Ce qui est ici remis en question, c'est rien de moins que le dogme de la diminution des lits, lequel constitue le noyau dur de la foi des planificateurs de l'Etat.D'où la suite de l'histoire. Face à l'irrationnel du dogme de la rationalisation, la raison n'a pas fait le poids. N'écoutant ni les professeurs de faculté ni la commission d'experts, B. Gruson, directeur des établissements hospitaliers du canton de Genève, décidait, la semaine dernière, de ne pas augmenter le nombre de lits en psychiatrie. Pour quelle raison ? Parce que le politique a décidé de faire des économies en rationant les lits (nous y voilà !) ? Non. Parce que «le malade mental est provocateur», si bien que «la tentation est grande de l'hospitaliser trop facilement», a affirmé M. Gruson. Comprenez : trop naïfs, les psychiatres se font berner. Heureusement que l'administration est là pour rappeler ce qu'est la maladie mentale et montrer, du haut de son objectivité de bureau capitonné, comment les médecins sont victimes de leur irrationnel affectif....L'air de rien, avançant un pion après l'autre, c'est une belle entreprise de rationalisation médicale que développe l'État de Genève. Mardi 26 septembre, Guy-Olivier Segond, conseiller d'Etat chargé de la santé, donnait le coup d'envoi d'un réseau de données médicales. Pas une petite chose, un de ces projets comme on en connaît tant et qui finit par capoter faute de moyens. Non, une vision ambitieuse, dans laquelle l'Etat de Genève envisage d'investir la coquette somme de 75 à 80 millions de francs (soit dit en passant : cela fait plaisir de voir qu'un canton a les moyens de dépenser une somme pareille pour gérer les données sanitaires dans son coin, sans avoir à se préoccuper des cantons voisins ou du niveau fédéral).Que penser de cette initiative ? Mettre en réseau intranet tous les médecins, pour que chaque patient puisse accéder à l'ensemble des données le concernant, n'est ni une mauvaise ni une nouvelle idée. Les inquiétudes apparaissent lorsque l'on gratte un peu les bonnes intentions de l'Etat : médecins et patients seront-ils libres de participer à ce réseau ? Oui, au début, nous assure-t-on. Mais à terme, non : la participation sera obligatoire.On comprend bien qu'un échange efficace des données améliore l'efficacité médicale. Mais dans ce projet, le coût éthique de l'amélioration est exorbitant. On croyait ne plus devoir se battre avec cette vieille dérive. Quelle erreur ! Avec l'obligation de transparence qui est annoncée, c'est bien l'Etat policier des consciences qui ressurgit, c'est le retour de la raison administrative surveillant ultime du bon fonctionnement de la médecine et de la rectitude des comportements....Difficile de nier que le système médical actuel soit assombri d'abus, encombré de redondances, parasité par du gaspillage. Ni que, pour organiser les soins, il faille se servir de la raison. Ni encore qu'un des fondements de la médecine soit la science, laquelle est affaire avant tout de raison. Mais cela étant reconnu, il n'en découle aucune nécessité d'accepter la confusion entre raison et conception administrative de la médecine. La raison est quelque chose de plus vaste....Il faut lire l'excellent livre-débat publié sous la responsabilité de Thomas Ferenczi, et intitulé : «L'irrationnel, menace ou nécessité ?» (Seuil, 1999). On y comprend que c'est pour des raisons irrationnelles que nous rationalisons. On y découvre que le travail de la raison consiste à s'appliquer sans cesse à ce qui n'est pas elle, à s'en prendre à l'irrationnel pour le rationaliser. Que la raison close n'en est pas une. Que c'est dans sa prise inlassable avec l'inconnu, avec ce qui «fait irruption dans les choses», que la raison est le plus elle-même. Remarquez, nous, médecins, savions cela depuis longtemps. B. KieferP.S. Deux mots sur ce qui vous intrigue peut-être depuis un moment : Médecine et Hygiène a de nouveaux habits. Nous les avons taillés selon un look plus clair, avec des caractères plus lisibles (et ce qui nous importe le plus du caractère, tout simplement), nous avons glissé ici et là des clins d'il graphistes un peu fun et nous espérons que l'ensemble vous plaît. Que ce soit le cas ou non, n'hésitez pas à nous faire part de vos réactions en nous écrivant ou en nous envoyant un e-mail (redac@medecinehygiene.ch).Ce nouvel habillage est une création de Jennifer Freuler. Qu'elle soit ici remerciée. Ainsi que toute l'équipe de rédaction qui, dans la fébrilité du changement, a assuré la réalisation technique de ce premier numéro.