Comme tout problème de santé publique, l'évolution des résistances bactériennes doit être abordée dans une logique de risque et analysée en terme de probabilité au sein des populations. Les facteurs de risque doivent être identifiés, mesurés et faire l'objet d'une surveillance continue et adaptée à la population concernée. Dès lors que les facteurs de risque ont été reconnus comme facteurs étiologiques, ils doivent pouvoir faire l'objet d'une intervention afin de mieux contrôler l'ampleur du problème. Il est enfin nécessaire de prédire le risque et d'évaluer les stratégies de prévention mises en oeuvre.
Comme tout problème de santé publique, l'évolution des résistances bactériennes aux antibiotiques nécessite de comprendre et de mesurer en population ce qui la détermine. C'est pour cela que cette question doit être abordée sous un angle épidémiologique. Les facteurs de risque associés à cette évolution doivent être identifiés, l'intensité de cette relation doit être quantifiée et la part attribuable à chacun des facteurs doit être estimée.
Dès lors que l'on s'intéresse à la question de l'évolution des résistances bactériennes pour comprendre la progression de la résistance des bactéries aux antibiotiques dans les populations, il faut considérer que l'exposition des individus est double : exposition aux antibiotiques et exposition aux bactéries résistantes via la transmission interindividuelle. Pour un modèle bactérie-antibiotique-mécanisme de résistance, ces deux facteurs sont a priori indépendants mais interagissent l'un avec l'autre et, c'est de cette interaction que naît dans les populations le risque évolutif de la résistance. Il ne peut y avoir d'augmentation de la fréquence de portage d'une bactérie résistante sans que les deux éléments soient associés, sauf à faire l'hypothèse que d'acquérir une résistance à un antibiotique confère à cette bactérie une aptitude particulière à se transmettre. En effet, la diffusion des résistances bactériennes dans une population passe nécessairement par une colonisation des individus chez lesquels l'exposition à l'antibiotique confère un avantage écologique aux bactéries résistantes par rapport aux bactéries sensibles.
L'exposition d'une population à un antibiotique constitue donc la condition indispensable à la diffusion d'une bactérie résistante à cet antibiotique.
Les premiers arguments qui plaident en faveur d'une telle relation sont généralement fournis par les études de corrélations écologiques1,2 et les séries chronologiques.3L'association entre la résistance du pneumocoque aux b-lactamines et l'usage des antibiotiques illustre parfaitement cette première étape. Même si des corrélations ont été observées entre l'exposition des populations aux antibiotiques et le taux de résistance de certaines bactéries, ces études ne permettent ni de quantifier le risque ni de faire la part entre ce qui est attribuable à l'usage des antibiotiques, d'une part, et à la diffusion de ces souches dans les populations, d'autre part. Enfin, elles n'apportent pas d'arguments suffisamment forts pour affirmer la nature causale de la relation entre l'exposition aux antibiotiques et l'évolution des résistances bactériennes. En effet, et d'une façon plus générale, la causalité ne peut être documentée que si les résultats fournis répondent aux exigences suivantes : exposition précédant l'événement observé, cohérence avec les données scientifiques de nature biologique ou physiopathologique (plausibilité biologique), reproductibilité et cohérence avec les autres études épidémiologiques menées sur la même question, spécificité et force de l'association (importance du risque relatif, relation dose-effet, protocole de l'étude). Ceci ne peut être que le résultat de recherches de pharmaco-épidémiologie considérant l'individu comme unité d'observation et non uniquement les zones géographiques (corrélations écologiques) ou le temps (séries temporelles).
La colonisation est l'élément central de la dissémination des résistances bactériennes dans la population. Concernant certaines bactéries «communautaires», il est maintenant acquis que l'exposition des populations aux antibiotiques favorise l'évolution des résistances bactériennes acquises.
Pour le pneumocoque de sensibilité diminuée à la pénicilline (PSDP), cette relation est aujourd'hui parfaitement documentée et quantifiée.4 Tout d'abord, il a été montré que c'est bien l'usage d'antibiotique lors de la colonisation qui contribuait de façon majeure à l'évolution de la résistance alors que la prise d'antibiotique à bon escient n'accroît pas significativement le risque. Par ailleurs, ces risques ont été mesurés puisqu'on peut estimer que le risque de portage d'un pneumocoque de sensibilité diminuée est entre trois à six fois plus élevé dans les semaines qui suivent la prise d'un antibiotique, comparativement au portage d'un pneumocoque de sensibilité normale.4 Enfin, les résultats d'études pharmacodynamiques et de travaux épidémiologiques suggèrent que les dosages et les durées d'administration des antibiotiques jouent un rôle sur le portage du PSDP.5 L'ensemble de ces arguments avec les arguments issus des études in vitro concourent à démontrer la relation de causalité entre usage des antibiotiques et portage de PSDP.
De nombreux arguments de ce type ont aussi été rapportés pour les bactéries uropathogènes.
Il en est de même à l'hôpital, où le niveau d'exposition des malades à un antibiotique ou à une classe d'antibiotiques est fréquemment associé à une augmentation de la résistance des bactéries à cette classe d'antibiotiques. Par ailleurs, la réduction de cette exposition au sein des populations hospitalisées est généralement suivie d'une diminution des taux des résistances. Cette question a notamment été étudiée pour les entérobactéries.6
L'influence de l'utilisation des antibiotiques sur Staphylococcus aureus (SA) résistant à la méticilline (SARM) reste une question controversée. Les stratégies hospitalières de maîtrise de la résistance du SARM ne prennent d'ailleurs qu'exceptionnellement en compte ce facteur et sont presque exclusivement centrées sur la limitation de la transmission interindividuelle des bactéries, la prévention de la colonisation, voire la décolonisation. Pourtant, le point le plus important sur la relation entre usage des antibiotiques et portage du SARM est qu'il n'existe pas d'études dont le protocole ait été spécifiquement élaboré pour y répondre alors qu'il existe effectivement quelques arguments suggérant que cette relation existe.7S'il a parfaitement été montré qu'à l'hôpital le transfert d'une souche d'un malade à un autre pouvait se faire via le personnel soignant, conduisant parfois à des phénomènes épidémiques, il n'existe pas d'étude dont les résultats pourraientt expliquer l'avantage écologique du SARM par rapport au SASM. Néanmoins, sauf à faire l'hypothèse que la résistance à la méticilline est associée à une modification de l'aptitude du SA à se transmettre, la seule explication possible reste l'exposition aux antibiotiques. Par ailleurs, pour expliquer la relative faible diffusion du SARM dans la communauté, une hypothèse pourrait être que la nature des principaux antibiotiques utilisés en ville (aminopénicillines) ne confère pas un avantage écologique au SARM comparativement au SASM puisque la grande majorité des SASM sont producteurs de b-lactamase. Cette situation peut changer dans les années à venir avec une utilisation croissante des fluoroquinolones en ville puisque la grande majorité de SARM sont aussi résistants à ces molécules.
Pour analyser la question de l'évolution des résistances bactériennes, la distinction entre portage et infection est particulièrement importante. Le portage est l'élément central de la dissémination de la résistance dans les populations, alors que la relation entre exposition aux antibiotiques et infection à bactérie résistante permet d'appréhender les conséquences cliniques du problème. Plusieurs travaux ont documenté cette relation pour le pneumocoque. Il a par ailleurs été montré que l'utilisation de la vancomycine et des céphalosporines de 3e génération pouvait être un facteur de risque d'infections à entérocoques résistant à la vancomycine chez des patients hospitalisés dans un service de chirurgie.8 Cette question a d'ailleurs fait l'objet d'une revue de la littérature il y a quelques années.9Les arguments sont maintenant suffisamment nombreux pour affirmer que les infections à bactéries résistantes constituent un problème de iatrogénie médicamenteuse.
L'augmentation de l'utilisation des antibiotiques concerne la plupart des pays développés.10-12 Une étude a montré qu'aux Etats-Unis plus de 70 % des enfants reçoivent au moins un antibiotique dans les deux cents premiers jours de leur vie.13 Alors que les antibiotiques n'apportent aucun bénéfice thérapeutique dans les infections respiratoires présumées virales (IRPV), plus de 40 % des enfants consultant pour de telles situations cliniques se voient prescrire des antibiotiques. Il en est de même chez les adultes.
Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour expliquer l'importance de l'exposition liée à une prescription d'antibiotique dans le cadre d'une IRPV. Ces hypothèses sont les suivantes : «dérive» de la prescription lors des consultations pour IRPV ; augmentation de l'incidence de ces infections ou augmentation du recours au médecin dans ses situations ; enfin, pression croissante exercée par les patients eux-mêmes sur leur médecin. Il n'y a pas de réponses directes à ces hypothèses. Une analyse rétrospective montre qu'en France, l'administration d'un antibiotique pour une rhinopharyngite n'est pas une pratique récente et qu'elle a peu augmenté entre 1984 et 1995 (environ 50 %),14 ce qui laisse penser qu'il n'y aurait pas eu de «dérive» des prescriptions dans ces situations. Par ailleurs, certains auteurs ont suggéré qu'il y aurait dans les pays occidentaux une augmentation de l'incidence des IRPV, notamment à cause de l'évolution des modes de vie. En effet, le développement des systèmes de gardes infantiles collectives peut avoir facilité la diffusion de ces diverses infections virales chez les enfants et peut-être aussi chez les adultes.
Néanmoins, la diminution de l'usage des antibiotiques dans les infections respiratoires présumées virales représente un enjeu majeur pour maîtriser l'évolution des résistances bactériennes communautaires.
La question reste posée car les mécanismes génétiques impliqués dans l'acquisition des résistances bactériennes et l'adaptation des bactéries à l'environnement plaident plutôt en faveur d'une stabilité de la résistance même en l'absence d'expositions aux antibiotiques.15,16 Ceci ne signifie pas que, dans les populations, la résistance n'est pas maîtrisable mais suggère plutôt que, dès lors qu'un mécanisme de résistance est apparu dans une espèce bactérienne, sa disparition est improbable.
Deux études ont mis en évidence une diminution des résistances bactériennes en pathologie communautaire à la suite de l'application d'une politique de changement des pratiques. En effet, en Finlande, pour lutter contre la forte augmentation de la résistance de S. pyogenes aux macrolides, principalement due à l'utilisation de l'érythromycine,17,18 le «Finnish Study Group for Antimicrobial Resistance» a émis des recommandations visant à diminuer l'usage de l'érythromycine dans les infections respiratoires et cutanées. La prescription de macrolides a chuté de plus de 50% entraînant une baisse d'environ 50% de la résistance de S. pyogenes aux macrolides.19 De la même manière, en Islande, une vaste campagne d'information des patients et des médecins a permis de diminuer le taux de PSDP.20,21 Cependant, ces deux études n'apportent pas la preuve épidémiologique que c'est la modification de l'usage des antibiotiques qui a entraîné la maîtrise et la baisse de la résistance. En effet, il s'agissait dans ces deux cas d'un phénomène clonal ;22,23 il est de ce fait impossible de savoir si ces diminutions de la résistance sont dues à la baisse de l'exposition bactérienne aux antibiotiques ou à des fluctuations épidémiques naturelles. Ces observations montrent bien que la maîtrise de la résistance est possible mais ne permettent pas de mesurer ce qui est attribuable à l'effet de la politique sanitaire d'usage des antibiotiques. En milieu hospitalier, diverses stratégies ont permis la maîtrise de l'évolution des résistances.24-26 A titre d'exemple, un programme visant à diminuer l'usage des céphalosporines a effectivement entraîné une baisse de la résistance de Klebsiella sp aux b-lactamines mais également une augmentation de l'usage des pénems et parallèlement une augmentation de la résistance de Pseudomonas aeruginosa à ces molécules.6Cet exemple, s'il constitue un argument de poids pour convaincre de la réversibilité de la résistance par la modification de l'usage des antibiotiques, souligne l'importance de ne pas cibler une classe d'antibiotique au risque de voir s'opérer des phénomènes de transfert de la prescription sur une autre classe.
Il est donc acquis que la progression des résistances bactériennes dans la population est la conséquence de l'usage des antibiotiques. Ce phénomène constitue un problème de iatrogénie médicamenteuse. Néanmoins, ce qui est observé pour un modèle bactérie-antibiotique-mécanisme de résistance n'est pas strictement extrapolable à un autre. Il est, par ailleurs, prévisible que de nouvelles résistances bactériennes émergeront dans le futur, notamment par l'acquisition de mécanismes de résistance connus par des espèces bactériennes qui en sont actuellement dépourvues. Des programmes de recherche visant à mieux préciser et à prévoir l'impact de l'usage des antibiotiques sur les populations ainsi qu'à évaluer les moyens de contrôle de l'évolution des résistances bactériennes doivent être développés. Ces études nécessitent la mise en commun des compétences des généticiens, microbiologistes, pharmacologues, cliniciens et épidémiologistes.